En quatre conférences, Anthony Grafton, avec passion et érudition, retrace l’histoire riche et mouvementée de la page de l'Antiquité à l’ère du numérique.

Fervents nostalgiques du support papier – et peut-être même de ses complices analogique et argentique – ou défenseurs ardents du numérique et de ses bienfaits quotidiens, cet ouvrage semble fait pour vous. Réunissant des conférences données au musée du Louvre par l’Américain Anthony Grafton, historien et professeur à l’université de Princeton, La Page. De l’Antiquité à l’ère numérique (histoire, usages, esthétiques) est un petit objet passionnant et savant. Contenant de belles illustrations, une riche bibliographie et de claires notes, l’ouvrage se place, sans nul doute, du côté de la recherche érudite. La lecture des quatre conférences données par M. Grafton confirme cette intuition : si la première conférence joue de façon très équilibrée des réalités concrètes et virtuelles de la page, les trois autres conférences sont avant tout consacrées à l’évolution de la mise en page au cours des siècles, ne faisant plus que rarement allusion, par le biais de rapides comparaisons, au domaine numérique…

La page et son lecteur, de l’ère numérique à l’Antiquité

Les conférences s’ouvrent sur un état des lieux très complet et presque étourdissant des usages numériques de lecture au XXIe siècle. Anthony Grafton dresse la liste des différentes pages numériques que nous compulsons au quotidien et rappelle les conclusions tirées de différentes expériences cognitives comparant lecture traditionnelle et lecture numérique : « Le lecteur qui parcourt un livre conventionnel, page après page, transfère le contenu du texte de manière lente et régulière vers sa mémoire à court terme, d’où il passe dans sa mémoire à long terme, selon un processus tout aussi simple, direct et régulier. En revanche, celui qui lit sur un écran utilise […] la partie du cerveau qui résout les problèmes et prend les décisions pour naviguer de lien en lien. Ce faisant, son cerveau est très actif, beaucoup plus que celui d’une personne qui lit une page conventionnelle. De plus, les cerveaux des lecteurs aguerris de textes numériques présentent une activité plus importante que ceux des novices, preuve que la lecture sur écran modifie le cerveau lui-même »   .

Mais jamais nous ne sombrons dans le jugement de valeurs : les conséquences du numérique sur le livre, la page et la lecture sont davantage objets nets d’inquiétude, sources vives de conjectures sans être pour autant phénomènes clairement avérés. En effet, Anthony Grafton montre et démontre que ce que nous considérons aujourd’hui comme LA révolution historique essentielle de l’histoire du livre, de la page (et de sa mise en page) et du lecteur depuis la naissance de l’écriture n’est en réalité qu’une rupture parmi d’autres et que l’histoire du livre est bien plus complexe, heurtée, voire chaotique, qu’il n’y paraît.

De fait, le choix d’une remontée dans le temps, d’un parcours diachronique inversé, est particulièrement pertinent pour rappeler que certaines critiques virulentes du numérique et de la page Web (mort de l’art ancien de la lecture, rapidité abusive de l’information dispensée, rôle suspect de la publicité, mélange insipide du culturel et du commercial) n’ont absolument rien de neuf ou d’original. Enfin, voici la conclusion édifiante tirée de l’histoire étrange du Talmud de Babylone et des transformations radicales de sa mise en page vers 1520-1550 : « Une transformation radicale de l’apparence d’une page n’empêche pas forcément les lecteurs d’en assimiler le contenu »   .

Mais en abordant les cas d’Isaac Casaubon et de Gabriel Harvey, incarnant tous les deux l’érudit de la Renaissance forcément lecteur professionnel, marginaliste frénétique et extracteur exalté de notes de lecture, Anthony Grafton cherche peut-être à nous guider vers une hypothèse lourde de sens : le problème ne serait pas tant la page (son support, sa structure) que l’attitude du lecteur à son égard. Casaubon et Harvey pratiquaient en effet la lecture collective, éminemment sociale, échangeaient avec d’autres érudits autour d’ouvrages ou de critiques à la mode, avaient un rapport actif et réactif à la lecture qu’ils considéraient comme particulièrement apte à délivrer les clés de leur présent et de l’Histoire en construction.

La page en mutation : métamorphoses et significations

Dans l’Antiquité, l’écriture se dépose sur trois supports précis : la tablette, le rouleau, le codex. Si chacun a une fonction bien particulière et détermine une lecture spécifique, c’est le codex qui, au cours du temps et des siècles, se généralise. En conséquence, la page se métamorphose dans sa forme et son fond : cette transformation est aussi décisive et révolutionnaire, dans l’histoire du livre, que l’invention de l’imprimerie. Anthony Grafton prend alors l’exemple d’Origène, de Pamphile et d’Eusèbe, trois érudits chrétiens établis dans la ville de Césarée ayant, chacun à leur façon, exploité et fait évoluer la forme du codex, grâce au travail de fond entrepris par ces hommes sur les saintes Écritures (rôle des variantes, insertion de commentaires, texte multilingue, présentation en colonnes, insertion de tables renvoyant à d’autres passages du texte à la manière des hyperliens) : « Le texte uniforme du rouleau devient, dans le codex, une mosaïque de segments faciles à retrouver, à étudier et à comparer avec d’autres »   .

Le livre métamorphosé, la page une fois repensée, des ouvrages aux ambitions gigantesques peuvent naître, comme cette Chronique d’Eusèbe, réunissant de façon synchronique l’histoire des plus grandes civilisations de l’Antiquité. Cette disposition, à la fois claire et pratique, n’a pas seulement l’avantage de l’exhaustivité : elle est aussi interprétation de l’Histoire, livrant « un enseignement capital, à savoir que le temps passe et que les royaumes s’effondrent »   , représentant graphiquement dès l’an 70 la suprématie du monde romain. « Hiéroglyphe dynamique de la succession des royaumes »   , la Chronique d’Eusèbe, traduite, révisée, abrégée, a eu une influence considérable dans le monde savant jusqu’au début du XVIIe siècle.

L’expérimentation menée par Eusèbe autour du livre et de la page, au IVe siècle, ne s’arrête pas à l’élaboration de la Chronique : en effet, à Césarée, Eusèbe, évêque influent depuis 314, dirigeait, comme un chef d’entreprise ou un maître d’œuvre, un scriptorium qui permettait, grâce à de nombreux scribes et correcteurs inscrits dans une véritable « chaîne de production intellectuelle »   , de fournir rapidement à Constantinople de nombreux exemplaires de la Bible mais également de rationaliser les activités de la bibliothèque. Si Anthony Grafton choisit de se pencher sur la carrière d’Eusèbe, c’est parce que ce dernier a, selon lui, surpassé les tentatives d’Origène et de Pamphile en réussissant à apporter des réponses novatrices, originales et inattendues, à des questionnements traditionnels sur le livre et sa mise en page. En même temps, l’évêque de Césarée a su profiter et des ressources de son diocèse et du soutien impérial : ainsi chacune de ses pages est-elle « un microcosme d’un monde plus vaste, à la fois circonscrit et rendu possible par les grands systèmes du pouvoir religieux et politique »   .

La page illustrée : Hartmann Schedel et son contexte

Pour évoquer la « page illustrée », Anthony Grafton nous transporte à la fin du XVe siècle, à Nuremberg, où l’excellence, intellectuelle comme manuelle, bat son plein. Centre essentiel de la culture humaniste de l’époque, regorgeant d’artistes et d’érudits de toutes sortes, Nuremberg possède alors également la plus grande imprimerie d’Europe. Il vient alors à l’esprit d’Hartmann Schedel de créer un livre illustré retraçant rien moins que l’histoire du monde : quoi de plus facile, quand vivent, à Nuremberg, de façon étroite, autant d’artistes – Wolgemut, Pleydenwurff ou encore… Dürer – et de mécènes potentiels ? Divisé en six chapitres agencés de façon chronologique – d’Adam et Eve à la révolte paysanne menée par le tambourinaire Hans Böhm en 1476 –, la Chronique de Nuremberg laisse élégamment trois pages vierges au lecteur afin qu’il inscrive l’histoire à venir… Avant le septième chapitre, consacré à l’Apocalypse.

La Chronique de Schedel, formellement inspiré du Fasciculus temporum de Rolevinck, emprunte largement (euphémisme, pour certains) aux textes de Jacopo Filippo Foresti, moine italien auteur du Supplementum chronicarum (1483) et donne à voir pas moins de 1809 illustrations. Cet ouvrage-mosaïque qui fait se croiser texte et image ne doit pas, cependant, selon Anthony Grafton, recevoir l’appellation, anachronique, de « beau livre » à feuilleter d’un regard léger si l’on se fie aux multiples annotations de lecteurs encore présentes sur les copies qui nous sont restées. La variété des illustrations, des scènes de la Bible aux portraits des « Grands » (papes, souverains, artistes, écrivains), en passant par les vues génériques de villes célèbres, n’a d’égale que la variété de leurs sources d’inspiration – italienne comme germanique.

Mais l’historien du livre, s’il s’attache à énumérer les sources et les traditions que conservent Schedel et ses collaborateurs dans l’élaboration de l’ouvrage, insiste avant tout sur les choix et les innovations qui fondent toute l’originalité de la Chronique en tant que livre imprimé. Schedel, par exemple, dont la devise était colligite sparsa (« recueillez le divers »), se révèle moins strict sous l’angle de la datation et de la chronologie que ses prédécesseurs, préférant également compiler certaines images, présentées sous forme de série, et permettant d’évoquer le mouvement, le changement propres à son époque. Les « fliegende Blätter », ces feuilles volantes qui, depuis la fin du Moyen Âge, mêlaient gravure et pamphlet, et dont Schedel était friand, ont sans doute, également, influencé la forme de la mise en page de la Chronique. Anthony Grafton va même jusqu’à comparer les images souvent frappantes de la feuille volante au sensationnalisme de certains journaux du XIXe siècle ou de sites Web racoleurs du XXIe. La compilation de ces planches qui semblent autonomes n’échappe pourtant pas à l’interprétation : en effet, la « narration visuelle » de la Chronique   a pour excipit la représentation de l’Antéchrist, vision pessimiste d’une humanité moralement perdue.

Labyrinthes et minotaures : la page savante

L’intérêt parfois paradoxal que Voltaire porte à la figure de Zoroastre dans certaines de ses œuvres n’est sans doute pas étranger, pour Anthony Grafton, à la lecture duDictionnaire historique et critique de Pierre Bayle. Mais pourquoi puiser références et idées dans des pages aussi complexes que celle du Dictionnaire – d’autant que l’art de la polémique chez Voltaire s’éloigne de celui de Bayle ? Cette interrogation va permettre à l’historien du livre d’emprunter, dans cette conférence, deux pistes complémentaires : celles suivant les sources de Bayle quant à la mise en page de son dictionnaire, celles retraçant l’évolution diachronique du commentaire depuis le papyrus de Derveni.

Commentaire « parasite » ou autonome, commentaire de textes classiques ou religieux, commentaire sec ou littéraire, commentaire… de commentaires, la littérature dite « technique » a considérablement évolué au cours du temps. De nouvelles formes de mise en page sont, par conséquent, nées de ces changements, notamment pour aider le lecteur à identifier la nature et du texte et du commentaire. De grands noms émergent, chez les commentés (Cicéron, Platon, Virgile, Horace, Aristote) comme chez les commentateurs (Origène, Jérôme et Augustin pour la Bible, Servius, Macrobe, Erasme ou encore Budé). Si certains érudits du XVIe siècle interrogent la pertinence de ces monceaux de glose qui recouvrent, voire obscurcissent, paradoxalement, le texte initial, le commentaire ne cesse pas pour autant – les éditions ad usum Delphini de Pierre-Daniel Huet un siècle plus tard en sont la preuve. Dès lors, pourquoi la page de Bayle revêt-elle un tel attrait pour Voltaire ?

La page savante que Bayle offre à son lecteur dans son Dictionnaire n’est pas sans rappeler l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien : ces ouvrages généraux que l’on compulse à la recherche d’une information spécifique sont à l’affût d’une certaine exhaustivité, en même qu’ils se présentent comme des lectures potentiellement divertissantes. Mais entre les deux sommes que des siècles et des siècles séparent, la différence se joue dans la nature des commentaires « qui déferlent sur les rivages de leurs textes »   . En effet, chez Bayle, texte et commentaire sont du même auteur – réalité textuelle totalement inédite à l’époque – et sont appuyés par une référence systématique aux sources parfois avec citations à l’appui – attitude intellectuelle que seule l’érudition ecclésiastique avait, jusqu’à présent, donné à voir. Bayle a donc produit un ouvrage à la mise en page innovante mais discrètement enracinée dans les multiples traditions que lui offrait l’histoire du livre de la compilation encyclopédique au commentaire savant