Qu'est-ce qu'être spectateur aujourd'hui ? Et quel est son rôle, son destin politique ? L'auteur montre en quoi les réflexions de Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Michel Foucault, Marie-José Mondzain et Jacques Rancière peuvent nous aider à dépasser la vision désenchantée et nostalgique qu'un certain nombre d'intellectuels continuent d'entretenir à l'égard d'une figure éminente et centrale de la société du spectacle.  

En ces temps de festivités cannoises, il n’est pas inutile de se demander qui sont les vrais « acteurs » de l’industrie cinématographique d’aujourd’hui. A savoir les spectateurs ! Sans eux, sans ces arpenteurs intrépides des salles obscures, ni film ni recette et encore mois d’investissements, de débats, paillettes, critiques, polémiques, journalistes survitaminés, stars endimanchées, tapis-rougisées… Bref, pas de spectacle (dans tous les sens du terme) sans spectateurs. Et tant pis pour le truisme, si du même coup on se donne les moyens d’apprécier les qualités spécifiques du spectateur, ce personnage incontournable de la grande fable culturelle moderne, dont chacun de nous adopte un jour ou l’autre, avec plus ou moins d’assiduité, les traits et les postures.

Quelle place pour le spectateur ?

Mais qui est donc ce spectateur invoqué, ici, pour justifier des belles heures de telle institution artistique ou là, inversement, de la santé dramatiquement déclinante de telle idole culturelle ? Comment le spectateur contemporain est-il né ? Quelles figures successives de spectateurs se sont fait jour depuis la Renaissance avant de lui faire place ? Et quels statuts lui conférer aujourd’hui, à l’heure où « les grands récits » disparaissent, où la légitimé de sa patiente formation succombe de part en part aux coups de boutoir de la postmodernité et des arts contemporains (le pluriel étant de rigueur) ? Quels rôles pourrions-nous encore souhaiter lui voir jouer ? Faut-il d’ailleurs tenter de lui assigner une fonction particulière – celle par exemple de renforcer un civisme décadent, servir la démocratie, doter le citoyen d’un surcroît d’âme, (re)produire du commun, sauver le sacro-saint vivre ensemble, ou encore de nous permettre de redécouvrir une pensée et une parole pleines et vivantes, débarrassées des inepties que déverseraient un peu plus chaque jour la télévision, internet, les médias, etc dans nos encéphales endormis ? Moralité accrue, civisme exacerbé, âme relevée, bêtise soi-disant ambiante rejetée hors de nos frontières… Le spectateur ne manque pas d’atouts, ni de devoirs politiques et moraux à en croire certains. Pourtant cette image de digue contre la barbarie rampante lui sied-elle vraiment ? Ne pourrait-on pas abandonner cette vision essentialiste et normative du spectateur – « il serait ceci ou cela (nature unique) ; devrait agir et se comporter, devant les œuvres comme en société, de telle manière plutôt qu’une autre (fonction uniforme), etc. » – au profit d’une conception ouverte et pluriel des spectateurs en train de se faire ? Le spectateur n’est-il pas engagé dans un processus infini de gestation de soi au travers des œuvres qu’il rencontre ? Et n’est-il pas dès lors du ressort du politique, de chacun de nous en somme, de favoriser l’émancipation individuelle des citoyens-spectateurs ? Toutes ces questions, Christian Ruby, philosophe et chroniqueur à Nonfiction, les aborde de front dans Spectateur et politique – dernière livraison d’une longue série d’ouvrages consacrés au spectateur et, plus largement aux interférences entre art et politique   .

Il s’appuie, dans cette tâche d’élucidation des rapports (de conjonction, de coordination, de confrontation… ?) entre « spectateur et politique », sur la pensée de célèbres philosophes – Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Marie-José Mondzain et Jacques Rancière – qui ont tous en commun d’avoir rencontré la question du spectateur et de la spectatorialité au détour de leurs recherches esthétiques et politiques, sans d’ailleurs les avoir forcément théorisées de manière explicite ou frontale. Précisons à cet égard le titre de notre article : si nul ne nie la pluralité thématique, temporelle et axiologique des travaux engagés par chacun de ces penseurs, nous les regroupons ici par souci de synthèse (et de communication) sous la bannière sans doute trop large de French Theory du spectateur, car il apparaît à la lecture de ce livre que ce « moment » singulier de la pensée hexagonale fut disruptif à de nombreux égards dans la conceptualisation du rôle social et politique et des places possibles pour le spectateur. Tout l’enjeu du livre est dès lors de dresser une cartographie (archipélagique) des figures conceptuelles du spectateur, à partir des amers (points de repère utilisés pour la navigation en mer) que ces « French Theorists » ont forgées, là encore, de manière plus ou moins fortuite ou accidentelle, et d’en discuter les présupposés théoriques comme les enjeux pratiques pour notre époque. Ce faisant, le lecteur est invité à passer, comme le rappelle le sous-titre de l’ouvrage,« d’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ». Tout un programme donc, dont il faut maintenant saisir et apprécier les multiples étapes et linéaments.

Des idées et des hommes

L’auteur dévoile les mutations contemporaines du spectateur en adoptant une perspective duale. Il montre d’abord en quoi les diverses figures du spectateur mises au jour par Deleuze, Lyotard et Foucault notamment, procèdent chaque fois d’options philosophiques antécédentes et extrinsèques à la question spécifique de savoir ce qu’est un spectateur : « Lorsqu’un philosophe en propose une théorie [du spectateur], il poursuit d’abord ses buts philosophiques », note Ruby en conclusion de l’ouvrage   . Deuxième versant, pratique cette fois, de la démarche adoptée par l’auteur, la mise au jour des « trajectoires de spectateur » propres à chacun de ces philosophes, notamment vis-à-vis de leurs engagements politiques : « quelle trajectoire de spectateur a été celle de ces philosophes ? Comment ont-ils pensé la distinction entre leur posture de spectateur/regardeur/spectateur d’art et les autres postures spectatoriales (l’histoire, la politique), notamment celles qui sont construites par les industries culturelles ? »   . On comprend par là même comment une certaine figure du spectateur contemporain, celui « engendré » par les industries culturelles, a pu jouer un rôle de répulsif pour ses penseurs et, en même temps, d’invitation à dépasser un état actuel des choses, jugé décevant. Spectateur apathique, docile, fasciné, manipulé, voire franchement inculte, c’est chaque fois à partir de son négatif qu’est envisagé le louable spectateur, le spectateur éclairé, réfléchi, actif ou « émancipé » pour paraphraser le titre d’un fameux essai de Jacques Rancière   .

Les grands récits du spectateur

Ces digests successifs (d’une trentaine de pages à chaque fois) de la pensée spectatoriale de Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Marie-José Mondzain et Jacques Rancière sont précédés d’une mise au point historique sur les figures renaissantes et modernes du spectateur. Restituons-en les principaux moments.

Ruby rappelle d’abord comment les « grands récits » du spectateur classique, nés dans le giron des anthologies artistiques du Cinquecento, celles d’un Alberti ou d’un Vasari, ont soutenu l’autonomisation naissante du champ des « arts d’exposition » – indépendance gagnée pas à pas vis-à-vis du pouvoir royal et du clergé (art gothique) et qui sera renforcée par la création des « institutions esthétiques modernes » censées prendre en charge le destin du « citoyen-spectateur »   . En même temps que « la mutation de l’artiste de créature à créateur » et la soudaine commensurabilité de l’homme   , la nature politique du spectateur est ainsi affirmée, sinon forgée. Passée par Schiller, Goethe, et l’esthétique romantique du Sturm und Drang, la figure classique du spectateur se meut progressivement en pivot d’une émancipation intellectuelle et culturelle des individus, par l’élévation artistique de leur âme. L’homo aestheticus ayant adopté tous les atours et les atouts d’une « existence supérieure » par sa fréquentation assidue des œuvres, il devient par là même un modèle de citoyen idéal. L’inconvénient de cette posture est néanmoins de fonder insidieusement une hiérarchie entre les spectateurs, d’opposer les bons et les mauvais citoyens, de fracturer leur champ « autour d’une opposition entre "culture légitime" et "culture de masse" »   .

En réaction à cet élitisme culturel, un « contre-récit militant » du spectateur   apparaît dès la seconde moitié du XIXe siècle, pour courir au moins jusqu’aux années 1980. Celui-ci se structure, apprend-on, autour « d’une théorie générale du reflet et de la domination » et « impose l’idée selon laquelle le spectateur ne serait rien d’autre que l’image de sa société, une conscience muette dans laquelle s’imprimeraient les conditions de classe, sans distance critique envisageable »   . Nourrie par les travaux de Karl Marx et Joseph Proudhon, puis par ceux de Jean-Paul Sartre, Guy Debord, Georg Lukacs ou Pierre Bourdieu, cette mouvance d’obédience révolutionnaire a sans doute rencontré son écho le plus favorable avec les avant-gardes artistiques de la première moitié du XXe siècle. Toujours prompts à dénoncer la passivité du public bourgeois, ces « artivistes »   dadas, fauvistes, cubistes voire brechtiens, artaldiens, ou plus tard césairiens, exalteront une forme d’art à thèse « capable de soulever les spectateurs »   et de les mettre au travail   , ce qui présuppose bien évidemment de concevoir ces derniers comme des êtres apathiques, passifs, incompétents, massifiés. Et Ruby de noter qu’il en va là, comme dans le grand récit du spectateur classique, d’une volonté de hiérarchiser les spectateurs, d’opposer le bon au mauvais spectateur. Ainsi, en voulant dé-formater ou dés-assujettir le spectateur populaire de sa fascination pour les œuvres classiques, ces militants n’auraient fait que reconduire un partage a priori des places de chacun, l’émancipation concrète des individus demeurant un horizon essentiellement virtuel, une pure « espérance dont l’effectivité se dissout dans l’attente d’un idéal toujours reporté »   .

Deleuze, Foucault, Lyotard… Ou comment caboter dans l’archipel du spectateur.

L’étude des cinq philosophes susmentionnés s’enracine exactement à l’endroit de ce double échec des classiques et des modernes à concevoir le spectateur autrement qu’en termes d’essence ou de nature, qu’elle soit « sanctuarisée par les uns (intellectuels) ou dégénérée pour les autres (les consommateurs passifs) »   . En déstabilisant ces perspectives unis – et réifiantes, ils font émerger une nouvelle catégorie spécifique, le sensible, à partir de laquelle penser la singularité du spectateur, et ouvrent la porte à ce que l’auteur appelle une « stratégie en archipel » – dont la condition d’effectivité sociale dépend de la quantité disponible « de ressources virtuelles, de ressources de combinaison et de composition pour que les trajectoires des unes et des autres se mettent en parallèle, se confrontent, s’alimentent et se transforment mutuellement »   . Un programme qui demeure très abstrait à première vue.

C’est néanmoins sans compter sur le soin qu’a pris l’auteur de montrer en quoi les appels deleuziens à une pluralisation, un écartèlement « dramaturgique » du sensible et au « devenir mineur » et « nomade » des individus (contre une hégémonique et abstraite majorité kantienne)   , les invitations foucaldiennes à la « désubjectivation » et au souci de soi   , les promotions lyotardiennes du judicieux   , du dissensus, des différends et autres hétérogénéités des jeux de langage   et la convocation ranciérienne d’une « raison spectatrice » en germe en chaque individu, esquissent chacun à leur manière les conditions de possibilité d’une émancipation concrète du spectateur. Refusant néanmoins d’adopter une posture béate devant des philosophes qui apparaissent aujourd’hui bien trop comme des monuments de la philosophie, il en dénonce du même coup les travers et apories possibles dont ces amers réflexifs peuvent être chargés : Deleuze sacrifiant par exemple l’étude nécessaire de la « conjonction spectateur et politique » à une approche plus classique des rapports entre « art et politique »   .

Marie-José Mondzain fait figure d’exception dans cet archipel du sensible, puisque ses écrits sont présentés comme une tentative de réifier le spectateur, de l’enfermer dans le cadre « unique, uniforme » et réducteur d’une ontologie de la spectatorialité. « L’homo spectator »   se voit dès lors assigné la lourde tâche de devenir le garant d’une démocratie prétendument en péril. Ruby fustige notamment ici « l’aspect réactif »   et « la dramatisation » en germe dans ses travaux : « au monde de l’image surabondante et d’un monde d’adresse médiatique réifiant correspond un spectateur formaté et aliéné dans la banalisation du regard »   . « D’une certaine manière, ajoute-t-il en pointant du doigt un couplage esthético-politique jugé trop aventureux, il n’y a plus de spectateur, mais un consommateur qui se perd dans le spectacle par incapacité à exercer la distance élémentaire requise ; et cette relation a pour corrélat la mise en péril de la démocratie ». La critique ne date pas d’hier, le thème d’un déclin du spectateur, symptôme éloquent d’une société en état de déréliction avancé, abandonnant un peu plus chaque jour ses aspirations culturelles et démocratiques à des industriels sans âme, n’a cessé d’inspirer les intellectuels ces trente dernières années. Qu’elles soient conçues comme « spectacularisation (Régis Debray, Alain Finkielkraut), esthétisation (Gilles Lipovestsky), consommation et dépolitisation, voire émergence d’un « monde de l’écume » (Peter Sloterdijk) ou d’un « monde gazeux » (Yves Michaud) »   , les mutations apparemment fâcheuses du spectateur ont toutes pour corrélat la nécessité et l’urgence que quelqu’un (qui d’ailleurs ? le politique, l’intellectuel, l’artiste lui-même ?) le « réveille » de sa torpeur, le prenne en main et lui rappelle son rôle politique et ses vertus citoyennes contre la « barbarie qui menace un monde sans spectateur »   . Un rôle toujours assigné par d’autres, prescrit ou imposé du dessus, un rôle en définitive qui ne va pas du tout de soi pour l’auteur de ce livre.

Sauver le soldat Rancière

C’est finalement chez Jacques Rancière qu’il trouve les meilleures armes contre ces velléités paradoxalement normatives de libérer le spectateur. En promouvant l’idée d’une « subjectivation possible » du spectateur – subjectivation qui « consiste, apprend-on, à faire jouer en soi des manières de dire, de voir et de faire » comme autant d’écarts et de jeux d’altérité possibles par rapport à un commun de référence    – Rancière aurait ainsi rendu possible / pensable une figure indéterminée a priori du parcours et des exercices auxquels doit se soumettre le spectateur. Seules importeraient ici « les trajectoires personnelles » des spectateurs, sans que l’effet des œuvres et des spectacles rencontrés ne soit jamais anticipé, ni anticipable. Un spectateur « sans modèle possible » et débarrassé de toute « police » de la pensée et du bon goût    ; un spectateur actif donc, dynamique et surtout unique, irréductible, se révélant dans un processus « aléatoire de composition des trajectoires ». Tel est, semble-t-il, le modèle de spectatorialité auquel Ruby souhaite faire droit à la suite de Rancière, étant entendu qu’à la différence de ce dernier, il entrevoit la possibilité concrète d’une désidentification ou d’un désassujettissement du spectateur par la promotion des « interférences et interactions entre les spectateurs, à partir de la confrontation des jugements et des paroles » et non seulement dans un rapport « solipsiste »   , quoique sous la forme d’un écart, à la communauté.

Certes, selon Rancière, la communauté est toujours en passe d’être reconfigurée par les individus qui l’anime et en qui elle suscite des effets divers et variés, mais ne faut-il pas voir dans les interactions entre ces individus eux-mêmes, et non seulement dans leur rapport personnel au commun, dans les interférences entre spectateurs, dans la confrontation pratique des goûts, sensibilités et expériences personnelles, un préalable à toute émancipation concrète du spectateur et, partant, du citoyen, demande finalement Ruby, comme pour se démarquer de son plus fidèle allié.

Une philosophie de l’essai

Ainsi s’éclaire et se comprend « la stratégie en archipel » que l’auteur de Spectateur et politique appelle de ses vœux. Essentiellement subversive, cette stratégie que l’on qualifierait volontiers de « micro-révolutionnaire » ou de guérilla contre les hiérarques du bon goût et les planificateurs du sensible, prône finalement une philosophie de l’essai (trajectoire, émancipation personnelle) plus que de l’essence (ontologie). Ce faisant, elle entend rendre aux spectateurs un droit de rétractation face aux assignations préétablies et aux oppositions factices (spectateur ou consommateur, spectateur ou citoyen, spectateur vigilant ou fasciné, happé par le spectacle…) qu’on leur dénie trop souvent. Si l’on s’accorde à penser comme nos cousins Germains au Moyen-Âge que « l’air de la ville rend libre », peut-être serions-nous bien inspirés de remettre un peu d’urbanité dans nos vies politiques et de donner ainsi libre cours à « la vraie démocratie culturelle […] ce rapport entre les individus anonymes et la puissance d’anonymat que les œuvres construisent, en brouillant la hiérarchie commune entre les publics »