S’il fallait n’en citer qu’un, l’indéniable mérite de la publication de Michel Foucault en Pléiade tient à la possibilité offerte à ses lecteurs de transporter enfin partout avec soi ses œuvres complètes en deux poches séparées. La remarque, nous l’espérons, aurait peut-être fait sourire Michel Foucault lui-même, qui, s’il avait vécu, aurait sans doute été embarrassé par l’honneur éditorial qui vient de lui être fait, lui qui déclarait ne pas vouloir "de ce qui pourrait donner l’impression de rassembler ce que j’ai fait en une espèce d’unité qui me caractériserait et me justifierait", et qui envisageait ses propres livres, non pas tant comme des ouvrages pouvant être alignés sur une étagère de bibliothèque, que comme "une espèce de souffle vraiment matériel, une espèce de souffle faisant éclater des portes et des fenêtres".

En dépit de ces réserves qui, on le sait, ne sont pas de simple modestie de sa part mais renvoient à des thématiques profondes dans son œuvre même (que l’on songe au passage bien connu de L’archéologie du savoir : "Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers"), Foucault, devenu depuis son décès survenu en 1984 l’un des intellectuels les plus influents en France et à l’étranger, avait assurément sa place dans la prestigieuse collection de Gallimard, et il faut saluer en ce sens le remarquable travail éditorial effectué sous la direction de Frédéric Gros, avec la collaboration de Jean-François Bert, Philippe Chevallier, Daniel Defert, François Delaporte, Bernard Harcourt, Martin Rueff, Philippe Sabot et Michel Senellart. Les deux volumes qui viennent de paraître réunissent l’essentiel de son œuvre écrite, par soustraction de ce que Gilles Deleuze appelait son œuvre parlée, en désignant par là la masse considérable des entretiens, conférences et cours accordés et délivrés par Foucault tout au long de sa vie et publiés dans les  Dits et Ecrits (qui ne les recueillent d’ailleurs pas tous : voir le texte de la conférence sur La peinture de Manet publié par les éditions du Seuil en 2004, La grande étrangère publié par les éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en 2013, et les divers textes publiés par les éditions Vrin), et dans la série des Cours du Collège de France.

Y sont rassemblés, dans l’ordre chronologique, à l’exception du tout premier livre de Michel Foucault que ce dernier ne voulait pas voir rééditer (Maladie mentale et personnalité, PUF, 1954), et des travaux d’édition (Moi, Pierre Rivière…, Herculine Barbin…, Le Désordre des familles) : dans le tome I, l’Histoire de la folie à l’âge classique (dans son édition de 1972), suivi de Mon corps, ce papier, ce feu et de La folie, l’absence d’œuvre, Naissance de la clinique (1963), Raymond Roussel (1963), Les mots et les choses (1966), ; dans le tome II, L’archéologie du savoir (1969), L’ordre du discours (1971), Surveiller et punir (1975), les trois volumes de L’histoire de la sexualité, ainsi qu’une sélection de ses articles, préfaces et conférences entre 1963 et 1984 les plus célèbres et les plus influentes (dont "La pensée du Dehors", "Qu’est-ce qu’un auteur ?", "Omnes et singulatim").

Sans doute, comme le note Frédéric Gros dans son Introduction, Michel Foucault n’a-t-il pas inventé une nouvelle philosophie, mais plutôt une nouvelle manière de faire de la philosophie, consistant à décloisonner les disciplines, à bouleverser le paysage de la pensée, en travaillant non pas tant à élaborer de grandes thèses canoniques que des outils méthodologiques, des instruments de réflexion, de nouveaux objets de pensée : hétéropie, épistémé, biopouvoir, gouvernementalité, véridiction, subjectivation, archéologie, généalogie, problématisation, etc. De là aussi bien la difficulté qu’il y a à situer son œuvre – entre philosophie, histoire, littérature et peut-être aussi poésie si l’on en juge à la beauté exceptionnelle des pages qu’il a pu écrire. Dans la belle biographie qu’il lui a consacré il y a quelques années, Didier Eribon rapportait l’anecdote selon laquelle, au cours de sa soutenance de thèse, Michel Foucault aurait déclaré que "pour parler de la folie, il faudrait avoir le talent d’un poète", à quoi son directeur de thèse, Georges Canguilhem, aurait répondu : "Mais vous l’avez, Monsieur, vous l'avez"