Les pamphlets du premier grand opposant à Louis XIV éclairent la constitution d’une opposition européenne aux ambitions du Roi Soleil.

Qui connaît encore aujourd’hui Le Bouclier d’État et de Justice, virulent pamphlet dirigé contre Louis XIV paru en 1667, à l’exception des spécialistes du Roi Soleil ? Question qu’on aurait pu encore récemment estimer comme de pure érudition ou témoignant d’une fascination nostalgique pour une époque que d’aucuns rêvent plus douce ou plus glorieuse. Sa remise au goût du jour dans un ouvrage historique aurait également pu faire croire que tous les motifs sont bons à prendre pour publier sur Louis XIV l’année du tricentenaire de sa mort et que, décidément, il ne faut pas laisser se tarir le filon éditorial.

Pourtant, il n’en est rien. Charles-Edouard Levillain signe avec Le Procès de Louis XIV un livre passionnant et important, tant dans son objet que dans sa méthode, qui propose un regard neuf sur la diplomatie au temps de Louis XIV   . Autant le dire d’emblée, en remettant en pleine lumière François-Paul de Lisola et notamment son œuvre de polémiste, à commencer par Le Bouclier d’Etat et de Justice, Charles-Edouard Levillain lève un pan du voile qui couvrait encore une partie du règne de Louis XIV méconnue au-delà du cercle des historiens du « Grand Siècle »   .

Paul-François de Lisola, l’illustre inconnu

Dans sa préface, il explique qu’« en dehors des milieux historiques spécialisés, Lisola reste le grand oublié du siècle de Louis XIV, en dehors peut-être du monde germanophone ». Or, comme il l’avait rappelé juste auparavant, « Lisola fut effectivement le premier des grands opposants à Louis XIV en Europe »   . Ce Franc-Comtois né en 1613, serviteur des Habsbourg d’Autriche, défenseur fidèle du « cercle de Bourgogne »   , prend ainsi place au côté de Guillaume III, du prince Eugène, de Marlborough et de quelques autres. Or, ce qui l’a rendu aussi célèbre en son temps, et surtout ce qui explique cette situation paradigmatique d’ennemi politique, tient dans deux activités qui n’en constituent qu’une seule : la diplomatie et l’écriture.

Des années 1660 aux années 1680, toute son activité est tournée vers l’abaissement de la puissance française et vers la perpétuation de la puissance habsbourgeoise dans l’Europe d’après 1648   . Il fait partie des plus farouches défenseurs de la « Triple Alliance de la Haye », dont il est par ailleurs un des principaux promoteurs, pacte conclu entre les Provinces-Unies, l’Angleterre et la Suède pour lutter contre la France au moment de la guerre de Dévolution en 1667 et 1668   . Or, l’intérêt de l’œuvre de Lisola est de n’avoir pas dissocié son action à proprement parler diplomatique, d’une action discursive venant moduler et appuyer le premier volet de son activité. D’où le constat apparemment simple mais indispensable que de rappeler qu’« au XVIIe siècle, les débats savants faisaient partie intégrante de la vie politique »   .

« Quelque chose peut être fait avec une plume »

La maxime Winston Churchill vaut sans doute déjà pour l’époque moderne en général, et en particulier pour le Bouclier d’État et de Justice qui a rencontré un grand succès au moment de sa parution. Il est écrit dans un style littéraire qui n’hésite pas à recourir abondamment aux métaphores, s’éloignant par là-même de la culture de l’écrit juridique pratiquée à l’époque. L’argument de l’ouvrage est simple. Il vise à dénoncer, d’une part, les prétentions françaises sur le Brabant – situation créée par l’oppressante question de la succession d’Espagne après la mort de Philippe IV en 1665 – et, d’autre part, les ambitions françaises à la « monarchie universelle ». Ce double fil du raisonnement, qu’on retrouvera diversement agencé dans l’ensemble des pamphlets rédigés par Lisola jusqu’à sa mort en 1674, dénonce la recherche de gloire, jugée inhumaine, du royaume de France. Elle entraîne pour l’Europe troubles et désolations. On remarquera à ce propos que les « événements » qui scandalisent l’Europe sont autant le produit des opérations militaires que des discours tenus concomitamment au sujet de ces opérations  

Or, ce discours a fait école. Servi par une maîtrise linguistique exceptionnelle et un minutieux travail d’exhumation des sources, Charles-Edouard Levillain retrace la diffusion du livre dans les différentes sphères géographiques concernées, à savoir le royaume d’Angleterre, les Provinces-Unies, le Saint Empire Romain Germanique, sans oublier de donner des aperçus des réactions en France, en Espagne et même en Suède. Par ailleurs, outre cette traque minutieuse de la réception du grand pamphlet de Lisola, l’historien cherche aussi à faire entrer en résonnance l’œuvre du Franc-Comtois avec d’autres pièces de même nature. Il met notamment en lumière des textes polémiques manuscrits jusqu’alors peu exploités. Comme il le dit élégamment à ce sujet, « c’est bien le rôle de l’historien de sortir de l’oubli cette vaste littérature souvent ignorée pour remonter à la racine d’un conflit que la profusion de l’imprimé recouvre parfois d’un voile. Il n’y a pas d’archéologie des idées sans recherche de l’archive et ses explorations des structures profondes du discours »   . L’étude de cas qui constitue ce livre se fait ainsi à la fois histoire du livre et de la communication, histoire culturelle du politique et histoire diplomatique. Il ne peut d’ailleurs en être autrement tant chez Lisola le travail diplomatique et le travail d’écrivain se confondent dans un seul et même objectif : contenir les prétentions françaises à la domination.

Il est aussi passionnant de suivre les répercussions à plus long terme du Bouclier d’État et de Justice. Le livre montre tout d’abord que la dégradation de l’image de Louis XIV en Europe ne date pas de la seconde partie de son règne, soit après la paix de Nimègue en 1678, mais bien de la seconde moitié des années 1660. Il met ainsi une pierre dans le jardin d’une historiographie qui verrait dans les Lumières les prescripteurs de la damnatio memoriae louis-quatorzienne. Il invite à regarder hors de France ce qui se passe dans la production de ces images   . Ce décentrement permet de complexifier les « stratégies de la gloire » (Peter Burke) et de montrer les solutions de continuité dans leur constitution   .

Finalement, Charles Edouard Levillain signe ici un livre d’une grande richesse, qui apporte de passionnantes analyses sur les débuts du règne de Louis XIV et sur la situation diplomatique européenne de cette époque. Il livre aussi une démonstration brillante de la nouvelle façon de faire de l’histoire diplomatique : les acquis de l’histoire des relations internationales sont préservés, mais en y ajoutant les méthodes de l’histoire culturelle et politique ou de l’histoire des médias, l’historien se donne les moyens de mettre en évidence des réseaux jusqu’alors obscurs ou aux contours peu délimités. Au terme de la lecture, la figure de Lisola apparaît comme un acteur central des recompositions géopolitiques de la première moitié du règne de Louis XIV. Enfin, et c’est peut-être le plus grand tour de force du livre, en prenant un sujet à la périphérie du règne de Louix XIV, en s’attachant au sources, en les faisant dialoguer, Charles-Edouard Levillain réussit l’exploit de passionner une nouvelle fois son lecteur pour ce règne dont tout n’a pas été définitivement écrit