Comment, en une trentaine d'années à peine, les deux grandes capitales du monde francophone, Paris et Montréal, ont vu l'émergence d'un "quartier gay".

E. M. Forster, dont le roman gay, Maurice, n'est paru qu'à titre posthume en 1971, aurait été fort surpris d'apprendre que, vingt ans après sa mort, New York, Paris, Los Angeles, Chicago, Barcelone, Madrid, Sydney et bien d’autres villes encore auraient un « quartier gay ». Inauguré dès la fin des années soixante à San Francisco avec le fameux Castro, ce phénomène est bien l'un des développements les plus spectaculaires et les plus intéressants de la libération gay, car il s'est traduit par l'apparition de véritables « géographies lesbiennes et gaies », pour reprendre l'expression de Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch dans leur excellente Sociologie de l'homosexualité   . Colin Giraud l'examine en profondeur dans son fascinant « conte de deux villes ».

Le choix de Paris et Montréal comme terrain d'enquête se justifie parfaitement : ce sont, après tout, les deux plus grandes villes francophones concernées. Pas uniquement francophone dans le cas de Montréal, certes, mais il se trouve que le Village, ainsi que s'appelle le quartier gay, se situe en plein cœur de la ville francophone. L'historique que nous présente Colin Giraud dans sa première partie montre que dans les deux villes, c'est à peu près le même phénomène qui s'est produit : dans les années 70, on avait ce qu'on appelle communément en anglais des red light districts où, avec la libération gay, sont apparus des commerces spécifiquement gay ; et à partir des années 80, moment qui correspond d'ailleurs à la crise du sida, ce sont de véritables lieux de vie en commun qui se mettent sur pied lorsque les commerces gays se concentrent dans de nouveaux espaces qu'investissent parallèlement de nouveaux habitants gays. Le Village et le Marais, nonobstant le riche patrimoine architectural du second, ont ceci en commun qu’ils étaient au départ des quartiers populaires. Situés l'un et l'autre au cœur de la ville, ils se prêtaient donc idéalement au processus qu'on a baptisé « gentrification » et qui devient ici, dans la plus pure tradition de Jabberwocky, « gaytifrication ». Dans ce processus, quelle est la locomotive ? Sont-ce les commerces gay, ou bien est-ce le peuplement gay du quartier qui joue le rôle moteur, suivi, accompagné, accéléré par le développement de ces commerces ? Telle est la question que pose l'auteur dans le premier chapitre du livre.

Le deuxième chapitre examine comment s'est édifiée, dans les deux villes, cette image de quartier gay – image, redisons-le, qui n'avait aucune existence antérieure. Colin Giraud a recherché principalement les traces dans la presse, gay ou généraliste. Il met en valeur, dans la tradition de Bourdieu, une dialectique subtile qui voit la marginalité sociale dans laquelle les gays étaient enfermés devenir d'abord une mode, puis une institution, créant de ce fait de nouveaux conformismes, qui produisent à leur tour, chez certains, une certaine nostalgie de la marginalité. Le troisième chapitre, où il est essentiellement question de Paris, tente une synthèse de ce que l'on peut connaître de la population gay des quartiers gay. La tâche n'est pas facile, car l'orientation sexuelle – tout comme l'appartenance ethnique – n'est pas prise en compte, dans la tradition française, par les statistiques officielles. On doit donc interpréter les données disponibles, tout en s'en remettant à d'autres sources – sondages ou études parues dans des magazines comme Têtu, statistiques immobilières, enquêtes de terrain, etc. L'auteur en tire une série d'observations montrant, comme il le dit lui-même, que « les gays n'habitent pas une ville comme les autres citadins ». On voit donc – et ce n'est pas l'un des aspects les moins fascinants du livre – comment la constitution de ce groupe naguère invisible est parvenu, en moins de trois décennies, à recomposer durablement le paysage urbain.

La deuxième partie (« Les gaytrifieurs et leur quartier ») exploite les résultats de deux études de terrain conduites dans chacune des deux villes entre 2005 et 2008 auprès d'un échantillonnage représentatif d'une cinquantaine de sondés. (Précisons que gay est employé ici uniquement pour désigner des individus du sexe masculin ; une étude parallèle serait donc à faire pour le monde lesbien.) Divers paramètres sont envisagés : quelle origine sociale, quel parcours personnel, quel type de sentiment d'appartenance (ou non) au quartier, quel mode de vie, quel investissement économique ou politique ? Un chapitre porte sur le logement (en quoi le logement gay diffère-t-il du logement non gay ?) et sur les pratiques de vie quotidienne (culture, sorties, bars, lieux de drague ou backrooms, etc.). Le suivant s'attache aux questions de voisinage et de sociabilité, notamment du point de vue des relations entre gays et non gays, mais aussi de celles entre « anciens » et « nouveaux » habitants du quartier.

La troisième partie, « Quartier gay et socialisation » aborde, toujours sur les bases de ce double sondage, la question des rapports entre le cadre de vie et la personnalité. Ce sont encore des questions qui n'auraient eu aucun sens il y a seulement cinquante ans : que signifie, pour les gays, vivre dans un cadre de vie gay ? comment s'identifie-t-on à son quartier ? comment les rapports entre les tranches d’âge y sont-ils vécus ? et les rapports d'amitié ? etc. Le dernier chapitre se propose, à la lumière de travaux récents en matière de socialisation, de raffiner les observations précédentes en tenant compte de différences que les enquêtes révèlent dans l'efficacité de la socialisation par le quartier gay : différences de génération, différences de capital culturel (ici se profile une « distinction » spécifiquement gay, au sens où Bourdieu l'entendrait), effets, plus difficilement quantifiables, de tel ou tel parcours personnel.

On voit qu'il s'agit là d'un ouvrage riche et instructif, où toute personne s'intéressant au phénomène urbain trouvera matière à réflexion. Si à l'issue de la lecture c'est ce que l'auteur nous apprend sur le Marais qui reste avant tout présent à l'esprit, l'éclairage apporté par l'exemple montréalais n'en est pas moins original et stimulant

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