Le deuxième volume de leur correspondance nous montre un Paul Morand qui persiste dans la provocation, mais qui révèle aussi ses qualités humaines, tandis que Chardonne s'émancipe, d'où des échanges parfois combatifs.

Nous avions laissé Morand, au terme du premier tome de sa monumentale correspondance avec Chardonne, se remettant plus ou moins du blocage de son élection à l’Académie par de Gaulle en 1959. Dans ce deuxième volume, cet échange épistolaire atteint sa vitesse de croisière : 855 lettres sur trois ans, soit plusieurs par semaine de part et d’autre. Le troisième volume, qui couvrira quatre ans et demi, ne retrouvera pas pareille intensité.

Pour Morand, cette période marque un répit relatif dans son activité littéraire, avec un seul livre majeur, le remarquable Fouquet ou le Soleil offusqué (1961), et, deux ans plus tard, la réédition complétée de son merveilleux Londres (1933). Il écrit de nombreuses préfaces, travaille à son anthologie du Prince de Ligne (qui paraîtra en 1964) et n’a pas encore mis en train le chef-d’œuvre de ses dernières années, Venises. Il s’interroge surtout sur le devenir de son œuvre passée ; s’il donne à Robert Laffont, en 1963, sa Dame blanche des Habsbourg, il prépare, en fait, son passage définitif chez Gallimard, ce qui suppose le rachat des droits aux autres éditeurs : Grasset, La Table Ronde, Flammarion… et Stock, dont Chardonne, alias Jacques Boutelleau, était copropriétaire avec Maurice Delamain de 1921 à la vente de la firme à Hachette en 1961, ce qui conduit à des échanges parfois assez vifs, et en tout cas fort éclairants sur le climat de l’édition française du temps.

Chardonne, de son côté, publie peu : l’anthologie Femmes (1961) et, l’année suivante, Détachements, dont le titre est révélateur de son état d’esprit à la veille de son quatre-vingtième anniversaire. Il jongle quelque temps avec l’idée d’une histoire de l’édition française mais abandonne vite un projet qu’il n’aurait probablement pas pu mener à bout. En partie à cause de la santé fragile de sa femme Camille, il quitte rarement sa villa de La-Frette-sur-Seine, à part quelques séjours à Roscoff. Il est beaucoup question de jardinage dans ses lettres, et de manière charmante. Morand, qui se tourne souvent vers Chardonne comme une sorte de pépiniériste-conseil, est, lui, tout sauf sédentaire : se partageant entre le château de l’Aigle, qu’Hélène et lui louent à Vevey depuis 1944, et l’hôtel particulier de l’avenue Charles-Floquet, où il donne de brillants déjeuners, il se rend en Espagne, au pays de Galles (pour y faire du cheval), à Londres, au Portugal (au sujet duquel il collabore avec Michel Déon pour Le Portugal que j’aime, qui paraît en 1963, préfacé par Chardonne), découvre Madère – et quel meilleur interlocuteur à ce propos que l’auteur de Vivre à Madère ?

L’actualité littéraire tient, comme on peut s’y attendre, beaucoup de place dans ces lettres. Chardonne, dont le côté précieux dégoûté est peut-être encore plus affirmé que dans le premier volume, a ses haines (Simone de Beauvoir en tête, Jouhandeau second). Morand est beaucoup plus ouvert, et surprend souvent – s’enthousiasmant, par exemple, pour Les Armes secrètes de Julio Cortázar. Ils ont quelques bêtes noires communes, comme François Mauriac et André Maurois, et accueillent assez froidement l’un et l’autre Chaque homme dans sa nuit de Julien Green et Le Chaos et la Nuit de Montherlant, qu’on peut tenir pour deux des grands romans de la période. Les « Hussards », dont il était beaucoup question dans le premier volume, sont toujours là, mais leur productivité s’effiloche – quand elle ne s’autodétruit pas dans l’alcool – ou s’oriente vers le cinéma, le journalisme ou la littérature de grande consommation, à la façon de Jacques Laurent disparaissant en Cécil Saint-Laurent. Et surtout, le plus doué d’entre eux, Roger Nimier, se tue dans un accident de voiture le 28 septembre 1962. Cette mort, qu’on a vu Morand pressentir quelques semaines plus tôt (« Je tremble pour Nimier […], mais c’est friser la mort qui lui plaît, et qui court les routes la nuit »), est vécue par lui comme un terrible drame personnel et lui inspire des commentaires émouvants, comme la perte d’un fils adoptif.

On contrastera cette attitude avec celle de Chardonne, à moins qu’il ne s’agisse d’une pose dissimulant des sentiments plus complexes, au moment de la maladie et de la mort, la même année, de son fils Gérard Boutelleau, qu’il ne revoit pas une dernière fois et à l’enterrement duquel il n’assiste pas. Rancune d’une personnalité profondément égoïste vis-à-vis de celui dont le passé de résistant et de déporté lui avait pourtant évité des déboires à la Libération ? Morand, en revanche, fait là preuve d’un tact et une délicatesse de sentiments qui le montrent sous son meilleur jour. De même est-il vivement affecté, en octobre 1963, par la mort de Cocteau, qui rend, écrit-il, sa génération « décapitée ». Le chagrin qu’il laisse éclater révèle la profondeur de son amitié.

Comme dans le premier volume, il est beaucoup question, dans cette correspondance Morand-Chardonne, de la correspondance Morand-Chardonne. Si le principe de son dépôt à la bibliothèque universitaire et cantonale de Lausanne est acquis, en vue d’une publication posthume après un long embargo, il arrive aux deux correspondants de s’interroger sur la manière dont ils seront jugés par « cette poignée d’universitaires qu’on nomme la postérité » (dixit Morand). À présent que nous en sommes à mi-parcours, peut-on se risquer à apporter quelques réponses ? On regrette de commencer par dire qu’un intérêt majeur de cette correspondance est de documenter la manière dont l’antisémitisme maladif, obsessionnel, de Morand s’exprime de page en page. C’en est au point d’inquiéter un Chardonne, probablement d’autant plus soucieux de sa propre image que des deux, c’est lui qui en avait le plus à se faire pardonner (on relèvera au passage un « je l’ai entendu dire de la bouche de Goebbels » révélateur). Les rares fois où il est fait allusion au génocide nazi, Morand se refuse à le regarder en face : voyons, c’est d’une pneumonie que Max Jacob est mort à Drancy, et si seulement M. Némirovsky avait pensé à nous prévenir à temps, etc. Et plus Chardonne proteste, plus Morand en rajoute – ce qui donne à penser qu’il entre une bonne part de provocation dans son attitude, mais dans quelle proportion ? Les déraillements à propos de l’homosexualité, qui préoccupe décidément beaucoup nos deux correspondants, ne sont certes pas aussi graves, mais fastidieux néanmoins, comme le fond d’antiféminisme et le racisme qui ressortent à maintes occasions. Il faut, en tout cas, féliciter une fois encore Gallimard d’avoir renoncé à publier les lettres de façon censurée.

Par bonheur, il y a dans cette passionnante correspondance bien plus que les traces de préjugés qu’on aimerait pouvoir dire d’un autre âge. Il y a le plaisir de suivre une conversation entre deux gens d’esprit sachant écrire, et dont les désaccords sont plus visibles que dans le premier volume, par rapport auquel Chardonne donne l’impression de s’être émancipé. Et il y a surtout, comme dans toute bonne correspondance, l’évocation de souvenirs. Les nombreuses références à Proust, à Chanel, à Misia, à Cocteau et à tant d’autres sont autant de pièces du puzzle que toute personne s’intéressant à l’histoire de la culture recueillera précieusement : un « roman de la vie », selon la belle expression de l’éditeur scientifique de la correspondance, Philippe Delpuech.

La mort de ce dernier, en 2005, avant d’avoir pu mener le projet à son terme, explique peut-être certaines imperfections de l’édition, comme les quelques erreurs de déchiffrement évidentes et des mots déclarés illisible en un peu plus grande quantité qu’on aurait souhaité. Les coquilles sont assez peu nombreuses, mais certaines sont plus que cela : le pauvre Arthur Honegger est ainsi systématiquement, y compris dans l’index, affublé de deux n et d’un seul g ; quant au nom Beecham, cité à deux reprises, il apparaît à la première en Beechem et à l’autre en Bucham. Tout cela remonte peut-être à une première dactylographie fautive, mais est-ce une excuse ? Quant à l’index, on regrette une fois encore qu’il renvoie aux numéros des lettres et non aux pages. On conçoit que cette solution ait facilité les choses à l’éditeur, mais un index, jusqu’à nouvel ordre, n’est pas fait pour la commodité de ce dernier mais pour le bénéfice des chercheurs.

L’annotation est nettement plus soignée que dans le premier volume. On lui reprochera seulement de n’être pas toujours cohérente, les notes survenant parfois à la deuxième ou troisième mention de la personne à qui elles s’appliquent. Celle concernant Henry Murger, prenant un Tolstoï pour un autre, pourrait donner au lecteur l’impression que l’auteur des Scènes de la vie de bohème a été secrétaire de l’auteur de Guerre et Paix. Quand Morand (on le suppose) confond, page 542, Schubert et Schumann, n’aurait-il pas valu la peine de le signaler en note ? Et, c’est un détail, pourquoi diable attribuer à une obscure et introuvable revue de Labiche les couplets bien connus du Voyage en Chine, que Morand cite approximativement de mémoire page 1027 ?

 

À lire sur Nonfiction :

Sulfureux Morand, rusé Chardonne (tome I de la Correspondance), par Vincent Giroud.