Une réponse complexe de Jürgen Habermas aux enjeux soulevés par les biotechnologies.

Qu’il s’agisse de l’avortement, de la fécondation in vitro, de la recherche sur les cellules souches ou de l’intervention sur le génome humain, interviennent pléthore de politiciens, de religieux, de scientifiques, voire d’intervenants qui agrémentent la polémique de leurs seules opinions plus ou moins étayées. Et dans ce capharnaüm médiatique, d’aucuns ne soulignent assez la révolution que nous vivons : « Après les blessures narcissiques que nous ont infligé Copernic et Darwin en détruisant, l’un, notre image géocentrique du monde, l’autre, notre image anthropologique, peut-être accompagnerons-nous avec une plus grande quiétude cette troisième décentration de notre image du monde – la soumission du corps vivant et de la vie à la biotechnologie » . C’est simplement avec un « peut-être » à la fois enthousiaste et circonspect, que Jürgen Habermas s’attèle à penser les questions éthiques que soulèvent les biotechnologies.

L’interrogation éthique des biotechnologies


Mais plutôt qu’opter pour une morale qui place la philosophie en concurrence avec la religion ou un autre système de pensées, Habermas recourt au concept de « pouvoir-être-soi-même » de Kierkegaard. Ce précurseur de l’existentialisme estimait que l’éthique repose dans cet effort individuel pour une autoréflexion par laquelle l’être humain « s’approprie par l’autocritique de son passé, sa biographique, telle qu’il peut se la remémorer concrètement et telle qu’elle a été dans les faits, et ce à la lumière des possibilités futures » . Reprenant cette pensée postmétaphysique, Habermas cherche ainsi à respecter la pluralité des visions du monde. Mais davantage que des croyances, il constate que la biotechnologie attente aux relations sociales les plus communes. En effet, « à travers la décision irréversible que constitue l’intervention d’une personne dans l’équipement « naturel » d’une autre personne, naît une forme de relation interpersonnelle jusqu’ici inconnue » . Toute la problématique étant que les choix opérés sur l’être futur ne lui sont pas mémoriels, ce qui ne lui permet ni de se les approprier ni de les réviser comme il en ferait – par exemple – pour son éducation. La chosification atteint l’être humain avant même qu’il naisse. Dans ce contexte, il n’y a aucune place pour une autoréflexion éthique.

Plutôt qu’accuser la science de tous les maux, le philosophe dénonce une certaine perception de la modernité. Cette dernière se fonde sur ce que l’auteur dénomme un « eugénisme libéral ». Suspectant à demi-mots l’industrie de la santé de l’avoir encouragé, Habermas estime qu’il « ne reconnaît pas de frontière entre les interventions thérapeutiques et les interventions à des fins d’amélioration, mais laisse aux préférences individuelles des acteurs du marché le choix des finalités qui président aux interventions destinées à modifier les caractéristiques génétiques » .  Finalement, les individus se retrouvent en position de consommateurs, censés faire un choix rationnel sur des critères difficilement déterminables comme ceux des facteurs héréditaires désirables ou indésirables. C’est là associer un darwinisme d’un autre temps avec un néolibéralisme qui est lui bien contemporain.

Pour « un droit à un héritage non manipulé »

Au-lieu de verser dans une hypermoralisation qui polarise le débat, Habermas pense y trouver une issue en lui proposant un règlement. Il songe alors à « droit à un héritage non manipulé »  qui rétablirait cette frontière entre le thérapeutique et l’esthétique, favoriserait ce pouvoir-être-soi-même. Or, admet-il, ce droit ne règlerait que partiellement la problématique. En effet, un pan entier de la biotechnologie épargne les individus à venir, mais il agit sur ces individus qui ne seront jamais. Habermas s’attaque alors à deux sujets brûlants : l’avortement et la recherche embryonnaire. Le philosophe ne concède pas un jugement facile sur ces questions. Il estime même que les thèses pro-vie et pro-choix ont toutes deux des lacunes faute d’un naturalisme similaire, fondé sur des métaphysiques à peine dissemblable. Toutefois, il ne remet pas en cause une attitude morale qui voudrait respecter un tantinet la dignité humaine. Percevant celle-ci comme une construction morale corrélative aux relations humaines, elle se fonde sur la perception collective d’une humanité inachevée et interdépendante. La vie humaine s’impose donc comme une référence morale porteuse de droits, laquelle a autant de « dignité » que le législateur peut lui offrir de garanties. Quand est-il pour la vie antépersonnelle (avant la naissance) ? Habermas la conçoit comme une socialisation par anticipation. Toutefois, une société pluraliste ne peut garantir une protection ex-ante à l’embryon sans quoi elle ne saurait concilier des conceptions du monde différentes. Parallèlement, il est impossible de disposer – au sens d’en avoir la propriété – d’une vie antépersonnelle sans quoi il ne s’agirait plus d’une socialisation fondée sur des choix, mais bien d’une marchandisation de la vie humaine basée sur des calculs.

L’enjeu est donc de trouver un équilibre entre le choix individuel et l’horizon des possibles qu’offre la science. Sinon, l’eugénisme libéral conduira irrémédiablement à asservir les futurs êtres humains par la volonté de leurs ascendants. Comme le résume fort bien Habermas, l’eugénisme libéral établit une relation asymétrique entre les générations : « cette liberté eugénique des parents est soumise à une réserve : elle ne doit pas entre en conflit avec la liberté éthique des enfants » . Le philosophe plaide donc pour restreindre les manipulations génétiques irréversibles et unilatérales, au sens où elles altèrent insidieusement l’existence de ceux qui vont naître sans qu’ils n’aient la possibilité de se réapproprier leur biographie.

Ce livre dense se conclut par deux chapitres dont l’intérêt est moindre. Le chapitre III prend ainsi la forme d’un post-scriptum où Habermas tente de répondre aux objections qui lui ont été faites. Malheureusement, il s’agit davantage d’une reformulation de ses théories principales, laquelle n’apporte guère plus au propos qu’une couche supplémentaire de complexité. Concernant le chapitre IV, il s’écarte tout bonnement de la problématique pour formuler une réflexion sur la société postséculière au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Le seul lien perceptible entre ce chapitre et les suivants réside dans une exemplification conclusive sur les biotechnologies. Postérieur à son entretien magistral avec Jacques Derrida : Le « Concept » du 11 septembre , le propos est trop rapide, incertain, à ses balbutiements. Il ne mérite aucune attention particulière du lecteur.

À l’exception de ces excroissances intellectuelles, on ne soulignera jamais assez la pertinence de la contribution de Habermas. Ce dernier remet au centre du débat une éthique qui ne dresse aucune potence envers une vision du monde concurrente, ni ne sombre dans un cynisme désabusé qui, par facilité, relativise tout et son contraire. Elle est un plaidoyer pour l’humanité, non au détriment des hommes ou de leurs aspérités.