La fin d’année 2015 a vu l’écrivain britannique Jonathan Coe bénéficier d’une triple actualité : en octobre, la traduction d’un recueil d’articles sur la littérature, l’art et la société britannique, intitulé Notes marginales et bénéfices du doute   , le 11 novembre, la publication au Royaume-Uni de son dernier roman Number 11   et en décembre, la sortie du film adapté de sa Vie très privée de Monsieur Sim, réalisé par Michel Leclerc avec Jean-Pierre Bacri dans le rôle principal.

 

Vingt après Testament à l’anglaise, roman familial satirique portant sur la période thatchérienne qui l’avait fait connaître auprès du public français, Coe prolonge sa réflexion sur des thèmes qui lui sont chers : la société britannique et la satire politique.

Notes marginales et bénéfices du doute, qui reprend plusieurs articles consacrés à la satire   , met en cause et questionne l’efficacité de cette démarche : dénoncer une société injuste et inciter le lecteur à la changer seraient vains, car la satire « crée un espace […] où des lecteurs de même sensibilité se réunissent et partagent un rire de confort. La colère, le sentiment d’injustice qu’ils éprouvaient sont condensés, compactés ; alors ils se muent en éclats de rire libérateurs ; cette décharge soulage, elle contente, elle satisfait. Les pulsions qui auraient pu se traduire par des actes sont ainsi neutralisées, désamorcées. […] Ecrire dans l’espoir de changer le monde, c’est en fait l’une des armes les plus puissantes pour préserver le statu quo »   . La satire littéraire serait-elle donc paradoxalement l’un des meilleurs moyens d’empêcher la révolte politique qu’elle prône ? Malgré ces réserves, Jonathan Coe récidive largement avec Number 11, qui s’inscrit dans la double lignée de la satire et du « state-of-the-nation novel », ces romans qui prennent le pouls d’un pays   .

Avec ce livre, Jonathan Coe propose à Testament à l’anglaise une suite qui n’en est pas vraiment une. Difficile en effet de ressusciter les membres de la famille Winshaw qu’il avait pris le soin de décimer à la fin du roman. Il s’agit davantage d’échos : l’histoire de ces individus, qui ont occupé des places éminentes dans l’Angleterre thatchérienne, resurgit à plusieurs reprises, alors que les survivants s’efforcent de célébrer leur mémoire. Number 11 chronique la déception engendrée par Tony Blair à la suite de la guerre en Irak, puis la période du conservatisme à la David Cameron. Coe est coutumier de ces romans qui racontent leur époque : Bienvenue au club évoquait la fin des Trente Glorieuses, des syndicats et d’une certaine insouciance ; sa suite, Le Cercle fermé retrouvait ces mêmes personnages au temps du New Labour   . Dans son nouveau roman, et avec la même âpreté, il multiplie ainsi les clins d’œil à ses précédents livres : il ouvre d’ailleurs son récit par une citation extraite de Testament à l’anglaise sur l’ampleur de l’appât du gain dans notre société, qui constituerait une forme de folie collective. Le nom de l’un de ses personnages est aussi emprunté à celui d’un anti-héros du romancier B. S. Johnson, auquel Coe a consacré une magnifique biographie   .

Number 11 se compose de cinq histoires se déroulant sur une vingtaine d’années et dont les personnages apparaissent diversement connectés autour de deux amies d’enfance, Rachel et Allison. Comme dans Testament à l’anglaise, chaque chapitre traite implicitement d’un secteur de la vie politique et économique : l’agroalimentaire en arrière-fond dans le premier, le divertissement télévisé, l’enseignement supérieur avec la montée des frais d’inscription et la progression d’une relation de consommation entre étudiants et universités, la presse avec la fille d’Hilary Winshaw, Josephine, éditorialiste dans un journal populiste et xénophobe, tandis que le dernier chapitre traite de la finance   . De nombreux sujets d’actualité surgissent au fil des pages. La principale narratrice perd son innocence politique lors du suicide de l’expert en armements David Kelly, la guerre en Irak en arrière-plan. Retenons également la description de l’austérité à l’œuvre depuis l’élection du gouvernement conservateur de David Cameron, avec la contraction des services publics et ses conséquences concrètes sur la population : la réduction des horaires d’ouverture des bibliothèques entraîne ainsi le licenciement d’un personnage, qui recourt à la banque alimentaire et connaît des problèmes de chauffage. Les effets des nouvelles technologies occupent une place importante et permettent à Coe de revenir sur les difficultés à communiquer (malentendus, agressivité des réseaux sociaux), mais aussi sur la quantification de tout, même du mystère, à la suite de la financiarisation des sociétés occidentales. Citons enfin l’évasion fiscale et les aperçus de la vie des très riches, qui n’hésitent pas à se creuser des sous-sols pour étendre leurs maisons en plein Londres, ici jusqu’à onze niveaux… Jonathan Coe offre une peinture contemporaine des « deux nations »   britanniques qui continuent de cohabiter sans se croiser.

Il serait plus que réducteur de cantonner le livre de Jonathan Coe à une seule peinture de la société britannique au XXIe siècle. En dépit du relatif classicisme de son écriture, d’autant plus frappant pour un lecteur français habitué à l’autofiction, J. Coe n’a de cesse de travailler la forme de ses récits, d’interroger et de dépasser les genres littéraires établis. Si Testament à l’anglaise reprenait les codes du roman d’épouvante et du roman policier, Number 11 se révèle tout à la fois un roman politique, policier et fantastique, où la dénonciation se fait tour à tour explicite, subtile et sensible. Les romans de Jonathan Coe témoignent tous de son humanisme, tant l’on ressent la tendresse et l’empathie pour ses personnages, souvent déboussolés, humiliés et victimes d’injustices. Une certaine mélancolie traverse son œuvre sans jamais se départir d’une réflexion sur notre inclinaison à la nostalgie, notre propension à croire que le passé était meilleur et plus simple que le présent. Enfin, Number 11 prolonge les questionnements personnels de l’auteur lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, soupçonné d’avoir tué deux humoristes, que « political humour is the very opposite of political action »   . Faut-il y lire un adieu à la satire de la part de Jonathan Coe ? Pas sûr que le gain d’activisme politique ne compense la perte du plaisir éprouvé à la lecture de ses grands romans

 

Jonathan Coe, Number 11, Random House, Londres, 2015, 354 p., £16,99.

Jonathan Coe, Notes marginales et bénéfices du doute, Gallimard, Paris, 2015, 316 p., 19,50 €.