Deux argumentations partant de deux points de vue différents pour une commune réflexion sur l’enjeu – ou l’exigence – de repenser la virilité et la paternité.

Le plaidoyer de Chantal Delsol a pour toile de fond l’émancipation des femmes en Occident et la relative indétermination du concept de virilité/masculinité/paternité qui en découle.

Chantal Delsol voit dans l’émancipation des femmes depuis le siècle dernier une spécificité de l’Occident et une conséquence de son héritage chrétien. Face à des cultures dans lesquelles les femmes tendent à être soumises car plus faibles, elle lit la revendication de l’égalité avec l’homme et de la liberté comme une réussite inégalée de l’Occident. Contre une tentation humaine et presque naturelle à asservir le plus faible – c’est-à-dire dans toutes les civilisations et à toutes les époques précédentes, les femmes – l’histoire récente de l’Occident apparaît comme une exception qui tend à se diffuser dans le reste du monde   . Et les transformations de cette évolution sociale, juridique et morale – que Chantal Delsol considère comme « la plus grande révolution sociale que les sociétés aient jamais connue    – ne vont pas sans entraîner de changements. Et ce sont ces changements qu’une nouvelle identité masculine doit intégrer et accepter pour trouver une nouvelle façon d’être homme et père.

Après avoir rapidement retracé l’histoire de l’aliénation des femmes, longue période pendant laquelle non seulement on a voué les femmes aux tâches subalternes et on les a infantilisées   , mais on a aussi légitimé cette infantilisation et malgré le christianisme qui rend, pour Chantal Delsol, possible l’égalité entre hommes et femmes   , est expliqué le stade de l’émancipation féminine. C’est à partir des Lumières, véritablement, que commence l’émancipation des femmes, situation paradoxale, puisque ce serait, pour Chantal Delsol, le christianisme qui aurait « produit la culture qui permet aux Lumières de provoquer ces renversements. »   . Or les Lumières semblent davantage une critique du monde chrétien que son héritier fidèle et direct.

A la critique que chaque lecteur semble adresser : pourquoi, si tout est contenu dans Saint Paul a-t-il fallu attendre les Lumières pour que la condition féminine déresponsabilisée choque ?, l’auteur répond en exposant que le christianisme a pour caractéristique « une fascination pour les habitudes, une tentation permanente de la sacralisation du donné »   . L’argument peut sembler spécieux en ce qu’il peut tout justifier : le changement est lié au christianisme, mais l’immobilisme qui le rendait impossible aussi… On a peut-être alors beau jeu de faire du christianisme le héros de l’émancipation féminine – qui plus est grâce aux Lumières.

Analysant les conséquences sociétales de cette émancipation, Chantal Delsol montre qu’elle implique une autre conception de la famille. La famille traditionnelle étant tournée vers l’épanouissement social et professionnel du mari, quand l’épouse devait s’occuper des enfants, avec dévouement – puisque sa nature était supposée être ce dévouement. Pour l’auteur, la critique contemporaine de l’individualisme est en réalité une critique de l’individualisme pour tous, puisque « dans la société qui nous précède à peine, la plupart des hommes sont tout à fait individualistes, c’est-à-dire qu’ils se considèrent comme prioritaires sur tout leur entourage, voire vivent leur vie comme si les autres n’existaient pas »   . Aussi le problème est-il de savoir comment construire une famille non plus centrée sur l’individu masculin, mais sur un couple formé de deux individus revendiquant une forme d’indépendance, ou sur une alternative à cette tentative vouée à l’échec. Après avoir montré que les éducations plus anciennes faisaient des devoirs différents aux hommes (l’homme avait le devoir de produire le nécessaire pour faire vivre sa famille) et aux femmes (qui se devaient d’être attentives aux besoins affectifs des enfants), et avoir montré que ce qui était pensé comme une « vocation biologique »   obligeait les femmes à choisir entre maternité et vie professionnelle, Chantal Delsol indique que la nouveauté de la situation contemporaine est que les femmes peuvent avoir les deux. Elles peuvent accéder aux plus hauts postes, avoir les plus hautes compétences et être mères. Dès lors, le problème de la masculinité est que l’homme ne sait plus à quoi il sert. S’il avait auparavant le rôle de pourvoir aux besoins de la famille, la femme peut dorénavant le remplir. L’homme semble être devenu inférieur à la femme, puisqu’incapable de jouer comme elle sur les tableaux, maternité et réussite professionnelle. Aussi la thèse que défend Chantal Delsol consiste à soutenir qu’il faut dépasser « l’ancien partage des tâches entre activités de production et acticités de l’attention »   . C’est à l’homme de comprendre qu’il a une tâche particulière et, d’après Chantal Delsol, pour laquelle il est irremplaçable : celle de s’occuper de l’adolescent et de lui faire comprendre ce que sont la loi et les exigences de la vie sociale, tout comme la mère avait la tâche irrécusable de veiller le nouveau-né.

Le corolaire de cette exigence est l’anéantissement du patriarcat, c’est-à-dire du rôle, ou plutôt de la figure de l’homme des générations précédentes qui – du moins est-ce ce que soutient l’auteur - se permettaient privautés et inceste. Dès lors, l’homme aurait confondu sa virilité avec un sentiment de toute-puissance et de quasi-impunité dans la sphère familiale. Les nouvelles générations seraient capables de forcer les maris et les compagnons à abandonner ce sentiment grâce à la facilitation du divorce et une éducation plus équilibrée.

C’est un rôle à reconquérir que les pères doivent avoir, s’ils ne veulent ni ne peuvent se contenter de reproduire le modèle des pères patriarcaux qu’ils ont eus. Et ce rôle est fondamental, puisque selon Chantal Delsol, c’est le père qui enseigne l’autonomie aux enfants. Sans père, est-il soutenu dans l’ouvrage, « il y a toutes les chances pour qu’il [c’est-à-dire l’enfant] doive plus tard obéir à un gouvernement autoritaire. »   .

L’argumentaire se clôt sur une véritable « charge » contre le divorce, ou plus exactement contre le discours médiatique qui l’encense, « l’opinion médiatique » soutenant que « la tribu décomposée représente pour les enfants la meilleure des solutions »   .

Si l’argumentation est trop souvent allusive, puisqu’on tient pour acquis sans souci de justification, ou même de simple citation, par exemple que l’opinion médiatique prône le divorce, que les pères doivent être auprès des adolescents, que la vulgate psychanalyse rabaisse les femmes, etc. et gagnerait à prendre le temps de développer et préciser certains points paradoxaux   , certaines analyses peuvent (et doivent !) être prises en compte dans la réflexion sur l’identité masculine, d’une part la critique de l’ancien modèle masculin comme dominant et patriarcal, d’autre part le questionnement sur ce qui revient en propre à l’homme, sauf à penser qu’en plus d’être égaux, hommes et femmes se devraient d’être identiques, et enfin sur le rôle du père, questionnement qu’il appartient sans doute à chacun et à chaque génération de formuler pour soi.

Relativement abruptement suit l’argumentation de , claire et ordonnée, quoique assez hétérogène. A des analyses assez subtiles tirées du roman de Cormac McCarthy, La route, se mêlent des analyses, nettement moins convaincantes d’une chanson de Radiohead, d’une autre de Stromae ou de la figure paradoxale de Michael Jackson.

Pour Martin Steffens, le problème, ontologique, de l’homme est qu’il doit être à la hauteur. L’homme doit « consister », « pourvoir » et non pas « en imposer » mais être « ce sur quoi l’on sent qu’on peut reposer. » La virilité, telle que la pense Martin Steffens est belle puisque « être viril, c’est être généreux de soi : c’est savoir ce que la vie humaine requiert de courage et d’amour, et les lui offrir volontiers »   . On ne peut qu’acquiescer face à cette définition de la virilité, tout en se demandant si les femmes ne sont pas – ou ne devraient pas être – viriles dans ce sens précis. Cette quasi identification de la virilité à la générosité ne va pas sans poser problème, car on a du mal à voir en quoi elle permettrait de définir une forme, même idéale, de masculinité. La virilité apparaît comme un appel adressé à l’homme et auquel il doit s’efforcer de répondre, une vertu qu’il se doit de conquérir sur lui-même.

Et le constat, relativement pertinent de Martin Steffens   porte sur « la difficulté de devenir un homme pour les hommes »    ; l’homme occidental contemporain tendrait à retarder le plus possible le moment d’assumer ce choix qu’est la virilité – implicitement identifiée avec celui d’avoir des enfants délibérément au sein d’un couple stable – lui préférant le rôle de « grand enfant »   , occupé à jouer aux jeux vidéo et à équiper fiévreusement sa voiture. Cette démission du père que Martin Steffens croit percevoir dans le monde contemporain est illustrée par une chanson de Stromae illustrant le désengagement au nom d’une illusoire liberté – que l’auteur appelle judicieusement « liberté d’inconsistance »    – des hommes en âge d’être père.

Analysant le rôle du père, à l’aide de la figure de Joseph, dans l’évangile et dans le récit, Au nom de la Mère d’Erri de Luca, qui illustre avec pertinence et précision la thèse de l’auteur, il indique qu’il a une mission de transmission, une transmission liée au silence et à la présence effacée   . Être père, c’est être attentif, non à soi mais aux autres que nous incite la virilité   .

Une méditation sur l’amour comme accueil et nécessaire complémentarité de ceux qui s’aiment, à travers une relecture de la création d’Adam et Eve, vise à combattre la conception d’un « amour libre », en s’appuyant sur le fait que sans honneur, engagement et responsabilité, il n’est pas de bonheur authentique   . L’auteur complète son argumentation par une critique de l’hédonisme ambiant et de l’éloge actuel du rire et de la légèreté, critique non pas eux-mêmes, mais de ce qu’on ferait de l’humour et de la non-gravité des valeurs incontournables pour être heureux. C’est bien, au contraire, en ayant à l’esprit notre mortalité qu’il faut agir, non pour s’en lamenter, mais pour faire face aux exigences de sens que l’on peut – ou même que l’on doit – s’imposer   . Un exemple de virilité authentique analysé est alors celui de Maxilimien Kolbe.

Puis voulant réfléchir à nouveau sur la paternité, Martin Steffens propose une alternative aux hommes d’aujourd’hui : celle entre « désistance », l’attitude consistant à suivre le cours du monde, pour catastrophique qu’il puisse être, avec un désespoir détendu (dont Kurt Cobain serait le paradigme), et « résistance », autre nom de la « consistance » déjà étudiée, qui s’efforce d’« offrir prise au réel, malgré tout, avec la conscience aiguë de la fragilité de ce à quoi on tient. »   . Après avoir décrit cette alternative, Martin Steffens décrit la paternité à la fois comme une sorte de défi que seule une virilité authentique (« consistante ») pourra relever et à la fois comme le bon choix à faire dans une situation proche de celle du pari pascalien ou de l’alternative kierkegaardienne. Etant tous soumis aux mêmes influences et aux mêmes possibilités de faire leur vie (en bref, « tous embarqués »), les hommes, s’ils l’osent, doivent comme les libertins à qui est adressé le « pari » de Pascal, renoncer aux plaisirs futiles et au laisser-aller hédoniste, pour s’efforcer de vouloir consister, être à la hauteur, c’est-à-dire en dernier ressort, répondre à la vocation ultime de l’homme qu’est la paternité   ). Quelques analyses du roman de Cormac McCarthy, la Route, montrent bien que le rôle du père est lourd de responsabilité et qu’être un bon père est une exigence à la hauteur de laquelle il faut s’efforcer de parvenir. La paternité apparaît ici comme un idéal de l’homme – et rien ne prouve qu’on puisse l’atteindre. La paternité peut alors se dire en termes de vocation ou même de sainteté. Et les dernières analyses de Martin Steffens visent à substituer à la figure du père ou de l’homme héroïque, celle du père ou de l’homme tendant vers la sainteté   ).

Tout au long de l’analyse se détachent en arrière-fond et comme des figures repoussoirs, de fausses évidences de ce que pourrait être la virilité. Ainsi est condamnée l’association assez fréquente de viril et belliqueux   , tout comme le prétexte d’une « liberté » qui justifierait le refus de l’engagement, ou même une aptitude à quitter et à se laisser quitter par la femme au nom d’un amour « libre » - expression que l’auteur ne peut s’empêcher de trouver contradictoire.

Bien que contrairement à ce que laisse entendre le quatrième de couverture, on lise une juxtaposition d’argumentations et non un dialogue véritable, malgré un ton parfois presque moralisateur, et des analyses qui demanderaient assez souvent à être approfondies ou mieux et plus rigoureusement justifiées, ces plaidoyers questionnent les représentations que nous pouvons traditionnellement attacher à l’homme : la paternité, la virilité, l’héroïsme, non seulement pour en montrer les limites et leur caractère dorénavant obsolète, mais aussi pour non proposer des pistes enrichissantes et dignes d’intérêt afin de les dépasser et répondre, aussi clairement et sereinement que nous le pouvons, aux tensions et aux crises nées de l’époque complexe dans laquelle nous vivons et pour la gestion de laquelle nous ne pouvons nous conformer à « aucun testament »