Le combat narratif entre progressistes et conservateurs imprègne la société bien plus qu’on ne l’imagine.

Publié en 2004, la réédition de l’ouvrage du linguiste américain Georges Lakoff, expert du discours politique, est une aubaine. Il a connu un succès important, pointant les risques d’envahissement de la scène politique par un discours conservateur et protectionniste. Dix ans plus tard, la tendance se confirme,  et pas seulement aux Etats-Unis.

 

Le « cadrage » conservateur

Le discours politique impacte bien plus qu’on ne le croit le mode de fonctionnement de la société, ainsi que notre rapport à l’autre et au bien commun. C’est le point de départ de Georges Lakoff qui rappelle l’importance de ce qu’il  nomme le cadrage, sorte d’inconscient cognitif issu de notre construction familiale. Il influence notre compréhension des enjeux, qui diffère selon que nous venons d’un modèle patriarcal autoritaire ou plutôt qu’un modèle familial altruiste. Pour faire simple, la morale et nos circuits cognitifs sont liés. L’identité des électeurs ne correspond pas forcément à leurs intérêts mais à un système de valeurs. Nous sommes, à partir de là, plus ou moins sensibles aux grilles de lecture des conservateurs ou des progressistes. C’est ce qui explique, selon l’auteur, qu’une part considérable de l’électorat républicain aux Etats Unis se retrouve dans le vote populaire.

 

La victoire de l’idéal conservateur

Les conservateurs l’ont bien compris et ont patiemment imposé leur discours et leur grille de lecture des enjeux sociétaux depuis des années 80 à travers les premiers think-tank et diverses Fondations qui ont essaimé partout aux États-Unis. Lakoff détaille la force de ce discours aujourd’hui et son impact, jusque que dans les rangs progressistes. C’est ainsi que les conservateurs ont imposé la formule du « changement climatique », déresponsabilisant les citoyens d’une part de l’évolution du climat. « L’allégement fiscal » de G.W. Bush est repris désormais par tout l’échiquier politique américain, ce qui a définitivement noyé les vertus de la solidarité par l’impôt. Quant à la retraite, elle est devenue au fil du temps un avantage alors qu’elle est fondamentalement un dû. Ce qu’il faut comprendre c’est que l’utilisation des formules et des mots « conservateurs » par leurs opposants, même pour les critiquer, sert les « conservateurs »… Car, si on vous demande de ne pas penser à un éléphant, hé bien, c’est à cet éléphant que vous penserez !

C’est une victoire des conservateurs aux États Unis… et de la droite décomplexée en France qui a imposé ses thèmes jusqu’aux arcanes gouvernementales. Face à ce travail de fond des conservateurs, les progressistes se retrouvent  à court de mots mais aussi d’idées.   

 

Le sort des valeurs progressistes

L’évidence des idéaux progressistes comme la solidarité ou l’importance du service public pour le fonctionnement économique et humain d’un pays est un piège dans le quel sont tombés les progressistes eux-mêmes. Pour Lakoff aucun n’a pris soin de réaffirmer ces valeurs tant elles semblaient évidentes. Les Républicains ont, par contre, affirmé sans cesse leurs valeurs jusqu’à faire douter les citoyens de la qualité et de l’authenticité des affirmations progressistes. L’auteur met en évidence cette normalisation du langage conservateur aussi bien chez les élus que chez les journalistes.

 

Réinvestir l’éducation ou la santé, en passant par Piketty

Le discours des progressistes ne peut plus se contenter d’un bon sens de la formule. Le réveil des consciences ne passe pas non plus par les faits. Les mots ce suffisent pas pour transformer le « cadrage » des individus. Il s’agit encore moins de reprendre, même pour le dénigrer, le discours conservateurs. Il faut, selon Lakoff, partir du point de vue et des idéaux progressistes, seule manière de ne plus penser à « un éléphant »… Il est sans doute difficile de dire des choses que les gens ne sont pas prêts à entendre. Pourtant, cette étape est nécessaire. Lakoff dresse la liste des thèmes à réinvestir. La liberté, la santé, l’éducation ou la pauvreté  sont largement entrés dans la sémantique conservatrice. La réappropriation passe par la reformulation claire et continue des valeurs communes des progressistes. Elle  s’appuie aussi sur une nouvelle lecture de l’économie. L’auteur consacre notamment un chapitre entier à Thomas Piketty et son analyse dans Le Capital au XXIe siècle.

Cet ouvrage rappelle des évidences et offre des pistes que semblent vouloir suivre les progressistes américains, parallèlement au durcissement du langage conservateur. Construit sur les principes du modèle américain, il n’en demeure pas moins intéressant pour l’Europe au regard des difficultés du discours social-démocrate à imposer ses thèmes et ses valeurs. En 2014, Manuel Valls déclare que la parole publique est devenue une langue morte aux yeux des citoyens… Pas si sûr ! La langue politique est peut être blessée, notamment chez les partisans du progrès,  mais elle n’est pas morte !