Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.

Alain, dans un article de 1935, affirmait que "le trait le plus visible dans l'homme juste est de ne point vouloir du tout gouverner les autres, mais de se gouverner seulement soi-même", et de conclure : "Autant dire que les pires gouverneront." Avait-il tord ? Par ce livre, Martin Hirsch, haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, ancien président d'Emmaüs, tente de prouver le contraire.

Grandes questions, pour un petit ouvrage qui traite principalement du Revenu de solidarité active (RSA), complément de ressources destiné aux allocataires de minima sociaux et aux "travailleurs pauvres", en cours d'expérimentation par le gouvernement actuel. Le lecteur prendra acte, avant toute chose, de la forme : un échange de lettres entre Martin Hirsch et une RMIste, Gwenn Rosière, puis un entretien de celui-ci avec le journaliste Jean-Michel Helvig, qui revient sur cette correspondance.

Concernant cette méthode de communication, quelques remarques doivent être formulées au préalable. Cet ouvrage est issu d'une configuration particulière : il n'y a pas d'association clairement représentative des RMIstes, et donc, pas d'intermédiaire organisé pour le "dialogue social". Le style direct et personnel de l'échange, puis l'intérêt accordé à une personne sans responsabilité politique ni mandat collectif, découlent a priori de cette absence d'organisations politiques médiatrices. Absence ayant pour vertu de poser la question suivante : à qui s'adresser pour discuter d'une mesure agissant sur une population sans représentant ?

Le choix de Gwenn Rosière n'est pas anodin, car elle n'est pas une RMIste comme les autres. Disposant de ressources culturelles fortes, bien qu'elle se déclare "autodidacte", d'un intérêt pour la politique et d'une sensibilité "à gauche", elle attira l'attention du haut commissaire par ses talents d'écriture, à l'occasion d'une première lettre. Une correspondance de plus en plus abondante s'ensuit alors. Et malgré l'aspect critique des remarques de Gwenn Rosière, celle-ci parle, d'une certaine manière, le même langage que son correspondant, ce qui n'est probablement pas le cas de la plupart des RMIstes. Ces dispositions au débat expliquent donc le choix de publier cet échange en particulier, parmi les centaines de lettres que l'on imagine atterrir sur le bureau de Martin Hirsch.


Éloge du doute en politique

Cependant, on tomberait dans le journalisme de bas étage en limitant la portée du livre à une simple justification du "gouvernement d'ouverture", dont Martin Hirsch est l'un des tenants, par les biais de l'interaction et du choix de Gwenn Rosière. Car les questionnements qui animent La chômarde et le haut commissaire s'avèrent bien plus profonds : quelles sont les conditions matérielles du pouvoir ? Quelles sont les contraintes auxquelles sont soumis les hauts fonctionnaires dans la défense de leurs convictions ? Quelles discussions peuvent-ils avoir avec les citoyens ?

L'idée sous-jacente au débat, et qui en construit l'intérêt propre, réside dans le fait de ne pas considérer une idée politique, une mesure gouvernementale, comme une entité statique qu'il faudrait défendre à tout prix, mais comme un processus et son aboutissement. En effet, si l'on imagine bien l'aspect contraignant du travail des hauts fonctionnaires, de par les multiples contraintes auxquelles ils doivent réagir ou s'adapter, il est moins évident de se représenter sa dimension temporelle. J'entends par dimension temporelle le marathon que mène Martin Hirsch pour que son idée de départ et son application soient cohérentes. Toute la difficulté réside dans la conservation de cette idée, de la première à la dernière étape de sa mise en œuvre.

Le moment où se produit la correspondance – durant la mise en place du RSA – explique en partie cet aspect. Parfois, le haut commissaire semble dépassé par un appareil qu'il craint ne plus maitriser ; parfois, ses craintes le rendent sceptique, au point de douter. Et voici le mot dont il ne faut pas dire le nom : le doute. A l'heure où les politiciens, cloisonnés par leur impératif de communication, arborent une posture catégorique, sûrs d'eux, le doute passe pour un signe de faiblesse, alors même qu'il permet la réflexion et éventuellement la démocratie. C'est ici qu'il faut souligner l'intérêt du livre : non pas le champ lexical de la justice, d'un avenir glorieux, de la sécurité pour tous, mais celui de l'expérimentation, de l'essai, du sentiment.

Ce doute se présente par ailleurs sous la forme de comparaisons ponctuelles que font les deux interlocuteurs au sujet de leurs modes de vie respectifs. On y constate bien sur les différentes échelles d'argent, mais surtout, de temps. Deux types d'urgences sont constamment évoqués : l'urgence de la précarité, l'urgence de la responsabilité. Malgré ces différences, quand les modes de vie opposent les individus, peut-il y avoir de réel dialogue ? Est-il censé de s'occuper des pauvres quand on ne l'est pas soi-même ? Martin Hirsch exprime d'ailleurs cette contradiction par des irrégularités de langage, passant très vite du style soutenu au familier, et inversement. Tiraillement ressenti par son interlocutrice : "Quelque chose me dit que vous n'êtes pas tout à fait à l'aise dans votre costard", remarque-t-elle, l'air de rien. Le lecteur tâchera de ne pas y voir la simple évocation anecdotique du quotidien des hauts fonctionnaires, mais la possibilité d'éprouver de manière concrète cette "coupure indéniable entre une partie des classes dirigeantes et la réalité sociale".

 
Une conception contradictoire de l'engagement ?

La démarche générale apparaît donc respectable. Mais une autre contradiction se présente au lecteur : celle du type d'engagement que propose Martin Hirsch, qui traverse en filigrane l'ensemble de l'ouvrage. Ce thème se voit d'ailleurs abordé plus profondément au cours de l'interview. Le haut commissaire admet clairement son envie de lutter contre la pauvreté dans n'importe quelle condition, quelle que soit l'étiquette partisane ; pourvu que la lutte soit efficace. Il affirme ainsi privilégier l'engagement associatif à l'engagement politique.

Cependant, quelques pages plus loin, il décrit la pauvreté comme un phénomène structurel, qui ne se comprend qu'à partir de certains facteurs économiques et sociaux. En d'autres termes, on ne peut enrayer la pauvreté que par des mesures économiques profondes, voire internationales. Ici, le serpent se mord la queue, parce que l'engagement uniquement associatif et apolitique n'est plus suffisant.

Martin Hirsch nous répondrait sûrement qu'il vaut mieux tenter d'agir que de rester inactif. Et, comme il le dit lui même, la gauche n'a peut-être pas encore traduit ces impératifs sociaux en réelle doctrine de transformation sociale. En attendant, que faire ?

Au final, le principal problème de La chômarde et le haut commissaire réside dans son originalité, la rareté de sa forme. En le lisant on est méfiant, sensation révélatrice d'années de république vécues comme un non-sens, si bien qu'on n'imagine plus un dialogue honnête entre un dirigeant et un dirigé. Mais quelles que soient les opinions échangées, l'important est qu'il y ait eu échange, et que cet échange soit plus qu'un dialogue entre un sourd et une muette. Ainsi, il reste à espérer que ce genre d'expérience se reproduise : à quand une correspondance entre Brice Hortefeux et un sans-papier ?

Revenons enfin à la remarque d'Alain : "Autant dire que les pires gouverneront." Autrement dit, peut-on se gouverner soit même, être juste, et avoir du pouvoir ? En guise de réponse, laissons Martin Hirsch conclure par citation interposée : "Je trouve que nous vivons dans un monde où les élites se sont infantilisées. Ceux qui ont des responsabilités ont perdu le sens de la responsabilité avec leur manière d'avoir peur de tout et de ne jamais se remettre en cause ; je trouve que le devoir de réserve est devenu droit de réserve pour se protéger."


À lire également :


Sur le chômage et le précarité :

- Une critique de ce même livre, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Thomas Audigé.
Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.

- Une critique du livre de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public (La Découverte), par Mathias Waelli.
Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité quotidienne des chantiers.

- En complément, la postface méthodologique de l'ouvrage de Nicolas Jounin.


Sur la question du modèle social :

- Une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil / La République des idées), par Gérôme Truc.
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas toujours innovant mais à coup sûr stimulant.

- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
Yann Algan et Pierre Cahuc entreprennent un diagnostic économique de la France et avancent des hypothèses pour sortir de la 'société de défiance'.

- Une critique du même livre, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.

- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.
E. Phelps évoque la lutte contre le chômage en alliant préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation et compatibilité avec les marchés.


Pour avoir une vue d'ensemble sur ces questions et d'autres sujets :

- Une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes nous tous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, (Seuil), par Rémi Raher.
Quand Guillaume Duval se pose 32 questions sur la France et les Français, il reçoit un prix du Livre d’économie. Et bouscule pas mal d'idées reçues.


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Crédit photo: Flickr.com/ le Haricot