Virginie Martin est politologue, docteure en sciences politiques, HDR en sciences de gestion et professeur à Kedge Business School (Marseille - Bordeaux - Paris). Spécialiste des questions du genre et des marges politiques, elle est également présidente du Think Tank Different. Dans son dernier ouvrage, Ce monde qui nous échappe, elle tente de démêler la complexité d’un monde anxiogène en appelant à l’émergence d’un universalisme des différences.

David Navaro : Prenant acte des grandes mutations qui travaillent en profondeur la société française, votre ouvrage, Ce monde qui nous échappe, part d’un constat largement partagé : celui d’une France ébranlée par son incapacité à créer du commun. Un constat qui vous permet de brosser le portrait de la France du XXIe siècle et de proposer une approche singulière puisque, loin des essais alarmistes et décadentistes, vous voyez une issue positive aux démons identitaires qui rongent notre société. Selon vous, nous serions entrés dans une nouvelle ère, fruit d’un double mouvement : d’une part l’avènement d’un processus d’émancipation des identités particulières. De l’autre l’affaissement d’un modèle républicain français moribond qui semble incapable de composer sereinement avec ces revendications. Pour régénérer la République, vous vous faites le porte-voix d’un universalisme des différences. Qu’entendez-vous par cette formule oxymorique?

Virginie Martin : En effet, comme vous le précisez, je me tiens loin des discours alarmistes actuels. Sans être dans l’angélisme et donc en étant consciente des problèmes que nous rencontrons dans la France d’aujourd’hui, je ne me saisis pas de la formule consistant à dire que «  c’était mieux avant ». Cette pensée tendant à devenir hégémonique dans l’espace médiatique m’interroge sur un plan très concret. Qu’est ce qui était mieux avant ? Est ce que les « dcadentistes » pensent sérieusement que le monde d’avant - que nous avons du mal à situer chronologiquement d’ailleurs - était « mieux » ? Je donnerais ici quelques exemples. Etait-ce mieux avant quand les femmes ne pouvaient pas voter, quand elles ne pouvaient pas avoir accès à la contraception, quand elles n’étaient pas libres de posséder un carnet de chèques, quand l’homosexualité était considérée comme condamnable, quand les noirs étaient esclavagisés au prétexte de théories raciales hiérarchisantes, quand les ouvriers trouvaient fréquemment la mort dans des mines faute de réglementation les protégeant?
Du coup, j’avance dans mon essai que ce « monde d’avant » était en fait profitable à quelques uns qui ont privatisé l’espace des intérêts publics autrement dit qui ont privatisé le commun. J’écris dans mon livre que « faire commun dans un pays où seuls les clones comptent est simple ; ce n’est finalement pas un commun c’est une redondance, un miroir ». Je récuse l’emploi du mot commun quand il ne concerne in fine que des hommes si tant est qu’ils soient hétérosexuels, blancs et plutôt bien nés.
Partant, j’ai employé cet oxymore d’universalisme des différences qui tient deux bouts d’un même défi : à la fois avoir un socle qui unit et qui converge - notamment fondé sur une éthique minimale envers autrui et de reconnaissance mutuelle - mais dans le même temps ne pas lisser chacun de nous dans un seul et même moule. En d’autre terme, un socle qui encourage l’acculturation plutôt que l’assimilation. Ce raisonnement peut aussi être appliqué au monde entier où l’on peut parler de « coexistence planétaire » entre pays mais aussi des entités que sont les animaux, les humains et les technologies comme le suggère l’architecte italien Andrea Branzi.
D’autant plus que chacun d’entre nous mais aussi chaque pays, entité dans le monde est aujourd’hui une revendication de lui même : en effet, les identités tendent à s’affirmer, maintenant qu’elles sont partiellement dégagées d’un boisseau trop lourd. Les colonisés parlent, les femmes de même, les ouvriers le font depuis plus longtemps via l’organisation syndicale, les homosexuels peuvent se marier : chaque identité est devenue légitime si je puis dire et favorisée par la webisation (peu d’intermédiaire, personal branding, initiative entreprise…) de la société.
Alors comment faire aujourd’hui du commun entre clones ? il faut donc un commun des différences acceptées : un universalisme des différences. La République à la française, qui se proclame « une et indivisible », tend trop souvent à refuser de considérer les différences qui caractérisent ses citoyens. En fait, elle propose un « vivre ensemble », certes louable, mais qui a trop tendance à n’être qu’une sorte de pacte entre « clones ». L’universalisme des différentes propose une voie peut être plus démocratique et s’inscrit dans une démarche intersectionnelle qui cherche à envisager l’Autre sous tous ses aspects : sexe, classe sociale, origine ethnique, handicap,  culture... Reconnaître simultanément toutes ces facettes permet une lecture complexe du monde. Finalement, l’universalisme des différences n’a d’autre but que la mise en place d’un socle ne rendant pas invisibles toutes les altérités.

David Navaro : Votre approche optimiste peut sembler à première vue étonnante puisqu’encourager la communautarisation de l’espace public comme l’avait professé le think tank Terra Nova a, pour certains observateurs de la vie politique, déboussolé et fracturé la gauche française au point de la rendre aujourd’hui inaudible sur certains sujets.Ne voit-on pas poindre en filigrane de votre ouvrage la défense d’un multiculturalisme à la française ? Autrement dit, la République, totem égalisateur par excellente, doit-elle tout accepter au nom de cet universalisme des différences que certains appelleront avec malice du relativisme ?

Virginie Martin : Ce n’est pas exactement ce qu’avait conseillé Terra Nova. Ces derniers estimaient que le PS, prenant acte de la perte de la classe ouvrière, devait aller séduire une nouvelle base électorale et ne pas négliger les « communautés ». Ils ont été beaucoup critiqués, à tort je pense et souvent avec une caricature du propos.
Mais il est vrai que ce mot communauté a fini par effrayer les gens et il a maintenant pris une couleur bien négative.
Or, il faudrait se rappeler combien c’est par une sorte de solidarité « communautaire » que le mouvement syndical s’est organisé et a permis des avancées dans le monde ouvrier. Les féministes des années 60 ont aussi eu des logiques « communautaires », de même que les homosexuels ; ces logiques existent depuis toujours : la Franc-maçonnerie n’est elle pas une communauté d’esprits libres ? Ou de façon plus provocante est-ce que les énarques qui ont dirigé la France depuis des décennies ne sont pas dans cette même logique communautaire ?
De quoi parlons nous en fait ? De personnes qui ont des intérêts ou des points de compréhension convergents et qui peuvent s’aider et s’entraider. Le point de rupture serait une balkanisation ou une mise en morcellement d’une société, je le comprends bien. On pourrait dire que ceci existe déjà avec l’ENA, les classes supérieures, ou ce que certains ont appelé le « ghetto du gotha »…On remarque que, dès qu’il est question de la communauté homosexuelle, féministe ou musulmane, on voit poindre le spectre du « communautarisme » qui viendrait morceler la société. Le deux poids deux mesures est patent.
Donc non au relativisme car l’éthique minimale doit être protégée avec quelques principes notamment celui de « non-nuisance » comme le dit le philosophe Ruwen Ogien. Et oui à ce multiculturalisme que je nomme pour ma part cosmopolitisme qui est presque intrinsèque au monde qui se joue devant nous : frontières abaissées, mondialisation, globalisation, webisation qui créent des communautés d’intérêts…

David Navaro : Au lendemain des attentats de janvier dernier, la notion de commun est revenue sur le devant de la scène. Elle est invoquée par toutes les composantes de la gauche mais semble ne pas revêtir le même sens pour tout le monde. Quelle est votre définition du commun ? Et, pour prolonger la réflexion, comment récréer du commun dans un espace atomisé, dans une société ou comme vous le rappelez l’individu ne cesse de s’affirmer dans sa particularité qu’elle soit sexuelle, sociale, ethnique, religieuse ?

Virginie Martin : Des pays comme la France, doivent, dans un monde à la fois plus complexe et plus plat, réinventer une forme de rapport à la démocratie. Le commun du XXIème siècle ne pourra pas faire l’économie de cela. En effet, dans une société où chacun est en droit de revendiquer une existence pleine et entière il est nécessaire de respecter et voir les différences qui s’expriment. Le commun tel qu'il se présente aujourd’hui est un monde d’identiques, une reproduction le plus souvent. Ce commun est de fait excluant. Les travaux de Béatrice Mabilon-Bonfils montrent comment l’école par exemple crée l’altérité pour mieux l’exclure. La Réforme du collège proposée par la ministre de l’Education Nationale Najat Vallaud-Belkacem peut être une piste pour refaire du commun : un collège, des compétences, une appartenance, des rituels de réussite… Il est important que ce commun soit en quelque sorte un socle mais qu’il ne soit plus surplombant dans une logique d’invisibilité des différences.
Aujourd'hui les individus sont connectés, ils sont éduqués, ils ont une idée de ce que la démocratie veut dire, pourquoi accepteraient-ils de ne pas être pris en compte par ce commun ? Devraient-ils se rendre invisibles pour continuer à laisser les clones faire commun entre eux ? Un socle commun est un impératif. Mais ce socle ne doit pas être à ce point surplombant qu’il refuse de voir ces individus devenus hybrides, émancipés dans une société complexe.
Finalement, l’universalisme des différences n’a d’autre but que la mise en place d’un socle ne rendant pas invisibles toutes les altérités. Car il est assez clair que l’époque n’est plus, du fait de l’émancipation démocratique de chaque identité, à un lissage de ces dites identités.

David Navaro : Vous appelez également à la reconnaissance des « marges ». Une reconnaissance qui a vocation à les remettre au cœur du débat démocratique. Depuis plusieurs années, la classe politique a mis en branle des processus participatifs qui visent à inclure davantage les citoyens. Des processus souvent inefficaces qui confinent à des mises en scène démocratiques très chorégraphiées et qui s’inscrivent la plupart du temps dans une communication politique bien huilée. Au-delà de ces mesures cosmétiques, comment intégrer concrètement ces marges au processus démocratique ?

Virginie Martin : C’est une question très importante qui me semble être l’enjeu des années à venir pour notre démocratie. Sur ce point, je pense que l’on peut reconnaître à Ségolène Royal une intuition politique assez fine quand elle a mis en place avec plus ou moins de succès cette « démocratie participative ». Valorisation des contributions via internet (approche digitale du politique) réunion participatives plutôt que grand messe, messages aux citoyens plus directs et stratégie d’émancipation vis à vis du parti, il y avait une direction stimulante dans l’approche de Royal en 2007. Il n’en reste presque rien aujourd’hui.
Mais on peut retenir d’abord un point dans ce type d’approche : c’est la conscience profonde que le monde a changé et que le surplomb d’un politique savant n’est plus tout à fait souhaitable, surtout en ces périodes d’état démonétisé à tous les niveaux. Cette mise à plat, cet aggiornamento du politique permettrait de réfléchir à travers un paradigme différent.
Certains tentent en organisant des referendums locaux ou partisans, d’autres évoquent une 6eme République mais en définitive le paradigme reste identique.
Ce paradigme doit changer bien sûr mais l’Etat aujourd’hui a un double problème : il est démonétisé dans le temps et l’espace. Les individus veulent du temps court, de l’immédiateté, de apolitique du présent. Or par définition la politique est une affaire de temps long. D’ou le décalage et le hiatus. Les individus appartiennent à plusieurs mondes sans frontières notamment virtuel mais aussi par leurs voyages, leurs mobilités et leur nomadisme. Toutefois le politique s’inscrit dans un espace défini, circonscrit, arrêté.
Comment penser la question politique dans ces conditions ? Le politique, tel que nous le connaissons, est à l’état solide, face à des individus liquides, gazeux et nomades. Ces deux éléments sont essentiels à mes yeux et c'est à partir d’eux que le débat doit s’inscrire pour penser un lendemain plus démocratique.
Les attentats de janvier, ce moment si dramatique, auraient pu être un moment pour cela. Mais le si #jesuischarlie a tout emporté sur son passage, les marges sont restées aux marges. Je le rappelle en avertissement de mon essai : certains se sont sentis #HyperCasher d’autres #policiers… etc mais finalement une « surplombance », quelque part excluante, s’est mise en route. Et qu’a-t-on fait de ceux qui, pour des raisons compréhensibles, ne se sentaient pas tout à fait en phase avec le journal Charlie Hebdo (Sans pour autant être Coulibaly puisque c’est cela qu’on invoque tout de suite quand les gens ne se sentent pas Charlie) ? Est-ce que ce # est du commun ? C’est un commun qui ignore ses marges, qui ignorent les nuances dans un monde complexe. Cela a été dit et personne ne l’entend. Les injonctions imposées aux diverses marges seront de plus en plus un échec, car les marges se sont réveillées dans le processus démocratique et éducationnel qui reste le notre, et les marges ont intériorisé le fait qu’elles sont légitimes, elles aussi…

David Navaro : Autre aspect intéressant de votre ouvrage, l’importance que vous accordez aux nouvelles technologies dans ces mutations et notamment le numérique. Encore faudrait-il que tout le monde puisse bénéficier d’un accès à ces nouvelles technologies. Comment l’avènement du monde connecté que vous décrivez favorise-t-il l’émergence d’une « contre-culture » ? (terme que vous n’utilisez d’ailleurs jamais)

Virginie Martin : Vous avez raison de dire combien le gap technologique doit être pris en compte ici et là tout autour de la planète. Les Nations Unies en ont fait une priorité. Aujourd’hui, par exemple la Côte d’Ivoire se digitalise à une vitesse folle, donc l’accès aux nouvelles technologies - quand il n’y a pas de restriction politique - se fait peu à peu. Ces nouvelles technologies sont importantes à plus d’un titre. Elles permettent l’expression des individus et la mise en scène de soi de façon exponentielle comme en parlait Erving Goffman à l’époque.
Ces expressions de soi sont autant d’émancipations possibles - même si elles peuvent bien sûr créer d’autres aliénations techniques notamment. Ce phénomène se développe souvent dans une désintermediation que l’on appelle aujourd’hui « uberisation ». Ce phénomène d’« uberisation » politique, entrepreneuriale et sociale peut être un problème, mais autorise l’individu à être dans une situation d’empowerment. C’est là que ces nouvelles techniques deviennent intéressantes.

Elles le sont aussi car elles bouleversent notre rapport au temps et à l’espace, comme je l’évoquais tout à l’heure et nous projette ici et ailleurs et surtout ici et tout de suite. On ne peut pas continuer à croire que ce monde qui se joue sous nos yeux est sans conséquence pour l’organisation sociale qui doit se (re)penser.
J’aurais du parler de contre culture bien sûr et merci de cette remarque ! car ici encore les nouvelles technologies permettent à des entités d’émerger hors des fourches caudines habituelles : du parti pirate à certains artistes made in Web, le défi est posé aux grandes institutions qui peuvent paraître soudainement obsolètes.

David Navaro : Une dernière question, plus ouverte. Quel crédit accordez-vous au clivage droite-gauche aujourd’hui dans la vie politique française ?

Virginie Martin : Si ce clivage structure formellement la vie politique et son organisation principale, à savoir, le système électoral et la distribution des pouvoirs via des partis politiques dédiés, on voit bien que certains thèmes se distribuent en dépassant ce clivage. Le rapport à l’Europe en est peut être l’exemple le plus frappant.
On peut penser que les positions d’Alain Juppé et de François Hollande ne sont pas si opposées sur cette question, quand l’Euroscepticisme est partagé - certes avec des motivations différentes - par le Front de gauche et le Front national. Le débat autour de l’identité nationale a divisé l’UMP et divise encore aujourd’hui Les Républicains : Alain Juppé parle d’identité heureuse (terme que j’avais d’ailleurs utilisé dans une de mes interventions à France Stratégie et repris dans une tribune du monde fin 2013 !) quand Nadine Morano du même parti parle de race blanche.
L’approche critique de l’économie de marché d’un Mélenchon ou même d’un Montebourg est-elle toujours du même côté du clivage que l’approche de Macron ? Macron parait plus proche d’un Juppé ou peut être encore plus d’un Fillon sur certains points.
Partant peut-on dire qu’idéologiquement le clivage tient toujours ? Il tient d’un point de vue organisationnel et partisan ; il est plus flou concernant les idées et les approches idéologiques. Je travaille d’ailleurs actuellement à essayer de revoir comment de façon concrète se redistribue ce fameux clivage. Les partis entretiennent formellement ce clivage, les idées, elles, le chevauchent au point de rebattre les cartes et les axes idéologiques.
C’est aussi pour cela qu’il me paraît important de repenser nos catégories à partir du monde tel qu’il se donne à voir et non plus au travers de cadres surplombants mais devenus souvent hors-sol. Pour autant, les expressions être de gauche et être de droite veulent encore symboliquement dire quelque chose pour les français. En effet, ces symboles que sont « la gauche » et « la droite » fonctionnent encore très bien dans l’imaginaire collectif des français.