Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. La grâce de Jacqueline Sauvage relance le débat chez les juristes. Le droit de grâce : passe-droit ou nécessité face à une justice injuste? Le Moyen Âge, dont on l'a hérité, n'avait pas tranché.

 

Le 31 janvier 2016, la grâce partielle accordée par François Hollande à Jacqueline Sauvage, inculpée pour le meurtre de son mari, a ramené sous les projecteurs un droit très ancien des chefs d’État français : le droit de grâce. Réclamée par les plus de 400 000 signataires d’une pétition, la grâce n’a cependant pas été prononcée sans quelques réserves rhétoriques.

Pascale Robert Diard l’analysait ainsi : « elle se limite à un ‘‘cas’’ et se garde d’épouser une ‘‘cause’’ ». La peine de la coupable est remise, mais la réalité de la culpabilité n’est pas questionnée : on ne parle pas des 200 000 femmes victimes de violences conjugales chaque année en France, on parle juste de Jacqueline Sauvage. Cette rhétorique tranche donc un débat : celui de savoir s’il fallait transformer la loi pour adapter la légitime défense au cas des femmes battues.

Traiter l’exception et non l’ensemble, c’est justement à cela que servait la grâce au Moyen Âge… et pourtant cette justice au cas par cas avait un sens pour la société entière.

 

Pourquoi le roi peut-il gracier ?

Le droit de grâce est par excellence un pouvoir régalien, c’est-à-dire un droit royal. Il évolue donc avec le pouvoir des rois, et va s’inscrire au XIIIe siècle dans toute une mise en scène – presque une liturgie – du pouvoir royal qui s’organise à partir de saint Louis. Le roi tient son pouvoir de Dieu, il protège, il guérit … et il sauve de la peine de mort. Cela renforçait son pouvoir politique, en créant un possible lien direct entre lui et ses sujets. L’image classique est celle de Louis IX (saint Louis-pas-encore-saint) rendant la justice sous son chêne.

Evidemment cette image d’Épinal tend à magnifier un peu trop le droit de grâce. Comme le rappelait Jacques le Goff, Louis IX incarnait volontiers la justice, mais il se pliait à ses impératifs… et sous son chêne il ne jugeait pas seul mais s'entourait de personnages compétents. De même ses grâces ne venaient pas arbitrairement s’opposer à des décisions judiciaires. En fait les grâces, comme aujourd’hui, servaient à améliorer la justice. Elles n’étaient pas un passe-droit de l’exécutif suspendu au-dessus du pouvoir judiciaire, elles étaient un contrepoids nécessaire dans un système de répression souvent assez dur.

 

La grâce et la colère : une justice de l’équilibre

Avançons d’un siècle ou deux : aux XIVe et XVe siècles, alors que l’État royal continue à se développer, les grâces restent très nombreuses. Mais leur application ne se fait pas au hasard : on les retrouve accordées surtout pour commuer des peines graves : la peine de mort et le bannissement. Dans une société où la justice peine à s’appliquer partout, lorsqu’elle frappe, elle doit frapper fort. Elle le fait « pour l’exemple de tous » : une condamnation à mort ne frappe que le condamné, certes, mais toute la population est indirectement concernée.

Dans ce contexte, les grâces permettent de rééquilibrer la sévérité de la justice. Claude Gauvard l’écrivait ainsi : « le roi des XIVe et XVe siècles a choisi : c’est sur la grâce plus que sur la colère que s’est construit l’État. » Le roi n'est donc pas celui qui punit, il est celui qui sauve. Les grâces sont donc accordées au cas par cas, mais elles n’en sont pas moins significatives pour l’ensemble de la société : elles tracent en creux un monde de valeurs propres à chaque époque.

 

Dis-moi qui tu gracies, je te dirai qui tu es !

Les historiens étudient des séries de plusieurs dizaines ou centaines de grâces (quand c’est possible !) et s’en servent pour comprendre le rapport d’une époque à la violence, à l’acceptable ou à l’inacceptable. Le fonctionnement de la grâce est généralement le suivant : le coupable doit avouer librement, si possible sans torture, puis faire une demande de grâce qui exige un petit investissement financier, mais surtout des connexions sociales efficaces. Il en résulte une lettre de rémission, qui propose parfois une mise en récit de l’affaire, très utile pour comprendre quels cas sont choisis.

Ces récits montrent qu'on gracie de façon finalement assez récurrente les mêmes types de crimes : les meurtres commis sous le coup de la colère, pendant une dispute, ou dans des situations de vengeance. C’est assez logique dans des sociétés où l’honneur est fondamental. Par contre, les grandes absentes de ces grâces, ce sont les femmes, car généralement moins de 10% des lettres de rémissions leur sont destinées. Ce n'est pas surprenant, car elles sont également moins concernées par la peine capitale. Mais c'est intéressant de voir que le type de crime change aussi … tout comme l'argumentaire visant à justifier la rémission. Il n’est plus question de « chaude colère » ou d’honneur, mais d’avortement, d’infanticide, de femmes ayant souffert, et ne s'étant libérées de leurs grossesse qu'en dernier recours… à chacun ses crimes et à chacun ses grâces. Ces pratiques sont réprimées, mais elles restent extrêmement répandues. D’où la nécessité d’annuler parfois certaines peines. Toujours au cas par cas, mais jamais sans réflexion d’ensemble.

 

La grâce pour tous ?

Le communiqué présidentiel concernant Jacqueline Sauvage affirmait qu'il s'agissait d'une « situation humaine exceptionnelle ». Mais c'est dans la nature même du droit de grâce de traiter de l'exception. Simplement, au Moyen Âge, il le faisait si souvent qu'il devenait intégré au fonctionnement même de la justice. Il traçait les limites entre les actions acceptables, celles inacceptables, et puis les autres : celles qui sont à la limite entre les deux, dans la zone grise du tolérable. Or c’est justement cette zone qui nous concerne tous : c’est là que malgré toutes les formes de rhétorique s’ouvre un espace pour la négociation, espace lui-même propre à chaque époque.

 

Pour aller plus loin :

- Claude Gauvard, « Grâce et exécution capitale : les deux visages de la justice royale française à la fin du Moyen Âge », Bibliothèque de l’École des Chartres, 2/153, p. 275-289, 1995.

- Jacques Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIIIe-XVe siècles, Paris, Gallimard, 1993.

- Nathalie Zemon-Davies, Fiction in the archive : pardon tales and their tellers in sixteenth century France, Stanford, Stanford University Press, 1987.
 

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