* A propos de l’exposition  Mythes fondateurs, d’Hercule à Dark Vador, au Louvre, du 17 Octobre 2015 au 4 Juillet 2016.

Le Musée du Louvre ouvre en cette fin d’année la Petite Galerie, nouvel espace d’exposition destiné à un très jeune public. De l’aveu même de ses concepteurs, il s’agit d’expérimenter de nouvelles formes de diffusion du savoir plus attrayantes pour les enfants et les adolescents. L’exposition inaugurale, Mythes fondateurs, d’Hercule à Dark Vador, en est la première tentative, étonnamment maladroite dans sa conception en dépit de l’intérêt certain des œuvres exposées.

Un sujet flou

L’exposition couvre un sujet extrêmement vaste : un aperçu des mythes fondateurs de cultures du monde entier et de toutes époques ainsi que leur postérité moderne et contemporaine dans les arts en Europe et aux États-Unis. Un espace d’exposition réduit tel que la Petite Galerie se serait plus facilement prêté à quelque chose de plus restreint ; à défaut, une sélection judicieuse des œuvres restait possible, mais à la condition de délimiter rigoureusement le sujet et d’élaborer un commentaire cohérent, si possible informé par les dernières avancées des études mythologiques.

C’est dans cette délimitation du sujet que réside le principal défaut de l’exposition. Dès la première salle, la conception du mythe qu’elle propose s’avère étonnamment datée : les mythes sont réduits à de « grands récits » censés expliquer le monde. Certes, il est normal qu’une exposition adressée aux enfants ne prétende pas les initier dès l’abord à toute la complexité des études mythologiques. Mais il est plus surprenant de voir les mythes réduits ici à leur dimension textuelle, alors même que de nombreux travaux ont montré l’autonomie de l’iconographie mythologique, laquelle, loin d’être une simple illustration de textes préexistants, développe souvent ses propres thèmes et variantes (par exemple les coupes grecques comme celle de Douris, conservée au Vatican, qui montrent Jason avalé par le dragon gardant la toison d’or !). En outre, ce sont parfois les arts figurés comme la peinture ou la sculpture qui ont inventé ou réinventé les apparences de nombreux héros et créatures mythologiques peu ou pas décrits par les textes conservés (c’est aux peintres de vases qu’on doit d’avoir imaginé les Sirènes de l’Odyssée sous forme de femmes-oiseaux). Ce rôle et ces procédés spécifiques de l’imagerie mythologique ne sont jamais présentés, un comble puisque la grande majorité des œuvres exposées relève des arts figurés.

À l’inverse, les visiteurs resteront parfois sur leur faim quant à la présentation des textes des « grands récits » évoqués à l’entrée. Si la confrontation entre Ulysse et Circé bénéficie d’un traitement louable, permettant la comparaison entre un extrait de l’Odyssée et deux vases peints différents représentant la scène, le commentaire est aride ou absent dans le cas de nombreux autres mythes pourtant beaucoup moins connus du grand public : malheur à qui ignore les récits rattachés aux kitsune et aux tanoukis de la mythologie japonaise (présentés par le biais de masques de théâtre) ou à qui aurait voulu mettre un contexte autour du crocodile iatmul. En revanche, on cherchera en vain des considérations sur l’importance de l’oralité dans la transmission et l’évolution des mythes, alors même que l’importance de l’oralité et l’étude de ses procédés propres en dehors de tout recours à l’écriture sont une autre découverte majeure du XXe siècle en la matière. Le site Internet pallie ces manques (pour qui pense à le consulter), mais pourquoi ne pas avoir intégré directement à l’exposition ce qui forme le cœur de son sujet, via par exemple des dispositifs audio ou audiovisuels permanents ?

Une sélection parfois obscure

Tout aussi peu approfondie est l’idée de mythes fondateurs, qui constituait pourtant un excellent moyen d’opérer une sélection au sein de mythologies foisonnantes. En quoi certains mythes sont-ils fondateurs et de quoi sont-ils fondateurs ? S’agit-il de relater des fondations, de remplir une fonction fondatrice à l’échelle d’une culture donnée ou d’une époque donnée ? Le mot disparaît passé le titre de l’exposition.

La belle présentation des cosmogonies et des luttes cosmiques primordiales en Mésopotamie, en Grèce et en Égypte ancienne dans les premières salles laisse attendre une exposition consacrée avant tout aux mythes liés à la création du monde et de l’humanité. Plus loin, un héros comme Héraclès/Hercule, auxiliaire des dieux dans la mise en ordre du cosmos en Grèce puis à Rome, reçoit toute l’attention méritée par l’intermédiaire d’œuvres superbes et généralement bien mises en valeur montrant ses luttes contre des monstres et des brigands variés. Restait à expliquer plus clairement en quoi tout cela fonde quelque chose.

De même, le caractère fondateur de certains mythes évoqués n’est pas toujours évident et aurait mérité d’être explicité. En quoi la confrontation entre Ulysse et Circé est-elle un mythe fondateur, comparée, par exemple, à la titanomachie ? Pourquoi avoir choisi les tanoukis japonais plutôt que les récits cosmogoniques dont cette même culture ne manque pas ? En quoi les films Star Wars peuvent-ils être considérés comme un mythe fondateur (et de quoi) ? Quelle est leur importance par rapport à d’autres créations contemporaines se réclamant du mythe ? Pourquoi avoir inclus l’affiche du Alice au pays des merveilles de Tim Burton (un film qui n’a pourtant pas fait date, contrairement à d’autres élaborant la mythologie personnelle du cinéaste) ? Quel lien peut-on établir entre le nonsense de Lewis Carroll et les mythologies antiques ? À plusieurs reprises, la pauvreté délibérée du commentaire sur place ne permet pas de comprendre ces choix et l’exposition prête le flanc à l’accusation de fourre-tout.

De même, la fondation au sens propre du terme, c’est-à-dire la création de cités ou de pays, n’est pas abordée. Elle a pourtant ses héros et ses héroïnes, que l’on songe à Didon, fondatrice de Carthage, ou, en Italie, à Énée, Romulus et Rémus. La mythologie romaine est d’ailleurs la grande absente de l’exposition avec une simple représentation du combat d’Hercule contre Cacus en Italie.

En passant sous silence ce rôle constructif des héros (fondateurs de villes créateurs de rites, éponymes donnant leur nom à un peuple), l’exposition les réduit aussi à de simples tueurs de monstres. Autre simplification excessive, même pour un jeune public. Car ces conflits laissent leur place à la ruse et à la magie : que l’on songe à des figures comme Œdipe, dont le combat contre le sphinx (physique sur certains vases peints) est passé à la postérité comme une lutte d’intelligence, ou à Médée dont les drogues mettent hors d’état de nuire plusieurs monstres au profit des Argonautes. Les héroïnes sont d’ailleurs rarissimes dans l’exposition, manquant ainsi l’occasion de dépasser des préjugés tenaces sur le caractère exclusivement masculin des héros. Quid d’Atalante, de Didon, de Cyrène la nymphe tueuse de fauves ?

Enfin, plusieurs questions sur le mythe fondamentales pour les plus jeunes sont absentes de l’exposition. Or, d’expérience, les premières questions que posent les enfants après avoir écouté un récit mythologique sont : cette histoire est-elle vraie ? Comment sait-on que Gilgamesh ou Hercule n’ont pas réellement existé ? Est-ce donc un mensonge ? Il faut alors expliquer ce qu’est une croyance, comparer polythéismes et monothéismes, expliquer l’intérêt pour un roi de se donner des dieux pour ancêtres, bref, parler religion et politique. L’exposition ne donne ni réponses ni questions sur ces sujets cruciaux.

Tout pour l’expérience sensorielle

La principale qualité de l’exposition est la diversité des types d’œuvres exposés, qui permet de s’ouvrir dès le plus jeune âge à la grande variété des supports susceptibles de diffuser les mythes : inscriptions, bas-reliefs, vases peints, groupes sculptés, huiles sur toile, armes ornementées, masques et marionnettes de théâtre, œuvres plastiques, accessoires de cinéma, etc. La longueur des panneaux de texte a été drastiquement réduite, au point, on l’a dit, de tomber dans l’excès inverse. Les légendes et cartouches sont colorés et aérés. Les principaux panneaux de texte sont dotés d’une traduction juxtalinéaire anglaise en argenté sur bleu, peu lisible. Un complément utile consiste en surfaces à toucher disposées près des légendes, qui permettent de se faire une idée de la texture d’une sculpture sans la toucher directement. Le parti pris a été visiblement de laisser la place à l’expérience sensorielle. Regrettons que cela se soit fait à ce point au détriment de la compréhension sur place, car ce sont probablement les visiteurs les moins à l’aise avec la culture muséale qui risquent le plus de passer à côté des compléments écrits proposés sur Internet.

La majorité des œuvres sont bien mises en valeur. À un ou deux endroits, les contraintes d’espace auxquelles ont dû faire face les concepteurs entraînent une impression d’entassement, en particulier dans la salle « Mondes créés ». La très belle amphore grecque montrant la gigantomachie aurait gagné à être visible à 360° (elle aurait sans doute été mieux à sa place sur un piédestal en milieu de salle que le casque de Dark Vador, dont le couvre-nuque, si authentique et ténébreux soit-il, n’est pas la partie la plus passionnante) ou à être dotée d’un miroir permettant d’admirer la face tournée du côté du mur, comme c’est le cas pour d’autres vases.

Éthique scientifique et diffusion du savoir

Sans être complètement manquée, l’exposition passe en partie à côté de son sujet et laisse une impression de superficialité que la volonté de se rendre accessible aux plus jeunes ne suffit pas à expliquer. S’adresser à un très jeune public constitue au contraire un exercice redoutable, surtout dans le domaine trompeusement facile des mythes. Tout se passe comme si l’exposition avait cru pouvoir s’en tenir à un commentaire minimaliste parfois obsolète, en se reposant sur une vulgate répandue à base de « grands récits explicatifs » et de héros combattant des monstres, sans ambitionner d’aller plus loin pour opérer un vrai travail de vulgarisation des avancées survenues en matière d’études mythologiques depuis les cinquante dernières années.

Ces facilités deviennent préoccupantes lorsqu’il s’agit d’illustrer la postérité récente des mythes. Car s’il est important et louable de donner leur place aux cultures contemporaines de l’imaginaire, cette volonté de reconnaissance ne doit pas désarmer tout esprit critique face aux entreprises de l’industrie culturelle, promptes à se parer d’oripeaux antiques à des fins de marketing.

Le traitement dévolu à Star Wars semble ainsi plus candide ou opportuniste que distancié et réellement informé. La dernière salle propose de visionner des documentaires sur Star Wars produits par Lucasfilm. George Lucas, ici comme ailleurs, se pose en héritier direct des grandes mythologies du monde, inspiré par Hercule au moment de créer Dark Vador (l’exposition en a tiré son titre).

Or Lucas est un cinéaste et un homme d’affaire, qui ne connaissait pas grand-chose aux mythologies en concevant Star Wars dans les années 1970. Sa posture de passionné de mythologies a relevé d’une alliance d’intérêts bien compris avec Joseph Campbell, psychologue et conférencier populaire à l’époque mais critiqué à raison par les spécialistes de mythologie. Lucas a exagéré l’influence de Campbell sur ses films en une stratégie d’autolégitimation qui profitait à tous deux. Avec le succès de Star Wars, Hollywood a cherché chez Campbell la martingale du scénario rentable, donnant un écho démesuré à des théories pourtant obsolètes. Tout fan de Star Wars sait que la saga puise avant tout dans des prédécesseurs moins éloignés, comme le cycle de Mars d’Edgar Rice Burroughs, Flash Gordon ou Star Trek. Quitte à établir un parallèle a posteriori entre Dark Vador et les mythes, des figures comme Cronos ou Œdipe paraissent bien plus indiquées qu’Hercule.

Le rôle d’une exposition est de faire découvrir l’inconnu, de faire connaître le travail des chercheurs en replaçant les œuvres dans leur contexte et de former l’esprit critique ; il n’est pas de répéter des rengaines omniprésentes sans les questionner au prétexte d’être plus abordable. Il est dommage qu’une exposition par ailleurs stimulante l’oublie parfois et sacrifie trop souvent l’ambition vulgarisatrice, voire la rigueur scientifique, sur l’autel de l’expérience esthétique