À travers l’analyse d’une tendance minimaliste et soustractive à l’intérieur du cinéma d’auteur, cet ouvrage souligne la capacité du cinéma contemporain à se réinventer et à résister au formatage commercial. 

Depuis quelques années, de partout dans le monde nous parviennent régulièrement des films dont la forme est radicalement délestée des oripeaux du cinéma de fiction traditionnel. Qu’il s’agisse des films de Lisandro Alonso, de Béla Tarr, d’Alain Cavalier ou de Wang Bing, une expérience esthétique relativement nouvelle se fait jour dans le paysage cinématographique. Privilégiant la lenteur et le dénuement, ces films portent la marque d’une « véritable retenue dans leur propositions esthétiques et dramaturgiques »   . Communément nommé contemplatif, ce cinéma résulterait surtout selon Antony Fiant d’un geste soustractif, d’un rejet des codes classiques de mise en scène et de récit. À travers l’analyse d’un corpus d’une cinquantaine de films réalisés par une quinzaine de cinéastes différents entre 2000 et 2013 (Chantal Akerman, Lisandro Alonso, Béla Tarr, Sharunas Bartas, Wang Bing, Alain Cavalier, Pedro Costa, Bruno Dumont, Otar Iosselliani, Aki Kaurismaki, Darejean Omirbaev, Carlos Reygadas, Albert Serra, Tariq Teguia, Tsai Ming-Liang), l’auteur propose de préciser et d’affiner cette notion de soustraction.

L’une des particularités du cinéma soustractif réside tout d’abord dans la remise en cause de la forme narrative traditionnelle (selon la triade aristotélicienne – exposition des enjeux, développement, dénouement – agrémentée de divers pics dramatiques ou émotionnels). Souvent parsemés de non-évènements, ces films n’ont pas vocation première à raconter une histoire qui tienne le spectateur en haleine ; les marques de narration tendent plutôt à disparaître, donnant « l’impression que les évènements se déroulent d’eux-mêmes, sans intervention ni manipulation extérieure »   . L’absence de voix off et le refus de l’engrenage narratif transforment l’être-au-film du spectateur, ces œuvres ne lui offrant plus le confort rassurant d’un récit, mais au contraire une expérience « ne reposant pas sur une progression dramatique immédiatement lisible »   . Les premières et dernières images de ces films ne définissant pas le début et la fin d’une histoire, la sacro-sainte « clôture » du récit vole en éclats, ouvrant d’autant plus de portes à l’imaginaire du spectateur. Les films de Wang Bing (Les 3 sœurs du Yunnan, À l’ouest des rails) ou de Lisandro Alonso (Los Muertos) illustrent clairement ce refus de l’ordre narratif. Mais, comme le précise l’auteur, la forme de cette résistance au récit peut varier selon les cinéastes, certains usant plutôt de la fable poétique pour décrire le monde. S’éloignant d’une progression dramatique établie, Aki Kaurismaki et Otar Iosseliani jouent en effet plutôt sur la superposition de situations différentes – desquelles toute distraction superflue à leur contenu est évacuée – et dont l’accumulation finit par faire sens et donner cohérence à leur propos.

Cette défiance à l’égard de l’emphase narrative, souvent réduite au minimum, rend ainsi à la mise en scène sa dimension fondamentale pour la réussite d’un film, « le regard se substituant à l’histoire »   . En se privant des moyens dramatiques les plus efficaces du cinéma et en choisissant plutôt une forme d’ascétisme et de minimalisme esthétique, ces auteurs affirment ainsi « avant toute chose le pouvoir de la mise en scène et du plan comme unité filmique »   . Dans cette perspective, de nombreux cinéastes font notamment preuve d’une certaine réticence envers la parole et les dialogues. En déployant de longues plages de mutisme, ils redonnent au cinéma toute sa capacité de suggestion et se refusent à tout didactisme de la parole. Ils composent plutôt avec les significations des choses inscrites sur et dans les corps des acteurs, avec ce que Rancière appelle leur « langage visible à déchiffrer »   . Cette prépondérance du mutisme s’articule avec l’attention particulière que ces auteurs portent aux bandes-son, la musique étant très souvent absente ou utilisée avec une extrême parcimonie (chez Béla Tarr par exemple). Les dialogues et les musiques d’accompagnement se raréfiant, les sons du quotidien acquièrent alors une fonction essentielle dans la réception de ces films, incitant le spectateur à écouter à son tour les bruits du monde.

Mais cette « esthétique pauvre » est loin de n’être qu’une posture maniériste, comme certains ont pu l’affirmer. Par leur lenteur et leur minimalisme, ces films responsabilisent le spectateur, « en lui donnant à lire autant qu’à voir »   , et en exploitant les capacités d’évocation propres au cinéma. La longueur des plans s’inscrit pleinement dans cette logique, ainsi que le confirme Jacques Rancière en évoquant l’importance des images chez Béla Tarr, « où se rend manifeste la durée qui est l’étoffe même dont sont tissées ces individualités qu’on appelle situations ou personnages »   . À cet égard, la scène finale des Chiens Errants de Tsai Ming Liang (film sorti après l’ouvrage et non commenté par lui) est saisissante. En unissant en un plan fixe d’une quinzaine de minutes les visages des deux principaux personnages, positionnés l’un derrière l’autre et regardant dans la même direction sans un mot, cette séquence révèle avec force leur désespoir, et illustre toute la puissance émotive qu’est capable d’atteindre ce cinéma soustractif.

Face à la surenchère d’un cinéma commercial qui s’acharne à guider le spectateur, l’effet soustractif permet au contraire au spectateur de penser à ce qu’il voit et de réfléchir. C’est en ce sens que François Laplantine y décelait un geste démocratique, dans la mesure aussi où ce cinéma ouvre le regard sur la complexité du monde, et permet une multiplicité de lectures. Dans « une confrontation exigeante avec le réel », ces réalisateurs ne cherchent « ni à informer pour démontrer ni à divertir pour faire oublier, mais à montrer et questionner »   . Ces films, que l’on associe trop souvent à une contemplation passive, « sollicitent au contraire une vive réceptivité située entre appropriation, interprétation et jouissance esthétique, comblant ainsi l’effet soustractif »   .

Cependant, si le cinéma soustractif se déleste de nombreux codes cinématographiques « grand public », il n’en est pas moins intrinsèquement lié au monde qui l’entoure. Les films évoqués dans cet ouvrage interrogent en effet sans complaisance la réalité du monde social et mettent souvent en jeu des personnages en marge de la société ou ayant des difficultés à s’y adapter. Souvent sans emploi ou inscrits dans la sphère informelle (notamment dans les films de Sharunas Bartas, Pedro Costa, Tsai Ming-Liang), ces personnages incarnent une certaine forme de solitude, voire d’anomie. Et lorsqu’ils sont représentés en famille, c’est justement la désintégration de cette cellule familiale qui est filmée (Lumière silencieuse, de Carlos Reygadas). Là encore, ces films soustractifs s’interrogent « très peu sur les causes de la réclusion des personnages. Ni militants ni même engagés, ni accusateurs ni moralisateurs, ils n’adoptent jamais la forme du discours, mais portent plutôt un regard sur des individus ou des communautés inscrits à la lisière de la société, un regard livré à l’appréciation du spectateur auquel on n’impose rien »   . Le paysage et les lieux dans lesquels s’insèrent ces personnages deviennent alors profondément signifiants. Ces reclus du monde évoluent soit dans de vastes espaces ouverts et hostiles, signe de leur perdition et de leur isolement (Japon de Carlos Reygadas, Seven invisible men de Sharunas Bartas ou Los muertos de Lisandro Alonso), ou au contraire dans des lieux clos, des chambres ou des appartements, qui servent alors de refuges à des personnages peu enclins à la vie sociale – mais amenés à exister puissamment à l’écran. En donnant la primauté à la mise en scène, cette forme cinématographique ramène ainsi le cinéma à ce qui fait son essence – un agencement d’espaces et de temps – tout en lui offrant les moyens de son propre renouvellement et de sa résistance face à la normalisation hollywoodienne.

Très agréable à lire, cet ouvrage parvient, en moins de 200 pages, à nourrir les réflexions déjà entreprises sur ce cinéma, et à dresser un « portrait de groupe » pertinent. Antony Fiant prend cependant soin de ne pas homogénéiser les œuvres respectives de ces cinéastes, dont les films sont parfois très éloignés sur le plan thématique et stylistique.L’envers de cette concision est évidemment la sélection qu’elle impose parmi les cinéastes contemporains, car bien d’autres auraient pu être mobilisés (Andreï Zviaguintsev, Nuri Bilge Ceylan, Semih Kaplanoglu, Apichatpong Weerasethakul, Lav Diaz), signe de la bonne santé de ce cinéma soustractif