Une enquête passionnante qui nous plonge au coeur d'une France catholique que l'on croyait endormie.

En décembre dernier, Madeleine Bazin de Jessey rejoignait la direction de l’UMP en tant que secrétaire nationale chargée des programmes de formation. Cette jeune militante catholique s’est fait connaitre pour son engagement au sein de l’organisation Sens commun, émanation discrète de la Manif pour tous dont elle était à la fois la fondatrice et la porte-parole. Ce transfuge marque l’attrait de l’UMP pour les personnalités proche de la Manif pour tous, attrait qui s’explique par le fait qu’aucune figure politique de premier plan ne soit parvenue à récupérer à son profit ce grand mouvement de contestation. Dès lors, un constat s’impose : le politique n’est plus le prescripteur des grands mouvements de masse, et les dirigeants politiques se retrouvent contraints de courtiser les leaders d’une cause qui semble leur avoir, dès le départ, échappée.
 
Car la Manif pour tous, depuis son émergence à la fin de l’année 2012 est toujours parvenue à conserver une certaine autonomie vis à vis des partis politiques traditionnels. A ce titre, les observateurs l’ont souvent comparée au Tea party américain. Parallèlement, il est intéressant de voir que cette pensée conservatrice a tracé son sillon au sein même de l’UMP, comme en témoigne l’élection de Bruno Retailleau à la présidence du groupe UMP au Sénat, ce dernier ayant clairement pris position contre la loi Taubira.

Et si le succès de Retailleau contre Roger Karoutchi au Sénat a surpris, c’est surtout parce qu’il vient  confirmer le poids des conservateurs au sein du parti de Nicolas Sarkozy. Ajoutons à cela, l’évocation du bout des lèvres de l’abrogation de la loi Taubira par ce même Sarkozy le 15 novembre 2014 à un meeting de Sens commun et l’on se dit que la Manif pour tous n’a pas fini de pénétrer en profondeur les âmes des militants de l’UMP.

Pour mieux comprendre ce phénomène qui mêle sentiment religieux, conviction anthropologique et récupération politique, Gaël Brustier, chercheur au CEVIPOL et membre de l’ORAP (Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès) s’est penché sur les acteurs et les réseaux qui ont animé ce mouvement de masse inédit tout en tentant d’en identifier les soubassements intellectuels et, de fait, les enjeux politiques et idéologiques qu’il soulève. La Manif pour tous, explique Brustier, a enclenché une profonde recomposition de la droite française. Loin de l’essoufflement que certains lui prédisait, ce mouvement de grande ampleur s’est révélé plus persistant que prévu et a rythmé la vie politique française de ces deux dernières années. C’est de cette émergence dont il est question dans Le Mai 68 conservateur, un ouvrage riche et très informé qui remet en perspective dans le temps long un événement souvent mal compris et plus connu pour les réactions épidermiques qu’il a suscité.
 
Aux origines de la Manif pour tous

Dans cet ouvrage dense, Gaël Brustier s’applique minutieusement à identifier la dynamique intellectuelle, sociale et politique de la Manif Pour Tous. Pour cela, il procède à une nécessaire mise en contexte de l’état du pays sur le plan moral. Dans une période d’essoufflement de la construction européenne, de crise économique et de défiance croissante vis à vis du politique, les raisons d’inquiétude sont nombreuses. Il n’est donc pas étonnant de voir les opposants au mariage pour tous se saisir de ces thématiques sur fond d’affirmation de leur identité religieuse. 

Pour l’auteur, aux origines de la Manif pour tous, il y a d’abord un sentiment d’incompréhension face à une France en pleine mutation. Crise des identités politiques, brouillage des clivages traditionnels et crise du religieux dans l’espace public ont ainsi favorisé l’émergence d’un pôle conservateur structuré. Face au triomphe d’un modèle libéral fondé sur l’individualisme, on a vu surgir, à la faveur de la Manif pour tous, des visions crépusculaires d’un monde en délabrement sur le plan moral. Des visions guidées par la crainte de l’avènement d’un désordre social destructeur.

Influencé par les sociologues britanniques Stanley Cohen et Stuart Hall, Brustier reprend à son compte la notion de panique morale (« moral panic ») pour éclairer le repli catholique qui s’est opéré face à l’adoption du mariage pour tous. Cette panique morale s’inscrit dans un contexte politique qui a vu triompher les questions identitaires sous l’impulsion du président Nicolas Sarkozy. Ce dernier porte en effet une responsabilité non négligeable dans le succès de la Manif pour tous qui a fait de l’identité son leitmotiv. C’est lui qui, le premier, a introduit cette notion au cœur du champ électoral pendant son quinquennat mais surtout lors de sa très buissonnienne campagne au printemps 2012.

La Manif pour tous apparait donc comme un levier qui va permettre de rendre leur fierté perdue aux catholiques. Si l’on ajoute à cette dépression identitaire le fait que la gauche soit au pouvoir, les ingrédients idéologiques d’un cocktail explosif étaient réunis pour investir durablement l’espace public.

Une réinvention de l’identité catholique

Au-delà de l’analyse de cette causalité de nature politique, l’un des points forts de l’ouvrage est le voyage que nous fait faire l’auteur dans les arcanes du microcosme catholique. Pour ce dernier, la Manif pour tous va puiser ses racines dans l’histoire religieuse des dernières décennies et plus particulièrement dans la montée en puissance du courant charismatique au sein de l’Eglise catholique.

« Source d’un catholicisme décomplexé », le Renouveau charismatique marque une révolution dans l’expression de la foi et répond à une aspiration des individus à être plus libres et à exprimer leur foi différemment. Les années 70 ont vu le mouvement charismatique s’imposer comme une voix influente au sein de l’Eglise à la faveur d’un contexte favorable. La montée en puissance des charismatiques répond à un double mouvement: l’absorption par le Vatican d’un courant très conservateur qui suscitait beaucoup d’enthousiasme notamment chez les jeunes catholiques et l’opportunité pour l’Eglise de se revitaliser en vue de son programme de « nouvelle évangélisation ».

Car si le message religieux des charismatiques est maximaliste sur le fond, il revêt une grande modernité dans sa forme car il anticipe une profonde mutation de la pratique religieuse centrée davantage sur l’individu. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, les fondements spirituels de la Manif pour tous s’inscrivent dans le prolongement de Vatican II. Le succès de la Manif pour tous n’est donc pas réductible au conservatisme traditionnel de droite mais s’inscrit dans une série de mutations internes au catholicisme.

Un mai 68 inversé

Autre thèse provocatrice de l’ouvrage : la Manif pour tous serait le miroir conservateur de Mai 68. De quoi faire s’étouffer les soixante-huitards et leurs héritiers. Toutefois, une fois encore, l’auteur se montre convaincant dans sa démonstration. D’autant plus que cette contestation n’a cessé de gronder dans la rue, terrain historique et privilégié de la gauche. Comme le relève Gaël Brustier, Mai 68 est un marqueur omniprésent dans l’esprit des animateurs de la Manif pour tous, notamment dans leurs méthodes et leurs moyens d’action.

Ce renversement symbolique a évidemment été pensé et rationalisé dans le cadre d’une stratégie cohérente. Une stratégie déroutante au premier abord car elle emprunte les codes historiques de la gauche, qu’il s’agisse des références à la révolution (bonnets phrygiens) ou encore de l’occupation de lieux de mémoire de la gauche française comme la place de la Sorbonne. Détournement des slogans de 68, iconographie des affiches, rapport conflictuel aux forces de l’ordre : le mimétisme est flagrant. De plus, pendant les manifestations, difficile de trouver des références religieuses explicites. Les couleurs sont flashy, l’imagerie est moderne, la jeunesse est au rendez-vous. Deux couleurs dominent ; le bleu et le rose, des couleurs qui martèlent la distinction entre les sexes et qui permettent d’envoyer un message clair aux adeptes de la « théorie du genre ».

A la fois « antimodernes et postmodernes», les animateurs de la Manif pour tous ont surpris par leur maitrise des réseaux sociaux qui  leur a permis de rencontrer un grand écho et d’acquérir leur autonomie vis à vis des médias traditionnels. Pour les organisateurs de la Manif pour tous, Mai 68 fonctionne comme une référence aussi attractive que répulsive. Ses symboles sont détournés et renvoyés au visage des « libéraux-libertaires » accusés d’avoir déconstruits les fondements traditionnels de notre société. « Ce sont ainsi toutes les mythologies de deux siècles de progressisme qui sont préemptées » conclut Brustier.

L’hégémonie culturelle comme ligne d’horizon

Le parallèle fait par l’auteur résonne d’autant plus lorsqu’on considère ces deux mouvements de façon plus globale. Ils portent tous deux une vision du monde régie par une grille de lecture totalisante. Allant puiser chez Gramsci, Gaël Brustier fait de la Manif pour tous un « combat pour l’hégémonie culturelle » comme l’était Mai 68. On retrouve chez ses animateurs une fascination pour ce que fut la gauche lorsque son hégémonie culturelle était à son paroxysme.

Ce gramscisme conservateur a bénéficié d’une situation sociale et politique favorable et a pris appui tant sur les atermoiements idéologiques de la gauche que sur les divisions de la droite classique. Cette «insurrection spirituelle» est le fruit d’un réel travail visant à l’élaboration d’un corpus idéologique autour des sujets que ces mouvements avaient jusqu’alors ignorés. La Revue Immédiatement en est la meilleure illustration. En tendant des passerelles entre un catholicisme austère et des thématiques environnementales et altermondialistes, elle a permis de dépasser très largement la question du mariage pour tous.

L’investissement de ces champs nouveaux s’explique en partie par une dynamique générationnelle. L’éclosion d’une jeune génération issue de ce que l’auteur nomme le « Tradismatisme » propose une réflexion plus structurée intellectuellement qui s’appuie sur des textes et des manifestes. Une réflexion qui propose une interprétation du monde de la naissance à la mort (comme les textes des Veilleurs), qui dénonce le slogan démissionnaire « TINA » (there is no alternative), qui rejette le néo-libéralisme et qui se décline en des questions agricoles (anti OGM) ainsi que sur des positions sur l’écologie humaine ou intégrale. La force de cette stratégie d’élargissement vient du fait que ces sujets sont aujourd’hui considérés comme des sujets légitimes dans l’espace public.

Comme nous le démontre l’auteur, véritable mouvement social, La Manif pour tous a irrigué le champ social, politique et culturel afin que ses idées infusent dans les esprits et les représentations collectives.

La gauche : grand muette du Mai 68 conservateur

Après les premiers grands rassemblements nationaux, on s’est rendu compte que la gauche n’avait pas le monopole de la contestation sociale. Face à cette montée en puissance, cette dernière n’a pas su prendre la mesure du nouvel antagonisme qui allait diviser la société. Le vote de la loi sur le mariage pour tous a engendré une crispation du débat dont la gauche n’a jamais su se dégager. Elle a même eu tendance à s’enfermer dans une posture morale contreproductive sur le plan politique et n’a jamais su faire la pédagogie de cette mesure. Cet embarras à défendre la loi Taubira a mis en lumière les difficultés de la gauche à assumer ses valeurs face à un adversaire qui avait fait l’effort de redéfinir les siennes.

L’engagement 31 de François Hollande a ébranlé profondément une France que l’on croyait majoritairement progressiste sur le plan sociétal. La Manif pour tous a polarisé la vie politique française et a dessiné de puissantes lignes de fracture. La question du mariage pour tous touche à l’intime de chacun, d’où le repli derrière ce que nous estimons être notre identité et notre approche anthropologique de la société. C’est un sujet sensible puisqu’il convoque chez chacun une approche intime de l’ordre social et c’est peut-être ce que la gauche n’a pas bien pris en considération.

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Avec ce périlleux essai d’histoire immédiate, Gaël Brustier ne tombe jamais dans l’écueil de l’hystérisation du débat et nous livre une analyse froide, distanciée et dépassionnée d’un phénomène complexe aux enjeux multiples. Une analyse d’une grande érudition qui s’appuie sur une connaissance fine des différents courants et acteurs qui ont animé la Manif pour tous. Cette enquête de terrain minutieuse s’impose de décrypter les mécanismes de ce mouvement de société tout en refusant les raccourcis et les condamnations morales a priori. « L’objet de ce livre n’est ni de dresser la chronique au jour le jour de cet affrontement, ni de conforter ou disqualifier telle ou telle opinion. Il n’a pas non plus pour but d’inventorier les protagonistes en les lisant et d’héroïser les uns, de diaboliser les autres. Il vise à comprendre ».


Cet ouvrage doit surtout faire réfléchir la gauche sur ses manquements et sa tendance à faire des questions sociétales ses principales lignes de force. Dans cette perspective, il offre une approche stimulante des mutations qui redessinent en profondeur un paysage politique que l’on croyait à tort figé. En filigrane, Gaël Brustier, intellectuel proche de la gauche, appelle son camp à se réarmer pour exister dans une bataille culturelle qu’elle est inexorablement en train de perdre. Cela passe par la proposition d’un projet de société émancipateur et la remobilisation d’un électorat en pleine érosion. La dernière phrase du livre est à ce titre éloquente : « La gauche a beaucoup à apprendre du mai 68 conservateur »…