Un ouvrage d’une parfaite lisibilité et d’une grande richesse théorique, qui explore les moyens de remettre en cause le système inégalitaire.

Difficile de trouver un guide plus informé que Patrick Savidan pour se pencher sur l’étrange paradoxe consistant à voir augmenter les inégalités que, pourtant, nous ne cessons de dénoncer. Auteur d’une œuvre imposante, largement consacrée à repenser la question de l’égalité, président et co-fondateur de l’Observatoire des inégalités, P. Savidan utilise les ressources de la philosophie politique (mais pas exclusivement : on ne saurait lui faire le reproche de préférer la beauté de l’idée pure à l’encombrante banalité des faits) pour nous offrir un texte d’une parfaite lisibilité et d’une richesse théorique tout à fait remarquable.

La façon dont nous raisonnons à propos des inégalités contribue-t-elle au creusement de celles-ci ? En formulant ainsi le problème, P. Savidan manifeste le souci fondamental d’associer la question morale et la question politique. L’éthique de l’égalisation, ou pour parler comme Tocqueville, la passion de l’égalité, celle de nos sociétés démocratiques, est une passion contrariée. Serions-nous dès lors impuissants face à la montée des inégalités? De nombreux arguments (ou causes externes) peuvent être moblisés en ce sens: la force de la mondialisation, la prééminence des pouvoirs économiques, les défaillances des systèmes politiques, le pouvoir des élites (et les alliances entre leurs diverses composantes), l’absence d’offre politique crédible susceptible de s’opposer réellement au système inégalitaire, ou encore le fait que nos démocraties se seraient transformées en oligarchies. Ces hypothèses méritent, à n’en pas douter, un examen attentif. La dernière tout particulièrement.

Consentirions-nous à ce que Thierry Pech   a nommé sécession, en l’occurrence celle des riches? Le modèle de la vie bonne serait désormais, depuis les années 1980, celui des privilégiés : c’est de ce moment, en effet, que date la libéralisation des marchés et, corrélativement, la désinhibition par rapport à l’enrichissement, la fascination pour la vie des riches, le spectacle qu’ils en donnent autorisant une sorte de vie par procuration. P. Savidan, sans nier la fonction de l’envie à l’âge démocratique, n’est guère convaincu par cette approche psychologisante largement fondée sur le caractère illimité du désir. Si envie il y a, « de quoi est-elle envie? », se demande l’auteur   . La tendance oligarchique contemporaine mérite une autre hypothèse.

L’aspiration à la sûreté

Faudrait-il alors viser, comme le recommande H. Frankfurt, à supprimer la pauvreté ? D’un point de vue moral, ce qui importerait « ce n’est pas que nous ayons tous la même chose, mais que chacun ait assez »   . Cette approche suffisantiste ne manque pas d’attraits. Néanmoins, et à mon sens à juste titre, P. Savidan ne s’en contente pas: la question de la justice sociale ne doit pas se cantonner à des objectifs de suppression de la pauvreté. Pourquoi? L’auteur fait ici précieusement référence à Rousseau: pour être juste, le système social doit certes se préoccuper que chacun ait assez (dans cette perspective, le salaire à vie défendu par Bernard Friot me semble une piste intéressante), mais également que nul n’ait trop. Car, ce que montre « la chronique des oligarchies retrouvées »   , c’est que l’effet inévitable de ce trop est de faire basculer le droit du côté des plus riches et, dès lors, de menacer l’équilibre social.

Est-il encore temps d’inverser la tendance? On pourrait en douter si l’on accorde crédit aux analyses, telles celles de Thomas Frank et, dans une perspective différente, de Wendy Brown, qui, entre servitude volontaire et aliénation (pour reprendre les termes suggestifs de P. Savidan), analysent le consentement des défavorisés à la défense des intérêts des puissants. Cette insistance sur la droitisation de l’électorat populaire n’est pas, selon l’auteur, à la hauteur du phénomène observé. Si nous adoptons des comportements contribuant à creuser les inégalités, c’est très largement parce que nous manifestons de la défiance à l’égard de gouvernements incapables de réduire les inégalités et la précarité.

Pour rendre compte de la préférence pour l’inégalité, ette piste explicative est plus heuristique que le recours aux causes internes (c’est-à-dire celles qui proviendraient des individus). Ainsi ni l’ignorance, ni la mauvaise foi, ni l’immoralité, ni l’irrationalité (la faiblesse de la volonté, telle qu’on la trouve analysée, après Aristote, chez le philosophe américain Donald Davidson, est l’objet d’un développement important, qui d’ailleurs vient contrarier l’idée que nous adopterions des comportements irrationnels, là où nous sommes mus par des croyances nous apparaissant comme raisonnables) ne peuvent l’appréhender de façon satisfaisante. S’il s’agit de comprendre « la troublante discordance entre ce que nous croyons, ce que nous désirons et ce que nous faisons »   , il nous faut examiner l’histoire du projet d’égalisation des conditions. Et, comme nous l’avons vu, notre représentation de l’avenir n’est plus du tout claire. Nous vivons donc, souligne P. Savidan, une crise du régime moderne d’historicité, un « dérèglement de la logique démocratique », comme l’écrivait Claude Lefort. Dans cette optique, le recours aux auteurs républicains, de Machiavel à Pettit, permet de comprendre comment se réalise la démocratisation de la tentation oligarchique. De la domination sans interférence, subtilement décrite par Philip Pettit, il résulte des effets « dont le plus manifeste est la rupture de fait de l’égalité »   . C’est cette complication qui représente un obstacle majeur à l’émancipation. Il nous incombe donc de la penser autrement « pour décoloniser vraiment l’avenir »   .

Construire la «vraie démocratie»

C’est ici que P. Savidan propose une voie réellement originale. Si nous adoptons souvent une « attitude consistant à ne pas tenir compte de ce que nous savons, tout en le sachant »   , comme c’est le cas dans la situation de faiblesse de la volonté, c’est parce que « nous raisonnons sous conditions d’incertitude, en régime d’injustice »   . Cela signifie que nous raisonnons en présupposant que tout le monde (ou presque) raisonne ainsi. Or ce biais explique que nous délimitons « l’étendue des connaissances que nous choisissons de mobiliser » : nous ne nous fondons donc pas seulement sur ce que nous croyons, mais sur ce que nous croyons que les autres croient   . Or, nous pouvons, sans sombrer dans un optimisme excessif, nous fonder sur nos dispositions au souci de l’autre, à la coopération (sans préjuger des directions que ces dispositions peuvent prendre) pour « soustraire notre "savoir commun" à la spirale inégalitaire »   . Pour reprendre la terminologie d’Albert Hirschman, si nous faisons défection c’est à regret. Nous avons, en outre, une forte difficulté à traduire en termes politiques nos dispositions à la coopération. Pour que vienne le temps des mobilisations et du refus de la domination, pour que nous construisions la « vraie démocratie »   , il nous revient d’interpréter les pratiques actuelles de résistance et de coopération, lesquelles, en s’exprimant de manière autonome par apport au système politique (et même parfois contre lui), s’emploient « à compenser notre déficit d’appropriation du monde »   et à reconnaître l’égale dignité de chacun.  

Cette exigence d’inclusion radicale   dessine une « citoyenneté robuste »   de nature à relancer la production d’offres politiques crédibles. La désindividualisation du temps que prône l’auteur revient à « s’impliquer, directement ou non, dans des projets qui nous portent au-delà de nous-mêmes »   et largement fondés sur la solidarité, dont les espérances ne sont pas éteintes. Dès lors, faire des inégalités, notamment face au temps, inégalités qui touchent nos modes et nos niveaux de vie et sur lesquelles P. Savidan insiste à juste titre: « Il faut interpréter la justice sociale à partir du temps et expliquer le temps comme horizon de la question du juste »   , un problème public, c’est « nous instituer comme agent, en tant que membre d’un collectif »   . Devant un système politique si mal orienté, « changer vraiment est une évidence à laquelle il faut simplement que nous parvenions à croire ensemble ». C’est dans ces conditions que nous pourrons faire de la sécurité un bien commun, « soit un bien qui ne peut être diminué pour certains sans l’être pour tous et qui ne sera augmenté que s’il l’est aussi pour chacun »   .

On l’a compris, le livre de P. Savidan, auquel le cadre limité de cette recension ne peut rendre justice, est une lecture obligée pour tous ceux qui considèrent que se préoccuper du sort des plus démunis est une exigence fondamentale de la justice sociale. Regrettons seulement, le profit aurait été plus grand encore, l’absence d’une bibliographie et d’un index des noms, mais le reproche s’adresse à l’éditeur