La réédition d’un ouvrage essentiel pour comprendre le fonctionnement des mass media et le traitement des informations à l’ère post-moderne.

Les éditions L’Echappée publient une troisième édition de l’essai polémique du cinéaste et penseur britannique consacré à la crise des médias. Trois éditions en un peu plus de dix ans, voilà qui ne manque pas de souligner à quel point l’ouvrage demeure au cœur du débat et des préoccupations actuelles. Peter Watkins l’admet dès la préface de cette nouvelle édition : il n’a pas ajouté beaucoup de texte, puisque la grande majorité des problématiques abordées il y a une décennie sont toujours d’actualité, et se sont même aggravées depuis.

Media Crisis est un essai né dans la douleur et la marginalisation forcée de son auteur. Alors qu’il accède à une renommée internationale avec ses premiers long-métrages La Bataille de Culloden   et La Bombe   , Peter Watkins est rapidement mis à l’écart du milieu cinématographique pour son engagement très à gauche et son refus de se plier aux normes. Les normes, voilà ce que le jeune cinéaste britannique souhaite briser à l’époque. Qu’elles soient formelles (cadrage, style documentaire…) ou idéologiques (montrer la responsabilité des dirigeants), les normes deviennent pour lui le symbole de l’uniformisation du cinéma. Rapidement marginalisé par le système qui a produit ses premiers films, il décide dès la fin des années 1960 de mettre sur écrit le fonctionnement cynique et manipulateur de l’industrie des médias. Cette longue et douloureuse mise à l’écart, dont le terme « censure » utilisé par l’auteur semble justifié, a permis à l’auteur d’exposer un certain nombre de problèmes liés à la liberté créatrice des réalisateurs ou encore à la place des spectateurs. Inévitablement, il ressort de la lecture de Media Crisis un sentiment de rage de la part de l’auteur. Judicieusement publié dans la collection « Pour en finir avec » des éditions L’Echappée, l’ouvrage est en effet radical dans son analyse des structures médiatiques.

La « Monoforme »

Peter Watkins élabore son propos sur les mass media audiovisuels (MMAV) autour de deux notions : la « Monoforme » et « l’Horloge Universelle ». Le premier concept recouvre l’idée selon laquelle l’ensemble des programmes médiatiques à disposition du public (films de fiction, documentaires, journaux télévisés, enquêtes de terrain…) sont structurés selon le même modèle. Une seule et unique forme caractérise ces contenus, à savoir des plans d’une courte durée, un montage elliptique, la présence d’une « aide » au spectateur (voix off, sous-titre…), etc. Une telle conception de la forme filmique équivaut de fait à orienter la pensée des spectateurs, ou plutôt à ne pas leur laisser le temps nécessaire de réfléchir à ce qu’ils regardent. La standardisation des programmes télévisés implique forcément l’étude de la capacité d’attention des spectateurs. Pour Watkins, il est évident que c’est l’impact qui est privilégié, de sorte que l’audience ne change pas de programme, et donc ne se tourne pas vers une chaîne concurrente. Il justifie son propos par le recours à plusieurs exemples, notamment les téléfilms policiers dont la popularité oblige à la fois à rentrer dans les normes et à s’en démarquer. Mais au final, ceux-ci sont tous construits de la même manière, avec la présence d’un retournement de situation à un certain moment pour captiver l’audience. L’intérêt de la Monoforme est aussi de rassurer les spectateurs. Par une utilisation contrôlée et rigide du temps et de l’espace (répétition, prévisibilité), le public a l’impression d’être en terrain connu et peut facilement se laisser guider par le programme qu’il regarde. Si un tel argument peut facilement passer pour alimenter une prétendue théorie du complot, Peter Watkins se défend pourtant de ne pas faire du public une « victime ». D’ailleurs, il affirme que « la Monoforme ne doit pas être éliminée pour autant »   , mais que le problème principal est l’absence d’alternatives. De fait, « la Monoforme n’est pas un langage illégitime en soi, mais il exclut tous les autres »   , ce qui va à l’encontre de la conception démocratique dont l’Occident se réclame. Partant de cette constatation, Watkins remet en cause le mythe de l’objectivité des médias et celui de l’inoffensivité du cinéma, en particulier hollywoodien. Au contraire, ces médias pousseraient insidieusement à des réactions inavouables comme l’envie (responsable du consumérisme), la peur ou encore le respect de la hiérarchie.

Une « Horloge Universelle »

En synthétisant l’ensemble de son argumentation, le cinéaste parle d’une « Horloge Universelle », soit la Monoforme appliquée à l’ère de la mondialisation et du capitalisme. Les principales sociétés de télévision ayant le monopole sur une grande partie du globe, les programmes sont donc interchangeables, peuvent être diffusés à n’importe quel créneau et dans n’importe quel pays. L’intérêt d’une telle standardisation médiatique est double : économique et politique. A partir des journaux télévisés diffusés aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre, Watkins note que la forme a été volontairement façonnée de manière à ce que les spectateurs américains approuvent la guerre en Irak. Parmi les exemples, une publicité pour l’armée américaine insérée juste après le témoignage d’une femme en pleurs qui vient de perdre un proche dans les tours jumelles. Ce type d’enchaînement témoigne de l’ambition sournoise et autoritaire d’une télévision qui n’a de publique que le nom. L’étude approfondie du traitement médiatique des attaques du 11 septembre rend compte du double-langage utilisé par les médias, mais aussi d’une certaine tendance à personnaliser l’Histoire. Parce qu’elle est racontée du point de vue des témoins et acteurs, l’Histoire est devenue une sorte de spectacle instrumentalisé qui ne se comprend qu’en regard des images. Relire Media Crisis, c’est se rendre compte à quel point Peter Watkins analysait avec pertinence il y a une décennie la soumission aux images qui s’est aujourd’hui amplifiée. Le but inavoué des mass media audiovisuels est moins l’information objective que l’instrumentalisation des émotions et l’orientation idéologique selon Watkins. La course au sensationnalisme demeure la dernière étape de cette fausse objectivité pour lui. Les propos du Britannique sont certes contestables, mais celui-ci s’appuie toujours sur des exemples concrets afin de clarifier ses opinions. En revanche, il a tendance à généraliser lorsqu’il considère la « screwball comedy » (comédie hollywoodienne loufoque) comme un genre inoffensif, les exemples de films particulièrement subversifs ne manquant pas dans ce genre. De plus, ses propos s’orientent parfois vers la polémique pure et simple, comme lorsqu’il s’en prend à Kevin Spacey et sa série House of Cards qu’il juge asservie au système des mass media. Une interprétation paradoxale quand on sait que le personnage interprété par Spacey brise le quatrième mur (il parle directement face à la caméra, donc au spectateur), ouvrant la voie à une forme de métafiction dont Watkins se réclame lui-même.

Pour un média alternatif

La dernière partie de l’ouvrage se veut une sorte de manuel à l’intention des réalisateurs qui souhaitent créer une forme alternative de média. L’idée principale demeure la place des spectateurs. En effet, Peter Watkins plaide pour une « théorie du public », pour une plus grande attention aux attentes de celui-ci et à la réception des médias. Il s’appuie pour cela sur ce qu’il a lui-même mis en place lors de son dernier film en date, La Commune (Paris, 1871) à la fin des années 1990. Durant la longue préparation du film, il organisait des réunions avec les figurants et l’équipe technique, les invitant à partager leurs idées pour ainsi aboutir à un film participatif, où tout a été décidé en commun. Ce projet collaboratif a cependant ses limites comme il ne manque pas de le souligner. D’une part, en participant à un projet qui ne respecte pas les normes établies par l’industrie, les participants se voient exclus de cette dernière à long terme, selon le même schéma que Watkins. D’autre part, même les institutions finançant le film peuvent à tout moment mettre en danger le projet. Ce fût le cas de La Commune, qui n’a finalement pas été diffusé en prime time par Arte, qui a jugé l’œuvre trop longue pour ce créneau. Le réalisateur, lui, continue de penser qu’il s’agit surtout du sujet du film et son traitement singulier qui ne sont pas acceptés par les dirigeants de la chaîne. Au final, il considère l’ensemble du système comme responsable de la Monoforme, des écoles de cinéma jusqu’aux grands patrons des médias. Sachant que les chaînes de télévisions financent une partie des universités de cinéma, on comprend vite comment la Monoforme a pu devenir la norme aussi rapidement. Le penseur consacre un chapitre à la question des festivals. Il considère que le nombre de plus en plus élevé de films projetés durant les festivals limite la réflexion sur la forme. Il faudrait selon lui seulement une poignée de films par festival, accompagnée de longues tables rondes, master class et séminaires autour d’un film ou d’une thématique. Cette partie de l’ouvrage laisse perplexe, puisque des festivals de ce type existent pourtant, mais ils bénéficient d’une couverture médiatique bien moindre que les grands festivals. Tout comme lorsqu’il aborde le « pitching », ces « séances dégradantes […] entre arène romaine et procès stalinien » durant lesquelles les jeunes réalisateurs doivent convaincre des producteurs en quelques minutes. Il s’agit certes d’une réalité, mais que l’on ne saurait généraliser tant l’industrie du cinéma, marché économique avant tout, recouvre de nombreux aspects.

Media Crisis demeure un essai fondamental pour comprendre les structures de domination des mass media. Il s’agit autant d’un réquisitoire autobiographique contre la pensée unique que d’un ouvrage de sociologie qui analyse l’idéologie réactionnaire derrière les médias. Les propos de Peter Watkins peuvent de plus être relus à la lumière d’une décennie qui a vu s’amplifier la saturation des images et la télévision-spectacle : binge watching prôné par Netflix, appauvrissement de l’offre télévisée ou encore dramatisation excessive du moindre fait divers… Au cœur de nos sociétés démocratiques, les mass media ne sont pourtant en rien démocratiques en cherchant constamment à « maintenir les spectateurs à leur place »