Une réflexion étayée et un récit vivant du passé, du présent et de l'avenir de la République en France.

L'ouvrage de Patrick Weil, Le sens de la République, peut se lire comme une réponse aux débats actuels autour du vivre ensemble, dans le contexte de l'après janvier 2015. Historien, docteur en sciences politiques, directeur de recherches au CNRS, Patrick Weil se nourrit dans cet ouvrage de recherches empiriques et de sa pratique des politiques publiques, pour alimenter une réflexion loin des lieux communs et des faux débats qui occupent trop souvent l'arène médiatique.

Dans un jeu de questions-réponses avec le journaliste du Monde Nicolas Truong, l'auteur livre en filigrane une vision de la République classique, mais réinterprétée à l'aune d'enjeux contemporains, battant en brèche quelques idées reçues et pointant des pistes de travail au service de ce vivre ensemble sans cesse questionné.

De quoi la République est-elle le nom ?

Sans être exhaustif, voici quelques éléments du cheminement intellectuel de l'auteur afin de restituer l'essentiel de son propos. A la question sur les ressorts profonds de l'identité nationale républicaine qui lui est posée par N. Truong, P. Weil insiste sur quatre éléments fondateurs : la langue, qui unifie le peuple et donne à l'école son rôle intégrateur ; l'égalité, qui fonde le traitement de tous les citoyens selon des droits et devoirs identiques ; la laïcité, à la fois liberté de conscience, d'exercice des cultes et séparation des Eglises et de l’État ; enfin, la mémoire partagée de la Révolution Française, comme élément fondateur et structurant d'un héritage historique commun.

Ces quatre dimensions structurantes donnent à l'auteur l'occasion de détailler une analyse personnelle sur la laïcité à la française. Ancien membre de la Commission Stasi de 2003, il insiste sur les quatre espaces de vie où elle s'applique selon des règles différentes : l'espace privé (chez soi, liberté totale), l'espace sacré (celui du lieu de culte, là où les prescriptions religieuses s'appliquent), l'espace public (liberté en conformité avec loi) et l'espace républicain de l’État (où la neutralité s'applique aux agents publics). Il revient sur ses fondements au travers de rappels bienvenus sur la loi de 1905, comme sur son actualité récente. Cette partie de l'ouvrage lui donne l'occasion de réitérer sa proposition de faire du Kippour et de la fin du Ramadan un jour férié, au même titre que d'autres jours chômés de notre calendrier qui correspondent tous aujourd'hui à des fêtes religieuses chrétiennes.

Immigration et intégration : quel renouveau pour une République fidèle à ses valeurs ?

P. Weil prend également un certain plaisir à rappeler des faits historiques et à corriger une vision erronée souvent présente dans le débat public :

- contre la vulgate du Front National qui prétend que la France subirait une déferlante migratoire insupportable et inégalée, l'auteur rappelle qu'en 1930, notre pays est celui du monde qui compte le plus fort taux d'étrangers au monde, 515 pour 100 000 habitants, contre par exemple 490 pour les Etats-Unis. Des taux bien supérieurs à ceux observés aujourd'hui, à une époque où l'afflux de migrants illégaux questionne tous les pays d'Europe sur le bon équilibre à trouver pour gérer cette pression migratoire.

- contre un argument éculé, véhiculé notamment par Alain Finkielkraut, pour qui le fait d'arrêter l'immigration de travail entraînerait une augmentation de l'immigration familiale, il prouve, logique et statistiques à l'appui, que c'est tout l'inverse qui se produit. En France, la baisse de l'immigration de travail dans les années 1970 et 1980 a entraîné une baisse numérique du regroupement familial, quand bien même sa proportion dans le total ait été en augmentation. Ceci apparaît logique puisque, avec un temps de décalage, la composition du regroupement familial suit l'évolution de la composition de l'immigration de travail (nombre de personnes, nationalités, localisation géographique en France).

- contre de grands historiens respectés (Pierre Nora, Mona Ozouf, Michel Winock…), qui critiquent la loi Taubira de 2001 qui désigne l'esclavage comme un crime contre l'Humanité, en arguant que ces dispositions seraient « indignes d'un régime démocratique, […] plaquant sur le passé des schémas idéologiques contemporains qui introduisent dans les événements d'autrefois la sensibilité d'aujourd'hui », il oppose une vérité historique et une analyse syncrétique. En effet, pour ce qui est de la réalité historique, avant le tribunal de Nuremberg qui forge la notion contemporaine de crime contre l'Humanité suite à la Shoah, dès 1794, le décret d'abolition de l'esclavage le considère comme un « crime de lèse-humanité », entraînant la déchéance de nationalité pour celui qui s'en rend coupable. En ce qui concerne la réflexion syncrétique, P. Weil explique bien en quoi l'inscription de cette histoire de l'esclavage, comme celle de la colonisation, dans la mémoire commune constitue un puissant levier de cohésion, en mettant en évidence les parts lumineuses comme sombres de notre histoire. Dans cette optique, l'inauguration récente par le Président de la République d'un mémorial de l'esclavage aux Antilles va dans le sens de cette meilleure connaissance par tous du passé et de l'intégration dans le récit collectif de toutes les histoires de France.

A cet égard, il rappelle le discours de Clemenceau contre Ferry à propos de la colonisation, en faisant de la longue carrière politique du Tigre un symbole de la possibilité « d'une autre façon de raconter notre histoire commune », plus inclusive. Sans chercher à pointer spécifiquement des âges d'or et des actions négatives, mais en restituant la globalité d'un passé dans lequel tous les Français d'aujourd'hui pourraient reconnaître une part de leur héritage, l'auteur insiste sur le rôle de l'Histoire et de la transmission des mémoires en tant qu'éléments de consolidation du socle républicain.

Questionnements et pistes pour mieux faire société

P. Weil n'écarte aucune des difficultés auxquelles fait face la République d'aujourd’hui : la résurgence de l'antisémitisme et l'accroissement de l'islamophobie, ainsi que les discriminations dont sont victimes les Français descendants d'immigrés ne sont pas passés sous silence. Pour autant, il invite à ne pas faire d'amalgames et à utiliser les mots adéquats pour décrire certaines réalités, en se débarrassant de fantasmes et de préjugés communs. Ainsi, à propos du thème galvaudé de « communautarisme », il livre un propos et une anecdote révélatrice, qui méritent d'être cités dans leur intégralité :

« Il n'y a pas de communauté juive ou musulmane. Des Français juifs ou musulmans peuvent pratiquer et vivre ensemble, mais il n'y a pas de communauté. Ce sont des individus dont les degrés d'identification diffèrent, des citoyens athées ou croyants qui conservent des liens et partagent des souvenirs culturels et historiques, au sein de la République. Lorsque j'étais chef de cabinet d'un secrétaire d’État en 1981, un membre de l'équipe est venu me demander si je pouvais solliciter une faveur pour son cousin auprès du ministre du Budget de l'époque, Laurent Fabius. J'ai regardé la liste des membres de son cabinet et je lui ai répondu que je n'y connaissais personne. Sa réponse a été : « mais Fabius n'est pas juif ? ». Je lui ai alors expliqué que même si Fabius est juif, cela ne signifie pas que nous nous connaissons, encore moins que je pourrais le contacter sous prétexte que nous serions tous deux d'origine juive. »

Un ouvrage dont bon nombre d'hommes politiques et d'intellectuels pourraient s'inspirer

Rigoureux, factuel, mettant en contexte ses analyses sans téléologie, P. Weil montre bien en quoi, malgré ses imperfections et ses insuffisances, la République demeure le fondement de notre société, le socle solide sur lequel se reposer face aux tenants de la division et des oppositions de toute nature. Il prouve qu'espérer en un destin commun n'est pas une utopie, pourvu que chacun parvienne à s'abstraire d'idées préconçues et tienne compte de la pluralité des héritages.

Peut-être aurait-il pu traiter d'autres thèmes connexes pour mieux encore donner sens à son propos, mais cela aurait sans doute obligé l'auteur à s'aventurer sur un terrain plus politique que celui qu'il emprunte déjà. A tous les déclinistes et les nostalgiques d'un âge d'or républicain qui n'a jamais véritablement existé, P. Weil oppose en définitive un démenti optimiste et documenté, sans nier les difficultés mais en pointant les forces de la République