« Il y a toujours un bref, un très bref laps de temps entre chaque seconde de la conscience où l'on oublie tout, absolument tout ». Le livre de Mathieu Brosseau nous emmène vers ce vide qui nous fonde.

« Il y a toujours un bref, un très bref laps de temps entre chaque seconde de la conscience où l’on oublie tout, absolument tout. » Bienvenue dans l’irréalité de L’Ogre n° 5, cinquième des six romans publiés par les éditions éponymes, une toute jeune maison qui fait paraître une « certaine littérature du glissement de la perception, de l’effritement ou de la saturation du réel ». Mathieu Brosseau signe avec L’Ogre son premier roman après neuf livres de poésie, chez le Castor Astral ou Dernier Télégramme, notamment. D’un genre à l’autre, le mouvement d’écriture de l’écrivain déploie l’« épanchement du rêve dans la réalité ».

On pourrait vous dire que ce livre raconte l’histoire d’un homme, M, repêché sans mémoire ni parole par un cargo commercial nommé Data Transport. Que ce même homme trouve un emploi dans un centre de tri postal où il va classer des lettres sans auteur identifié ni destinataire et dans lesquelles il va réapprendre les mots et les souvenirs. Que dans un rapport poreux au monde il devient translucide. Ceci n’est pas faux. Ce n’est pas vrai non plus. En fait, cela n’est peut-être pas la question. Il y a dans Data Transport des trous, des éléments infimes qui entrent en friction, vous prennent et vous ramènent à la manière d’une vague en des lieux temporels où l’on pensait que le personnage ne pouvait pas exister.

Le roman commence par cette phrase : « Un cargo commercial UVM5, fin et long, étrangement baptisé Data Transport, le ramasse alors qu’il danse dans l’eau. » Data Transport nous livre ici, dès cette première ligne, une donnée qui semble devoir nous être familière : un « le » et un « il », des pronoms personnels en « état presque animal », un « corps fait de chair, de salive et de suc, intolérable pour les autres » et que les pages suivantes tendraient à définir par un nom-initiale : M. Le personnage nous apparaît dans l’inquiétude de prendre et de faire corps, dans la difficulté d’être : « L’identité, t’y crois, toi? » Data Transport a un effet solvant : il dissout les croyances. L’identité, le corps, le temps, les objets…

Lire ce roman, c’est prendre le risque de la dissolution, celle du récit, celle de son personnage et peut-être même de la sienne. Puisque le narrateur précise que les commentaires ont de tels effets corrosifs sur M qu’ils accentuent dangereusement sa porosité, et qu’il vous invite dans le même temps à regarder « par la fenêtre le temps du récit se fondre, perdre sa lucidité ».

On échoue avec M, mémoire et parole asséchées par la mer, sur une île-entrepôt au milieu d’un océan de lettres. Le lecteur s’aventure dans une fiction de lettres. Des lettres-courriers qui arrivent sans adresse dans un centre de tri et que M. entreprend de classer. Des lettres alphabétiques avec lesquelles il s’agit de compter plutôt qu’avec les chiffres, et qui ne se suivent pas : on rencontre des B, des E, des R et une lettre 23 qui nous parlent autrement du monde. Des lettres mathématiques, π et μ, qui tracent un rapport infini et une réalité mue. Toutes ces lettres forment les mots d’une langue onirique qui nous embarquent dans un « mouvement sans temps ».

Car l’expérience temporelle est, dans Data Transport, des plus singulières : celle d’un « monde pendulairement arrêté ». Les séquences narratives relèvent de trois ensembles typographiquement distincts et récurrents qui se succèdent sans pour autant faire suite : les récits de M au centre de tri, les lettres échouées données à lire et les souvenirs en forme de particules biographiques. Au rythme de ces séquences, la narration se rend aussi insaisissable que l’eau. Plus on avance dans la lecture, plus on perd le sens habituel et convenu du temps. Tourner les pages les unes après les autres ne suffit pas à tenir la ligne, nous sommes emportés dans le rouleau d’une histoire qui superpose les différents temps du récit. Une impression vague soustrait le corps du lecteur à l’ordonnance du monde, pris par une narration en ressacs vaporeux sur la crête desquels vie du récit et expérience de lecture s’intriquent. Notre perception des choses ainsi troublée nous rend sensible à l’infiniment petit et à l’invisible. Né avec une seconde de retard, M nous offre son « décalage systématique et mécanique » pour nous amener à vivre « ce qu’il voyait autant que ce qu’il ne voyait pas ».

Cette seconde manquante est ce « trou entre la pensée et le corps » dans lequel déferle l’ivresse du vide. On s’y jette avec M pour perdre la mesure. On éprouve l’identité poreuse de cet homme dans son rapport avec le monde : un M archaïque au « cerveau épistolaire » avec « des petits trous […] et des sillons à sa surface », aux « pensées creuses et réceptives », dont la conscience renaît par « morceaux de vide sans origine apparente » dans la fascination des pierres et des suites mathématiques. La postface est d’ailleurs une tentative « de prouver la possibilité physique du personnage, comme on vérifierait l’existence d’un trou noir », selon les mots de son auteur Sandor Mychkine, physicien russe – « reconnu pour l’invention d’un modèle original de gravitation quantique conférant une sorte de structure contingente à l’espace-temps ». Une fiction scientifique qui mue la tentative en tentation pour le lecteur de formuler sa propre solution, notamment d’imaginer M en solution aqueuse. Mais toujours dans le doute de l’existence, car il y a dans Data Transport un « mouvement qui enveloppe de plus en plus, avale, et c’est dans l’ivresse restituée, écrite, de l’avalement que se donne à lire et à revivre, l’impression angoissante et instable de l’irréalité ». Ce livre est un ogre qui dépasse la fiction.

Voyager dans Data Transport, c’est faire l’expérience d’un continuum liquide au rythme de « la folie logique » de M. On aborde l’histoire en cours, comme si elle ne cessait jamais de commencer ou n’arrivait jamais à finir. Une histoire sans finalité ni destination