Paul Veyne évoque la vie de la cité antique de Palmyre, saccagée par l'Etat islamique. A la mémoire de l'archéologue palmyrénien Khaled al-Assad.

Palmyre, pour être un bref essai de circonstance, touche le lecteur, instruit, et ravit l’esprit.

La circonstance est inscrite dans « le supplice, la torture, la décapitation, le 18 août 2015, de l’archéologue palmyrénien Khaled al-Assaad ». L’ouvrage, qui « n’est plus d’érudition », est dédié à sa mémoire. La dédicace est plus précise encore. Ce directeur général des Antiquités de Palmyre, de 1963 à 2003, a été « assassiné pour s’être intéressé aux idoles ». Et, dans le corps du livre, qui mériterait d’être lu jusque par la grande presse, Paul Veyne explique les raisons des « exécutions atroces et ostentatoires, massacres de masse » et autres destructions de monuments. Il révèle, par-delà les mises en scène, la rupture qu’imposent ceux que nous appelons des barbares. « Ce n’est pas de l’envie, de la jalousie pour la supériorité de l’étranger (comme l’ont été en France l’anglophobie, puis l’américanophobie), mais le désir de prouver et de se prouver qu’ils ne sont pas comme nous, qu’ils sont eux-mêmes. » Ces islamistes, persuadés de leur vérité, se voient isolés, relégués, dans le vaste monde. « Car la culture de l’Occident et ses mœurs s’étendent partout, l’immense Chine “communiste” continue de s’occidentaliser. Partout dans le monde des filles font des études, les femmes conduisent. » L’ancien titulaire de la chaire « Histoire de Rome » affirme encore, lorsqu'il met en évidence un conflit de civilisations; que « les civilisations n’ont pas de patrie et ont toujours ignoré les frontières politiques, religieuses ou culturelles qui séparent les troupeaux humains. »

 

Bien entendu, Palmyre est un régal pour quiconque ne connaît pas par cœur l’histoire de cette ville du désert, vieille de 4000 ans. D’abord, la petite histoire à propos des colonnades nous apprend qu’entre et derrière celles-ci, fermées de briques disparues depuis, il y avait des boutiques. Palmyre, à son apogée, devait sa richesse aux princes-marchands qui affrétaient des caravanes – par-delà le désert qualifié de « vide politique » – pour le commerce de la soie et des épices. Le profit de ce commerce était de dix pour un. « Les belles Romaines portaient des robes de soie qui les faisaient paraître plus que nues », écrit l'auteur en évoquant le luxe que représentaient les produits de l'exotique orient. Il nous indique même « qu’un tiers de kilo de soie grège provenant de Chine se vendait pour le prix de 1000 douzaines d’œufs ou de 6000 coupes de cheveux, ou pour seize mois du salaire d’un ouvrier agricole, indépendamment de sa nourriture ».

 

Paul Veyne rappelle qu'à l'inverse du « nationalisme culturel implacable des Grecs » les Romains adoptaient volontiers « la modernisation par adoption de mœurs étrangères ». L’histoire de Zénobie, femme du « roi des rois » Odénat, notable de Palmyre et « correcteur de tout l'Orient », court sur plusieurs chapitres. A la mort de son mari, elle proclame son fils « empreur » et se fait appeler elle-même « Augusta » : elle est à deux doigts de devenir impératrice de Rome lorsque l'empreur Aurélien, alarmé, reprend possession de Palmyre. Zénobie fit de Palmyre un centre culturel brillant au Moyen-Orient. Son histoire est aussi l’occasion, pour le grand professeur, de s’ériger en faux contre l’idée de décadence, prêtée au « Bas Empire », IVe siècle chrétien – et qui nous accablerait aujourd’hui à nouveau.

 

Le ravissement du lecteur, enfin, tient à sa présentation de l’art qui a fait inscrire Palmyre au patrimoine mondial de l’humanité   . Paul Veyne y bat en brèche plusieurs idées reçues. La première est qu’on ne devrait pas se fier aux portraits monétaires. « Considérons le nez de Cléopâtre : sur une moitié de son monnayage, l’amante de César et d’Antoine a le profil pur et le nez d’une déesse grecque ; sur l’autre moitié, elle a le nez d’aigle et le menton… aquilin que les graveurs donnaient aux chefs d’État ». La seconde est que, face à la mort, les hommes ont « toujours su se payer d’équivoques consolantes ». Il récuse l’idée que la religion pourrait apporter une réponse à l’énigme métaphysique. Il a, pour ce faire, un argument rédhibitoire : « Quand nous-mêmes déposons des fleurs sur une tombe, nous ne croyons pas que le défunt viendra en respirer le parfum. » Le dernier chapitre traite du portrait  et de « ces bustes de défunts qui ont beaucoup fait pour la réputation de l’antique cité orientale ». D’abord ils étaient rehaussés de couleurs comme la statuaire grecque. Ensuite, leur « caractère hybride est une sorte d’originalité qui nous fait passer sur une qualité artistique assez moyenne ; nous y voyons une fraîcheur non académique ». C’est dire assez l’irrévérence de ce jeune honoraire du collège de France qui parachève son essai sur ce trait : « ne vouloir connaître qu’une seule culture, la sienne, c’est se condamner à vivre sous un éteignoir ».

 

À la dynamite des barbares, Paul Veyne oppose un savoir, un style et une foi dans l’avenir tels qu’on le suit avec un plaisir large et définitif