Une alerte contre la pensée progressiste débridée, qui reconnaît à l'homme le pouvoir et le droit de refaire le monde à l'image de ses désirs, aux dépens du souci de conserver la nature.

Le livre s’ouvre sur diagnostic fort pessimiste : « Le XXème siècle a été dévasté par la démiurgie des totalitarismes qui répondaient à des tentatives de transfiguration du monde humain. Mais il serait faux de croire que ces illusions nous ont quittés. Ce que nous avons rejeté avec force, c’est le totalitarisme comme terreur. Pour autant, nous poursuivons les tentatives de transfiguration du monde, d’abolition de ce monde imparfait. »   . En face de cette gigantesque force transformatrice du monde, se dressent ceux qui essaient de sauvegarder le monde. Chantal Delsol partage ainsi les visions du monde, les idéologies et les valeurs en deux tendances principales : il y a d’un côté celles qui admettent que l’homme doit conserver quelque chose de lui et de la nature (« ceux qui veulent le conserver ») – elle associe ces croyances à la figure du jardinier qui prend soin de ce qui lui a été confié – et de l’autre celles qui estiment que l’humanité ne doit se reconnaître aucune limite, que l’homme peut se refaire et refaire un monde à l’image de ce qu’il se devrait d’être (« ceux qui veulent remplacer ce monde ») – et elle associe ces croyances à l’image du démiurge.

L’émancipation comme credo

L’auteure essaie de montrer en quoi les « croyances postmodernes » sont du côté du démiurgique et en cela héritières du totalitarisme, qu'elle identifie, en s’appuyant sur des analyses de Soljenitsyne et de Kundera, à la volonté de créer l’homme nouveau. Consécutivement, elle sont hostiles à toute forme de référence à un donné qui serait intangible et ayant par soi une valeur : la nature, la partition des humains en hommes et femmes, l’inéluctabilité de la mort, etc. Ces croyances postmodernes véhiculent l’idée d’émancipation    : elles veulent émanciper, dans le sillage des Lumières européennes, l’être humain de toute détermination et de toute sujétion à des lois, naturelles (le posthumanisme vise à créer les moyens pour que la vie humaine dure autant que le voudra l’homme) comme juridiques. Comme l’écrit l’auteure : « Le progrès dans l’émancipation est toujours identifié au Bien. Il est devenu LE BIEN. Ce qui se trouve du côté de l’émancipation, d’une façon ou de l’autre, est toujours par delà le bien et le mal. Les artisans de l’émancipation sont innocents par nature : on trouve toujours mille excuses à leurs crimes. »   .

Analysant cette survenue de l’idée d’émancipation, l’auteure voit un deuxième « âge axial » avec le développement de l’émancipation et le passage du holisme (qui considère d’abord la société comme un « tout ») à l’individualisme. K. Jaspers avait parlé d’ « âge axial » pour décrire le moment dans l’Antiquité où apparaissent quasiment simultanément les grandes doctrines philosophico-religieuses qui nourriront les civilisations (Confucius, Socrate, Bouddha, les prophètes de la Bible) et à partir duquel nul retour en arrière n’était plus possible, puisqu’on ne pouvait plus faire comme si les questions existentielles posées ne l’avaient pas été. De même, Chantal Delsol estime qu’à partir des Lumières, on ne peut plus lutter contre la diffusion et l’imprégnation dans le monde de l’émancipation individuelle comme valeur. Ceux qui s’opposent à ces valeurs sont balayés et diabolisés. Ce processus est irréversible et inéluctable. L’émancipation, c’est le progrès invincible   .

Cela s’accompagne, écrit l'auteure, d’un refus de toute particularité et de toute communauté, au nom d’une lutte pour la pureté du lien entre une singularité et l’universel. L’auteure écrit ainsi : « Nos contemporains croient qu’un individu dont les groupes d’appartenance auront été détruits, un individu isolé dans sa singularité intrinsèque, accédera directement à l’universel, c’est-à-dire qu’il se sentira directement relié à tous les humains, sans passer par tous les intermédiaires qui nous ont fait tant de mal. »   .

En agissant ainsi, ce que l’auteure baptise notre « Modernité tardive occidentale » réadapte d’une certaine façon ce qui sous le nom de « désolation » caractérisait pour H. Arendt la politique totalitaire. Certes l’isolement   n’est jamais donné comme une finalité, contrairement à la volonté des régimes totalitaires, mais il apparaît comme la conséquence logique et inévitable du refus des particularités.

Selon l'auteure, le moyen d’action des « démiurges » est aujourd’hui la dérision, là où hier, dans le totalitarisme, régnait la terreur. On rejette le totalitarisme et sa terreur, mais on poursuit sa volonté intrinsèque : faire advenir l’homme nouveau. Par la dérision, toutes les valeurs qui « valaient » sont destituées, et moins critiquées que raillées. Supprimant ainsi tout ce qui pouvait avoir aux yeux des hommes de la valeur, l’action des « démiurges » détruit par l’ironie tout ce en quoi ils croyaient, officiellement pour supprimer toute forme de sacré, officieusement pour en rétablir subrepticement et insidieusement de nouvelles formes. En effet, pour l’auteure, si le gouvernement interdit les spectacles de Dieudonné, c’est parce qu’ils jettent la dérision sur la Shoah, le seul sacré qui subsisterait, avec l’homosexualité - mais ici Chantal Delsol ne prend pas la peine de démontrer en quoi la Shoah et l’homosexualité seraient le sacré contemporain.

La renaturation comme ambition

Le point qui selon l'auteure justifie la continuité qu'elle pose entre la visée totalitaire et l’idéologie de notre modernité tardive est la volonté et la tentative de « renaturation » de l’homme. Comme l’écrit Chantal Delsol, « la volonté de re-naturation de l’homme précède le totalitarisme et le rend pensable, mais aussi elle le déborde et poursuit son œuvre après lui. Elle ne lui est pas spécifiquement liée. Le totalitarisme n’est que l’un des moyens par lesquels passe la volonté de re-naturation »   . Cet élan vers le progrès futur indéfini rompt avec toute tentative d’anthropologie – au sens d’une réflexion sur ce qu’est l’homme – en posant en principe que tout est possible   . Il n’y aurait pas d’humanité de fait à étudier à comprendre, mais seulement, dans une forme de prométhéisme perverti, d’hubris, une idée de l’homme à améliorer et à réaliser. 

Prenant acte de l’échec des totalitarismes à changer l’homme, notre modernité tardive pense qu’il ne revient plus à l’État de prendre en charge le changement de l’homme mais que c’est à chaque homme de se réaliser, de choisir ses valeurs et de se construire. Chacun est invité à être son propre démiurge et à revendiquer ce qu’il désire, indépendamment des obstacles, pourtant réels, à la satisfaction de ses désirs. La loi dès lors change de fonction : elle ne cherche plus à assurer le bien public, mais est au service du « sujet roi », de l’individu qui fixe lui-même ses normes   .

Pour accréditer la croyance en la valeur du nouveau, la pensée dénoncée par l’auteure comme « démiurgique » combat toutes les questions existentielles grâce auxquelles l’homme essayait de maîtriser son existence, autant que faire se peut, et acceptait les limites « naturelles » de sa condition. Au XXe siècle, les utopies ont pris le relai et voulu rassurer l’homme en lui ôtant le poids de la considération de son existence par une ablation des questions métaphysiques et existentielles   . Les totalitarismes imposent également ce que l’auteure appelle avec justesse un « devoir de quiétude »   et pour favoriser cette paix de l’âme, le matérialisme est convoqué.

Chantal Delsol affirme avec subtilité que notre cadre de pensée contemporain est celui d'un matérialisme réductionniste, puisqu’à tout comportement ou à tout discours « anormal » – c’est-à-dire qui sort de ce que la pensée dominante veut faire passer pour une évidence – est attribuée une motivation « non avouée », matérielle ou utilitaire, ce qui épargne toute prise au sérieux du contenu effectif du discours. De là, elle conclut à la volonté de cette modernité occidentale tardive d’en finir avec l’Église, puisqu’elle serait porteuse d’angoisses métaphysiques et réfractaire à toute idée d’une renaturation de l’homme. Ce qui contribue à faire de l’Église l’héroïne, malgré elle, de ce combat contre les prométhéens qui ne respectent rien de donné voulant tout reconstruire. Cette quasi-persécution se manifesterait par le cantonnement des croyances religieuses dans la sphère privée – qui a pour corollaire qu'elles sont raillées, tournées en dérision voire identifiées sans détour au fanatismelorsque dès lors qu'elles sont extériorisées dans la sphère publique.

On nous permettra toutefois de trouver pour le moins maladroit et plus polémique que convaincant le parallèle esquissé entre la politique française voulant faire disparaître des pièces de monnaie les auréoles et la croix entourant un saint et le stalinisme, lorsque l'auteure écrit : « Quand on nie ses racines, on s’affaire à remanier le passé, comme lorsqu’un régime efface un ennemi sur la photo des origines. »  

Chantal Delsol examine aussi les volontés du « post-humanisme » du point de vue éthique et affirme qu’en refusant la mort, le post-humanisme est immoral. En effet, en tant qu’homme, irrémédiablement mortel, mon avenir lointain ne peut qu’être « autrui », un autrui auquel je peux transmettre quelque chose, mais qui renouvellera le monde – ou du moins en reçoit la mission. Dès lors, l’idée même d’immortalité est immorale. En effet, c’est l’individu égoïste qui espère prolonger sa propre vie et empêcher l’advenue du nouveau et des autres, qui gouverne l’idéologie post-humaniste. Comme le note l’auteur, « le projet revient à prévoir la mort de la nature pour l’immortalité d’une ou deux générations. »   . Et si la quête d’immortalité individuelle s’est substituée à la réalisation d’idéaux collectifs, le projet d’un homme nouveau, irréductible à ce qu’est la condition humaine, se poursuit depuis les Lumières.

Une langue de bois

L’auteure montre également comment cette idéologie du progrès et de la renaturation met la démocratie entre parenthèses pour les besoins de sa cause, en taxant ses opposants de « populistes ». Ainsi les élites européennes ont pu dire que si un peuple ne votait pas correctement, il faudrait le faire voter à nouveau jusqu’à ce qu’il vote « bien », c’est-à-dire dans le sens de ce que les élites estiment être le progrès. Dès lors, les classes populaires ne sont plus rejetées au moment opportun à cause de leurs mœurs, de leurs manières ou de leur pauvreté, mais parce qu’elles ne savent pas où est le progrès, c’est-à-dire le Bien, à la façon dont les dirigeants des régimes totalitaires pouvaient mieux savoir que le peuple ce qui était bon pour lui. En guise d’illustration, l’auteure évoque la façon dont les opposants au « mariage pour tous », qu’elle préfère désigner comme « mariage gay », sont dénigrés au nom de leur prétendu philistinisme. Ceux qui ne partagent pas l’idéologie officielle doivent vivre alors dans un ostracisme difficile à vivre. Mais là encore, on regrette le parallèle esquissé   entre l’ostracisme dans lequel vivaient les opposants au nazisme et celui dans lequel vivent les opposants au mariage homosexuel, même si l’auteure prend soin de noter que les risques encourus ne sont pas les mêmes dans les deux situations. Associée à cette chasse aux sorcières à l’encontre de ceux qui pensent différemment et qui sont accusés de ne pas penser, Delsol décrit le règne omniprésent de la langue de bois qui, au moyen de codes acceptés, contribuerait à forger nos pensées et à mouler nos convictions et nos valeurs dans le moule construit par cette idéologie régnante. 

Le livre est extrêmement intéressant sur de nombreux points importants. Il montre avec efficacité la continuité (relative) entre l’idéologie des Lumières, le projet communiste et celui de notre modernité tel qu’il se présente dans le post-humanisme, tout comme dans certaines mesures privilégiant l’autonomie du sujet sur le collectif – autonomie dont le corollaire est la perte d’intérêt pour la religion, la métaphysique et les questionnements existentiels plus poussés que ceux qu’on trouve dans les magazines prétendant faire parvenir au bonheur simplement. Le diagnostic n'est cependant pas nouveau, et la démonstration n'est pas toujours menée avec le sérieux qu'elle exige. Car les exemples malheureux, les imprécisions, les assertions plus martelées que réellement établies s'accumulent au cours de l'ouvrage. Pas une seule fois l'auteure ne définit ce qu'elle entend par totalitarisme quand elle compare l'idéologie contemporaine à celui-ci et quelle pensée ou quels penseurs elle vise lorsqu'elle décrie la « théorie du genre » ou le « post-humanisme ». Le ton parfois polémique de l'ouvrage nuit ainsi à la rigueur de l’argumentation et empêchent de souscrire à un certain nombre de conclusions.