Frédéric Andrau livre la biographie d’un Hervé Guibert fasciné par la mort et qu’il tient à présenter comme un « écrivain-photographe ».

Pas de table des matières, pas de chapitres ; juste le déroulement de la vie de l’« écrivain-photographe » (1955-1991), encadré par le récit de l’auteur-admirateur venu voir sa tombe en Toscane dans le village Rio nell’Elba – île d’Elbe – et se recueillir devant la plaque de marbre rose, cette couleur que Hervé Guibert avait lui-même choisie : « J’avais fermé les yeux pour revivre l’histoire. L’histoire de sa vie. Cette route sinueuse, tiraillée entre la pudeur et l’impudeur, entre un quotidien feutré et l’expression éhontée de cette littérature qui fut pourtant le reflet fidèle de son existence ». Ainsi finit cette biographie, comme elle commence, au lieu où repose l’homme au chapeau rouge et aux yeux clairs, celui que la mort fascina toute sa vie durant ; il y a aussi les remerciements finaux, distribués comme il se doit et émaillés de regrets pour ceux, nommés, qui n’ont point voulu se livrer sur l’écrivain. Entre ce début et cette fin, c’est dans une « apnée guibertienne »   que se lance Frédéric Andrau, animé par une « volonté de comprendre comment un homme aussi jeune avait réussi avec un tel talent à exploiter sa propre mort avant qu’elle ne survienne vraiment » et persuadé que personne n’a su faire mieux que « Hervé », comme il lui arrive de l’appeler. Bref, c’est l’objet littéraire construit ou élaboré par Guibert qui le séduit : une écriture de soi jusqu’à la mort, l’un de ses sujets de prédilection avec le sexe et les garçons.

La lecture du livre est rapide, les pages se succèdent au rythme des paragraphes espacés qui narrent la vie et suivent la publication des œuvres ; le titre, Hervé Guibert ou les morsures du destin, trouve son écho à la page 205 où il est question de la séropositivité et d’Hervé et de Thierry, son amant (« sans doute […] l’homme qu’il a le plus aimé de sa vie ») et le compagnon de Christine, celle que Guibert épouse en 1989 et qui veille aujourd’hui à l’œuvre : « Ils parlaient longtemps tous les deux. Ils confrontaient leurs obsessions, leurs angoisses, leurs ressentis, s’interrogeaient sur les temps à venir, se demandaient quelles morsures pouvaient bien leur réserver le destin ». Car il faut bien faire avec, même si l’œuvre guibertienne déborde le cadre médiatique d’un sida exhibé et sans cesse raconté : l’auteur de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie est l’un des tout premiers à avoir témoigné aussi précisément et directement, sans honte, « sans fausse pudeur », sur la maladie, aussi taboue soit-elle.

Que retenir du parcours ainsi retracé ? Un enfant fragile, né « dans la banlieue cossue de Saint-Cloud » ; un être à l’imaginaire foisonnant ; un jeune homme pratiquant le théâtre et désireux de s’y faire connaître, assumant dès ses quinze ans (il commence à écrire) une attirance définitive pour ceux de son sexe ; un adolescent voulant se débarrasser de ses parents, pressé de rejoindre la capitale alors que c’est à la Rochelle qu’il vit et passe son baccalauréat ; un jeune homme venu s’installer un jour rue de Vaugirard sans savoir que son célèbre voisin d’en face deviendra le « Maître »   et l’ami – Michel Foucault, alias « Musil » dans les romans – après une rencontre déterminante en 1977 ; quelqu’un qui connut coup sur coup l’échec à l’Institut des hautes études cinématographiques et au Conservatoire. Son premier roman, La Mort propagande, que publia Régine Deforges et qui enchanta Foucault aussi bien que Barthes, dit déjà tout de cet audacieux : faire de sa mort un spectacle. L’autofiction en était la voie assurée, sûre pour pouvoir se mettre en scène. La photographie allait aider, jusqu’à la mise à nu.

Pour vivre, Guibert intègre la rédaction de 20 ans où il tient la rubrique du cœur sous le pseudonyme de « Victor » ; puis il entre au Monde où il tient une rubrique sur la photographie. Son sort est scellé : « Il prétendait depuis toujours que “la photographie parlait, ou plus exactement exprimait quelque chose que l’écriture avait vocation de parachever” »   . La fin du livre insiste sur les expositions consacrées dans le monde entier à son travail de photographe. En 1980, son troisième livre, Suzanne et Louise – les prénoms de ses deux grand-tantes dont ses livres parlent d’ailleurs beaucoup –, est revendiqué comme un « roman-photo » qui montre les deux vieilles dames dans la grande force de leur âge : vieillesse exhibée selon l’attrait guibertien.

Guibert collabore aussi à la revue bimestrielle Minuit dirigée par son ami Mathieu Lindon ; chez Minuit, où il publie quelques-uns de ses premiers livres, il rencontre une Marguerite Duras écœurée par Les Chiens (1982) avec laquelle il règlera ses comptes dans Mon valet et moi. L’année suivante marque la première apparition de la maladie dans sa vie avec le « déni » qui l’accompagne ; c’est aussi l’année où il publie le scénario de L’Homme blessé sans parvenir à tisser des liens durables avec Patrice Chéreau. Puis l’écrivain se fait diariste ; l’écriture des romans prend du reste souvent la forme du journal. C’est avec Des aveugles (1985), publié chez Gallimard, que Guibert retient l’intérêt des médias et se voit une première fois invité à l’émission de Bernard Pivot, qu’il obtient aussi son premier prix littéraire. Le pensionnaire à la Villa Médicis vient régulièrement à Paris pour ses tests de dépistage, devinant la vérité et s’en saisissant littérairement : « Être maître de sa mort, l’une des obsessions récurrentes de l’écrivain »   . S’enchaînent aussi les autoportraits photographiques en 1988 : narcissisme, introspection ? Il réalise La Pudeur ou l’impudeur (1990), son seul film qui sera diffusé au cours d’une exposition après sa mort. Hervé Guibert aimait aussi par-dessus tout voyager ; il voyagea presque jusqu’à la fin, comme le raconte Le Paradis publié en 1992. Avec la maladie, son intérêt pour la peinture s’accrut. Une infection de la vue, une dégradation insupportable lui font avaler cette digitaline dont il ne se sépare pas ; retrouvé inconscient mais en vie, « on lui administra discrètement l’aide fatale »   .

« Hervé Guibert est définitivement un artiste. Il n’y a plus aucun doute là-dessus, même s’il prétend le contraire : “L’écrivain n’est pas un artiste. La matière n’est pas de son ressort, il la poursuit” »   . Il est toujours étrange d’aller à l’encontre d’une parole, d’un vouloir dire qui ne peut plus s’exprimer. Du livre de Frédéric Andrau, on retiendra plutôt cette citation liminaire qui mérite qu’on s’y arrête : « J’ai toujours défendu l’excès comme une vertu. » Elle est tirée de l’un des Articles intrépides qui flashe sur Isabelle Adjani : « Elle figure mon désir fou de cinéma. » Et puis on ajoutera cette phrase lue dans Le Protocole compassionnel, au sujet de laquelle on prendra au mot l’auteur en fin de vie : « J’ai toujours su que je serais un grand écrivain »