À la fois livre de souvenirs et pamphlet anti-moderne, le journal de Jean Clair ne s'embarrasse pas de correction politique. 

Le mot « journal » n’est pas ici à entendre au sens propre. Si ce sont des notations au jour le jour, ou du moins qui en donnent l’impression, elles ne sont pas organisées chronologiquement mais rassemblées en 25 chapitres de longueur très variable et aux titres souvent des plus neutres (« Les mots », « Le sol », « La langue », « La valeur », « L’origine », « Les figures », etc.). On y trouvera des fragments autobiographiques, des aphorismes, des réflexions philosophiques ou esthétiques, des méditations sur les rêves, le visage, les animaux, des commentaires sur l’actualité. Mais l’impression de décousu, qui fait le charme du livre, est trompeuse. Il s’agit bien d’un essai, même s’il prend la forme d’un monologue à bâtons rompus.

Les réminiscences personnelles sont peut-être ce que le livre compte de plus savoureux : évocations de la campagne mayennaise des années quarante ; souvenirs d’enfance et d’école, à Pantin, où l’instituteur, Maître Pierre, a donné à l’auteur le goût des mots ; escapade à Venise, où il se fit emprisonner pour s’être échappé de sa colonie de vacances ; première expérience de la psychanalyse, qu’il a été tenté de choisir comme carrière ; femmes aimées ; premiers voyages en avion ; séjours à Harvard et au Québec, avec retour sur le France ; conversations avec Malraux ; souvenirs de la Villa Médicis ; visite de la Biennale de Venise avec François Mitterrand en 1995, peu de temps avant sa mort. On retrouve le Jean Clair qu’on admire, celui qui nous a appris à nous méfier des histoires préfabriquées de l’art du vingtième siècle, dans un mini-essai sur la peinture italienne de l’entre-deux-guerres, si méconnue en France (ce qui ne l’empêche pas de se montrer ailleurs injuste vis-à-vis de Giacomo Balla, qui n’a pas été un peintre fasciste).

Une forte nostalgie habite le livre : nostalgie des enclosures du Bocage et de la France rurale d’avant l’électrification, du Paris d’antan, du parler d’antan, d’habitudes vestimentaires comme le port du chapeau ou de la voilette (voire des cornettes blanches des Sœurs de saint Vincent de Paul et des coiffes des anciennes provinces). Cette nostalgie a pour corollaire un immense sentiment de déclin : déclin des bonnes manières, du langage, des habitudes de lecture, de la tenue vestimentaire, de la liturgie catholique, de la culture, de l’art. L’épigraphe de Burke (dont on espère que les Français s’apercevront un jour qu’il a écrit beaucoup plus — et surtout beaucoup mieux — que ses Réflexions sur la Révolution en France) donne le ton : les Français actuels, achevant en quelque sorte le travail des révolutionnaires de 1789, ont détruit « le tissu originel de la société » dans laquelle ils vivent « au risque de laisser après eux une ruine… »

La part de l’ange, nous apprend l’auteur, c’est le creux que l’enfant réservait sur son oreiller pour son ange gardien ; tout amateur de cognac sait par ailleurs que l’expression désigne en outre ce qui, en raison de l’évaporation lors du séjour en fût, se perd lors de l’élaboration du précieux alcool. Ce double trope exprime le grand motif récurrent du livre : le monde d’aujourd’hui — en tout cas l’Occident — a perdu quelque chose qu’il ne pourra plus jamais retrouver en renonçant au sacré, car « aucune société ne peut vivre longtemps sans un sens de la transcendance ». Que l’art contemporain se réduise à une série de « coups » postmodernes, dont les Damien Hirst et Jeff Koons sont des praticiens chevronnés, est l’ultime conséquence d’un processus qui a commencé lorsque l’artiste a commencé à se substituer à la divinité, ne créant plus que pour lui-même. Le triomphe du capitalisme aidant, le marché de l’art est devenu une sorte de bourse où les prix s’emballent comme les actions et n’ont plus de rapport avec des critères de valeur intrinsèque.

On n’essaiera certainement pas de défendre les deux artistes susmentionnés et il est difficile de donner tort à l’auteur lorsqu’il se livre à ce type de constat à propos d’un domaine qu’il connaît parfaitement. Mais si cette exaltation, implicitement ou explicitement présente dans tout le livre, d’une France christianisée, aux racines fortement rurales, ethniquement peu diverse, idéalisée comme une espèce d’âge d’or, où chacun connaissait sa place et y restait, a toutes les chances de séduire, entre autres, les habitués de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et les adhérents de la Manif pour tous (n’est-ce pas, monseigneur Barbarin ?), elle appellera les plus fortes réserves chez les humanistes laïcs et voltairiens. Ces derniers ne manqueront pas de tiquer en voyant Jean Clair, non content de louer certains aspects de la Russie stalinienne, manifester son approbation à l’entente récemment conclue entre Vladimir Poutine et l’église orthodoxe russe. Les victimes de cette sinistre alliance entre le sabre et le goupillon ne manqueront pas d’apprécier. Le président Erdogan, grand défenseur comme on sait de la liberté d’expression, reçoit lui aussi un satisfecit pour avoir annoncé que Sainte-Sophie allait être rendue au culte.

Jean Clair n’est pas « Charlie ». C’est son droit. Mais les pages qu’il consacre aux événements de janvier 2015, dans le chapitre intitulé « L’ordure », feront, elles aussi, hausser les sourcils de plus d’un de ses lecteurs. On peut considérer Charlie-Hebdo (qu’il ne mentionne nommément) comme le summum du mauvais goût et trouver le rapprochement avancé par l'auteur entre le journal satirique et les caricatures antisémites nazies proprement scandaleux. Le livre était probablement sous presse au moment des attentats du 13 novembre. Il n’est donc pas question, dans La Part de l’ange, des Eagles of Death Metal ni du Bataclan. Mais on notera au passage que l’auteur, dont la Fête de la Musique est l’une des bêtes noires, déclare attendre « non sans curiosité, l’arrivée de ceux dont la religion a banni la musique, cette engeance qui menace la pensée par son tumulte et dont le Prophète a été envoyé pour briser les instruments »   . Ironie ou pas, le propos fait froid dans le dos.

On nous pardonnera d’avoir épinglé ces quelques débordements sur lesquels il serait plus charitable de jeter un voile. Ce journal est un « journal atrabilaire », pour reprendre le titre d’un volume précédent paru en 2006. Il charrie donc, de chapitre en chapitre, les phobies, petites ou grandes, de son auteur : le multiculturalisme, le tourisme de masse, les colonnes de Buren, les jeux télévisés, le piercing, les tatouages, les tongs, le « bonjour » des courriers électroniques, les selfies, les perches à selfie, etc., etc. On a parfois l’impression de lire le journal de Renaud Camus ! On peut, naturellement, ne pas être en désaccord avec l’auteur sur tel ou tel de ces différents points, mais — comment dire ? — de l’époque de Plaute à celle de Finkielkraut il y a toujours eu des cafés du Commerce à la terrasse desquels les vieillards déploraient que les choses n’étaient plus ce qu’elles avaient été au temps où ils étaient jeunes. Sans aller jusqu’à prononcer le mot de banalité, on se permettra d’avancer tout bas qu’il y a des passages sans lesquels ce livre serait un meilleur livre. Par bonheur, la coda, où l’auteur évoque la mort et l’enterrement de Maître Pierre, devenu presque centenaire et dont la disparition semble sonner le glas d’une France qui n’est plus, figure parmi les plus belles pages