Un questionnement socio-philosophique sur l’avenir de l’homme à l’heure d’une divergence posthumaniste de son futur.

« On peut mourir d’être immortel » a pu dire Nietzsche, faisant parler Zarathoustra. A l’heure où l’idéologie transhumaniste semble avoir le vent en poupe, nous ne pouvons que réactualiser cette observation nietzschéenne liée au concept d’éternel retour du même. Ainsi assisterions-nous à un décès en effet, celui de l’homme devant sa possible immortalité promise par les utopies du posthumain.

Si pour le philosophe allemand la matière constituant l’univers et notre monde est composée d’une multitude de combinaisons finies, cela signifie qu’à un certain moment les mêmes combinaisons reviennent pour former la même matière. Les hommes faisant partie du monde et étant constitués de matière, eux aussi subiraient cet « éternel retour du même » à travers le recommencement permanent de leur vie, de ses détails et évènements existentiels. C’est à partir de cette expérience de pensée que Nietzsche déduit deux attitudes possibles.

La première consisterait à trouver cet éternel retour du même insupportable. Le fait de devoir revivre l’ensemble des évènements caractérisant notre vie occasionnerait une angoisse et un désir effréné de s’y substituer. La fuite de cette roue tournant sans fin deviendrait le principal objectif, avec au bout ce risque de mourir d’immortalité. La responsabilité à vivre serait donc reniée.

La seconde voudrait, quant à elle, faire de cet éternel recommencement la possibilité d’une acceptation pleine et sereine de la vie. En somme, cela reviendrait à adopter une attitude positive face à la vie, de telle sorte que les évènements désagréables et douloureux comme ceux plus heureux, seraient acceptés comme faisant partie de la vie que l’on a à mener. Pareille attitude, dans laquelle s’exprime ce que Nietzsche qualifie de « volonté de puissance », permettrait d’une part de prendre conscience de notre position dans le monde, et d’autre part de ne plus éprouver d’angoisse face à cet éternel retour du même, mais bien au contraire, de le considérer comme la chance de pouvoir vouloir augmenter sa vie, de la rendre plus puissante au point d’atteindre le Surhomme. Force du vouloir qui s’exprime à travers cette seconde attitude, capable de permettre à la vie humaine de devenir ce qu’il y a de plus beau, de plus harmonieux et de plus noblement humain. C’est ainsi que doit être compris le Surhomme, comme l’œuvre d’art d’une vie peinte par l’homme lui-même, et non comme un mutant biologiquement augmenté.

Or, aujourd’hui, il semblerait que les sociétés humaines contemporaines aient opté pour la première attitude. Le rêve d’une vie illimitée se dessine au fur et à mesure que se déploie l’idéologie transhumaniste, au service des utopies du posthumain. A travers ce rêve, dont l’impossibilité tend à s’atténuer face à la réalité des progrès biotechnologiques, il s’agirait de laisser mourir l’homme de chair afin de sauver l’esprit pour le rendre immortel.

L’homme doit mourir pour être immortel en effet, et les statues de la Grèce Antique qui faisaient l’éloge de la beauté du corps en lien avec une philosophie du souci de soi, devront éclater en mille morceaux sous le poids de cyborgs résultant d’un profond oubli de soi.

« Le choc numérique » : une divergence majeure

Voilà que s’ouvre à peine l’anthropocène, cet « âge des hommes », que déjà, il nous faut le quitter, peu glorieux de notre œuvre.

« Nous sommes tous partie prenante de la grande marche de l’humanité à la conquête d’elle-même dans un univers étrange »   a pu dire l’artiste et philosophe canadien Hervé Fischer, en introduction de son dernier ouvrage, La divergence du futur. Le futur diverge et avec lui l’ensemble du monde humain. Le destin n’existe pas comme le rappel l’auteur, et c’est bien pour cela que le futur de l’humanité a toujours divergé ; parce qu’il n’était pas voué à un destin particulier, à un quelconque déterminisme.
Serait-ce possible alors que nous atteignons un jour la divergence ultime ? Celle à partir de laquelle le futur de l’humanité aura cessé d’être un avenir ouvert à l’infini des possibles ? Où l’histoire des hommes aura tout simplement trop grandement divergé pour que des hommes l’habitent encore ? C’est bien ce qui semblerait se dessiner à travers l’idéologie transhumaniste. Observant avec minutie ce qu’il nomme la « loi de la divergence », Fischer montre combien notre environnement social, culturel ou biologique se trouve aujourd’hui soumis à cette loi. Les ordinateurs tendent à investir l’ensemble des foyers du monde occidental et bientôt de la planète ; les existences sont désormais empreintes de virtualité et décryptées à l’aide d’algorithmes que la raison numérique ne cesse d’étendre à l’ensemble des domaines de l’Etre ; nos structures mentales, pour s’adapter, suivent ce frénétique développement computationnel ; nos corps biologiques aussi sont en pleine divergence, de plus en plus connectés à partir de téléphones toujours plus légers, de nanotechnologies toujours plus faciles à transporter jusqu’à l’intérieur de notre organisme…

« La divergence est une loi universelle de la nature » affirme Fischer, et depuis la création du numérique, jamais elle n’aura été aussi puissante et rapide. De ce fait, l’homme ne se présente plus « comme le maître et possesseur de la nature », mais comme le sujet et possédé de l’artificialité qu’une technologie alliée à un système d’organisation capitaliste aura fait naître. Et Fischer de dire que « non seulement l’homme renonce à l’unité profonde avec le monde dont il jouissait dans les cosmogonies primitives, mais il perd aussi le sens du réel, la gravité qui assurait son équilibre, et les racines d’où il tirait sa sève. Il passe d’une identité psychologique à une identité électronique. C’est cette même apesanteur fantasmatique et vertigineuse qu’on retrouve dans les métaphores du cybermonde, et qui est une sorte de catastrophe ou de précipitation ontologique »   .

Face au fantasme transhumaniste et aux utopies du posthumain qu’il dessine, l’homme, de plus en plus coupé du réel par la virtualité en expansion, ce réel autrefois synonyme de responsabilité à être, c’est-à-dire à ex-sister comme Etre de projet dans une définition humaine de l’humain, cet homme donc tend à quitter la pesanteur d’un corps que d’aucuns jugent aujourd’hui faible et obsolète, afin de s’envoler en direction de cette immortalité promise, de ces prophéties mélioratives. Telle une fuite en avant, ces utopies délaissent tout type de questionnement dont l’urgence présente est pourtant bien réelle, afin de préférer un monde où l’homme s’efface au profit de la machine, dans un nouvel univers écranique. Eradication de la maladie, de la douleur ; augmentation des performances physiques et intellectuelles ; créativité et inventivité décuplées ; jeunesse et beauté éternelles… mais à quelle condition ? Par quel pacte faustien l’homme acceptera de s’envoler vers le nouveau fantasme contemporain du transhumaniste, et ouvrir les portes d’une perception sur un infini non plus humain mais post-humain, pour ne pas dire in-humain.

Attention aux « fausses divergences »

A la manière d’un certain Dorian Gray, nous voilà absorbés un peu plus chaque jour dans la contemplation de notre tableau technologique, dont la fascination nous prive sans doute du recul nécessaire à une interrogation critique et à un regard plus global. Est-ce à dire que nous préférons la peinture au modèle, jusqu’à vendre notre âme de mortels pour ces traits mécanisés et métalliques ?
Rien n’est moins sûr et bien mal avisé serait celui qui prétendrait détenir la vérité sur l’avenir de la nature humaine. Le futur est divergence et en cela rien ne permet de dire quel sera avec certitude le destin de l’humanité. D’ailleurs, Fischer n’affirme-t-il pas que beaucoup de prétendues divergences – entendues comme évènements culturels majeurs, capables d’orienter le futur de l’humanité vers une autre voie inédite – s’avèrent fausses ? Ainsi précise-t-il que « nous prenons aussi pour des divergences beaucoup de phénomènes sociaux qui n’en sont pas »   . Noyées dans la culture numérique globale, pourchassées par les médias et diffusées avec engouement par les techno-prophètes, ces « fausses divergences » nous sont vendues comme des avancées inédites et majeures pour l’histoire de l’humanité. Or, en y regardant de plus près, on s’aperçoit en réalité qu’elles ne sont que le reflet de phénomènes sociaux ancestraux, purement humains, que le contexte néolibéral tend à faire ressurgir, peut-être de façon plus exacerbée. Si nous prenons le cas de Facebook, moins qu’une invention révolutionnaire fondée sur une idée novatrice, nous constatons que cet outil informatique repose finalement sur un besoin d’intégration sociale tout à fait banal et connu, mais que nos sociétés capitalistes ont rendu nécessaire sous la forme d’une sociabilité numérique, en raison même de l’hyperindividualisme qu’elles ont fait naître.

Et il en va ainsi d’autres phénomènes sociaux érigés en divergences fondamentales, et qui n’en sont finalement pas : les tablettes numériques n’ont pas encore remplacé le support papier ; les google-glass n’ont pas mis fin à la réalité du regard humain ; les amitiés Facebook n’ont pas évincé le besoin de contact réel, la chaleur des rires et d’une accolade ; les arts numériques ne sont pas venus à bout du pinceau, de la toile et du crayon…

Une divergence totalitaire : les dangers du transhumanisme

Néanmoins, de véritables divergences se font jour : divergences scientifique, technologique, numérique, cosmogonique et humaine comme l’observe Fischer. Celles-ci doivent susciter autant d’interrogations qu’elles sont profondes et capables d’ouvrir un futur incertain pour l’humain tel que perçu aujourd’hui. Or, ce qui doit avant tout attirer notre attention, c’est bien la motivation première de ces divergences regroupées au sein de l’idéologie transhumaniste. Cette motivation serait le résultat d’une alliance entre les logiques capitalistes d’ordre économique et productiviste d’un côté, et l’essor des technologies comme pouvoir de contrôle et de modification de la vie biologique, de l’autre côté.

Avec l’avènement des biotechnologies est apparue la possibilité d’une divergence fondamentale, aujourd’hui défendue et relayée par les techno-prophètes et l’idéologie transhumaniste : celle de l’augmentation de l’humain vers un stade supérieur d’évolution de l’espèce humaine. Cependant, l’évolution des représentations de la nature et de l’homme, permise par l’avènement de ces biotechnologies, répond moins à une logique humaniste qu’à des intérêts purement économiques : « Aujourd’hui, la représentation de la nature a évolué avec la technoscience et la pensée économique dominante qui lui est liée »   . C’est ce qu’observe de façon éclairante le philosophe Francesco Paolo Adorno dans son ouvrage intitulé Le désir d’une vie illimitée : anthropologie et biopolitique. Reprenant les analyses de Michel Foucault, il tente de montrer que l’idéologie transhumaniste propre aux utopies du post-humain, prend place dans la configuration politique de la modernité sous la forme de ce biopouvoir foucaldien.

Le biopouvoir se caractérise par un changement de paradigme, celui du passage d’une souveraineté fondée sur le droit de vie ou de mort à une souveraineté légitimée par le pouvoir de faire vivre et de laisser mourir : « on pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort »   . Désormais le pouvoir politique s’exerce sur la vie, perçue comme le terrain d’un nouveau pouvoir d’action et de contrôle. Ce biopouvoir se développe à travers deux pratiques, deux visions : la première consiste à concevoir le corps comme une machine, susceptible d’être dressée, améliorée, augmentée, et à partir de laquelle peut être extraite une force, une utilité productive, à condition d’être intégrée dans un ensemble de contrôles économiques. La seconde, quant à elle, repose sur le corps comme espèce vivante, biologique. Caractérisé par sa capacité à se reproduire, par sa naissance et sa mortalité, ce corps-espèce peut avoir une longévité variant en fonction de certaines conditions de vie, d’alimentation, de santé, de médication etc… C’est à partir de ces deux visions du corps que va s’exercer le nouveau pouvoir sur la vie, cherchant à maîtriser le corps-espèce pour mieux utiliser le corps-machine.

Le transhumanisme l’a bien compris et reprend ce concept pour déployer sa vision du post-humain. Prônant l’augmentation technologique de l’humain à des fins faussement humanistes, il ne fait qu’utiliser le biopouvoir afin d’imposer une vision totalisante de l’homme du futur. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que les défenseurs du transhumaniste soient généralement à la tête d’immenses sociétés comme Google, Facebook, Apple ou Amazon, et disposent de moyens économiques colossaux. Car en effet, comme le rappelle Adorno, « il faut bien voir que la biopolitique est la forme postmoderne que l’économie politique a prise, c’est-à-dire que le contrôle de la vie sous toutes ses formes est soumis en premier lieu à des impératifs d’ordre économique »   .

Tout idéal de perfectionnement humain disparaît au profit d’un perfectionnement purement technologique et qui ne sera, contrairement à ce que soutiennent les transhumanistes, pas accessible à tous ; ce qui finalement ne semble pas étonnant dans un contexte purement capitaliste. De plus, il s’agit de prendre conscience de l’aliénation de l’ensemble des domaines de l’Etre humain, et jusqu’à la politique même, à une base économico-technologique sur laquelle se fonde le transhumanisme. Le biopouvoir permet aux transhumanistes d’avancer et de légitimer leurs hypothèses de modification de l’homme. Participant de plus au fonctionnement de la base économico-technologique de la société, ils parviennent à échapper à toute limite morale normalement prescrite par le pouvoir politique, afin d’imposer à l’humanité un idéal de changement, et la conduire toute entière vers cette voie, notamment à travers l’injection croissante d’une imagerie technologique au cœur des représentations sociales.

« Il ne fait aucun doute que la modernité est une période historique où s’affirme la centralité du corps comme objet du pouvoir – corps à contrôler, corps à gérer, corps à gouverner – soumis aux impératifs imposés par la collusion entre économie et biologie, particulièrement évidente dans l’idéologie du progrès »   , une idéologie propre au mouvement transhumaniste et qui s’écarte radicalement de l’idée d’un perfectionnement moral de l’homme par l’homme, comme le signe d’un désaveu de l’humain et d’un désespoir qui le condamne à disparaître