La psychanalyse a le blues. Chahutée, elle perd en crédibilité au sein des institutions de santé mentale, au gré des débats d’actualité. Certes, la psychanalyse a toujours été critiquée et, encore plus, comme le rappelle le Pr. Alain Vanier dans sa belle préface, à l’époque où on ne considère comme science que ce qui est chiffrable.  

Ce constat est connu : celui du « déclin de la crédibilité sociale de la psychanalyse ». La psychanalyse serait ainsi saisie « comme une bulle spéculative et datée »   . Ce constat est souvent rappelé, mais moins souvent contrecarré sur le fond. Or, Guénaël Visentini, qui est psychologue et psychanalyste, affirme rattacher cette perte de crédibilité au flou épistémologique qui entoure trop souvent la psychanalyse. Tout au long des 250 pages de l’ouvrage, G. Visentini va s’efforcer de dissiper ce flou en montrant en quoi la psychanalyse peut être qualifiée de science, tout en caractérisant sa singularité. Indiquons le dès à présent, le style, d’une remarquable clarté, la précision de la langue de l’auteur, la pédagogie qu’il déploie font de la lecture de cet ouvrage rigoureux un plaisir. La forme rejoint ici le fond car l’ambition de l’ouvrage est d’apporter un soubassement scientifique clair, c’est-à-dire explicitable sous la forme d’un savoir communicable, aux outils utilisés par les psychanalystes d’orientation analytique. La question est vitale pour les praticiens, car elle conditionne la justification même de leur pratique et sa crédibilité politique.

L’auteur insiste sur ce qui caractérise aussi une science, probablement aussi au sens de T. Kuhn, c’est-à-dire que l’analyse, comme le soulignait Freud, reste ouverte à être révisée en fonction des nécessités des avancées de la pratique   tout comme de la théorie. Le livre est en ce sens un plaidoyer pour une mue continuelle de la psychanalyse.

La thèse de l’auteur est que Freud aurait élaboré une véritable « épistémologie analytique de la psychanalyse »   , c’est à dire une « réflexion sur la constitution du savoir analytique opérée de l’intérieur du dispositif clinique de la cure par la parole ». L’auteur rappelle l’attachement de Freud à la conception de la science telle qu’elle se déploie au XIXème avec un « régime de véridiction » particulier. En effet, la science a vocation à appréhender un réel indépendant de nous. Au regard du nouvel objet apporté par la psychanalyse, « la démarche analytique était de plein droit une démarche scientifique »   . G. Visentini rappelle très clairement le cadre scientiste de la pensée freudienne et en retrace de manière très fluide les différentes étapes, depuis sa période neurologique jusqu’à l’hystérie et la seconde topique. Pour Freud, il serait ainsi possible de déduire des vérités nouvelles de l’expérience clinique. D’abord objet de tous les espoirs, le cerveau est finalement congédié car il ne peut donner d’explication satisfaisante à la causalité de certains phénomènes psychiques. L’auteur rappelle bien comment Charcot invente la notion de « lésions dynamiques » pour se tirer d’affaires et concilier l’ordre physico-chimique régnant et l’ordre qu’on dira fonctionnel, car non localisé. Probablement que cette notion est un point de basculement entre plusieurs épistémologies et consacre la légitimité des nouvelles approches de l’époque.

Au niveau clinique, G. Visentini retrace l’apport de l’association libre comme « travail du corps par le discours »   . L’auteur, dans des formulations limpides et éclairantes, souligne le rôle singulier de la parole dans la psychanalyse en tant que « l’entendement freudien est en réalité un entendement scientifique appliqué au champ de la pratique clinique par la parole »   .

Les passages sur la causalité   retracent à nouveau très clairement la spécificité de la psychanalyse en la matière, et en ce qu’elle n’a pas vocation à être une cryptobiologie. L’auteur épingle sous l’appellation « réel = "x" » du corps ce qu’il en est de l’excitation, de la pulsion ou de l’affect, c’est-à-dire tous ces objets qui participent de la construction du nouvel objet qu’est la réalité psychique. En effet, G. Visentini nous montre que Freud a construit un objet, ce « réel = "x" » insaisissable mais bien réel et qu’il l’a traité de manière scientifique.

Dans la perspective de cette « épistémologie analytique de la psychanalyse », l’esprit est donc objet de recherche scientifique pour Freud, que la psychanalyse appréhende de manière nouvelle et autonome par rapport à la neurologie, la psychologie ou la psychiatrie. Elle est une théorie de la clinique et nait avec l’ambition de la science, c’est-à-dire expliquer le fonctionnement psychique et proposer une thérapeutique pour modifier la réalité, qu’elle soit psychique ou matérielle. Pour Freud, la psychanalyse est bien cette « science de l’inconscient animique » et il pense scientifiquement le régime de la complexité qui en découle et en particulier le transfert, au cœur de l’éthique psychanalytique : « la métapsychologie est une réponse scientifique au repérage problématique d’un "réel" d’abord impensé dans le fonctionnement psychique »   . Elle s’inscrit dans ce que l’auteur épingle comme le « programme moderne de vérité »   où la clinique donne le la de concepts dont l’auteur nous met en garde qu’ils ne se transforment en totems. Quelle que soit l’époque, l’exigence freudienne concernant la vérité constitue une boussole fiable pour la clinique aussi bien qu’un fondement au cœur de l’exigence scientifique. En effet, dans l’analyse finie et l’analyse infinie, Freud nous rappelle dans une très belle proposition qu’« il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité, et qu’elle exclut tout semblant et tout leurre ».

La démonstration de G. Visentini est d’une extrême clarté. La contrepartie de la démonstration de l’auteur est probablement une relative omission des errements de Freud, son attirance pour la télépathie, pour la théorie des nombres de son ami Fliess, d’un certain romantisme freudien en somme. En effet, comme le souligne E. Roudinesco dans son Freud, l’inventeur de la psychanalyse est aussi un homme des « lumières sombres ». Une histoire précise des techniques de la psychanalyse ou des techniques psychothérapeutiques de l’époque pourrait compléter cette démonstration, tout comme une confrontation aux théories de Popper par exemple.

Au final, le livre de G. Visentini est indispensable et un fondement solide pour étayer la justification de l’usage politique et clinique de la psychanalyse dans la société contemporaine, un siècle après Freud. Car renouveler la recherche sur l’épistémologie de la psychanalyse apparaît en effet comme une question urgente pour redonner à la discipline son plein rayonnement et s’armer pour la bataille épistémologique en vue de « la reconnaissance de l’existence sociopolitique de la psychanalyse comme pratique clinique »