Une plongée dans la cuisine de rue, les nouveaux espaces de sociabilité qu'elle crée, mais aussi les résistances auxquelles elle doit faire face.

Voyage au cœur de la cuisine de rue s’intéresse de près à ces cuisines qui animent les villes à travers le monde, et plus précisément aux cuisiniers, à leur mobilier et à leurs pratiques. L'ouvrage est la présentation des projets de construction de dispositifs de cuisine de rue établis dans le cadre du concours de microarchitecture, « Ma cantine en ville », mené au printemps 2003 à l’initiative de la cité d’Architecture et du patrimoine et de l’école du bois de Nantes. L’objectif de ce concours orchestré par des architectes français est de mettre en scène la mobilité des pratiques culinaires de rue, à travers la création de multiples dispositifs de cuisine de rue. Cet ouvrage n’est pas uniquement le rendu de ces projets. A la croisée entre portfolio, album et rendu d’expériences, il se déploie en photographies, plans, schémas, argumentaires et textes socio-anthropologiques. La première partie donne six points de vue d’auteurs scientifiques, illustrés par des photos prises aux quatre coins du monde, et les deuxième et troisième parties décrivent les projets et objets fruits de concours. La diversité des supports vient enrichir, illustrer et élargir la portée des projets architecturaux du concours.

C’est ainsi un voyage à la découverte des savoir-faire d’architectes, de cuisiniers, de charpentiers, de scénographes, de designers, qui s’étend de la conceptualisation à la réalisation, toutes disciplines et nationalités confondues, contribuant ainsi à « sortir de leur rumeur les manières de faire »   .

« Voyage au cœur de la Cuisine de Rue » est un assemblage de perceptions pragmatiques de la cuisine de rue, comprise comme ensemble de pratiques concrètes d’aménagement de l’espace. Ces perceptions sont doublées de considérations analytiques, menées par des urbanistes, géographes, sociologues, anthropologues, psychologues de l’alimentation et journalistes. Les projets et photographies sont le résultat de déambulations sur tous les continents, illustrant « la multiplicité des expressions (de la cuisine de rue), à travers ses composantes économiques, culturelles et techniques. »  

Du point de vue de l’architecte ou du menuisier, le mobilier de cuisine de rue a un caractère intrinsèquement fonctionnel, auquel on ajoute des qualités plastiques, esthétiques, visuelles. Se lancer dans la conception d’un modèle de cuisine ambulante, c’est avant tout définir précisément les fonctions, besoins et contraintes du milieu. A ces fins, six verbes sont identifiés et associés à la cuisine de rue en première partie de l’ouvrage : conserver, préparer, cuire, montrer, consommer et déplacer. Les dispositifs mis en place pour répondre à ces contraintes sont multiples : dispositif au sol, porteur, vélo, tricycle, chariot roulant à pousser, mobylette et moto, side-car, triporteur motorisé, kiosque, abri et aménagement sur rue, remorque à tracter, camionnette, etc.

Une fois le cadre pratique posé, décortiquer la multiplicité des pratiques de rue en schémas ne rendra pas compte d’une réalité sensiblement plus chaotique. En disant « cuisine de rue », on fait référence à une multiplicité de dispositifs techniques, de savoir-faire, de goûts, et de parcours propres à des systèmes culturels et à des lieux. Les illustrations témoignent de la variété infinie des possibles installations, aménagements, bricolages, assemblages de matériaux opérés par les cuisiniers de rue. On voit sur les trottoirs de Bangalore un vendeur de Chai ambulant, à Istanbul une carriole de Dorum, à Port-Louis des marmites de Biryani en tous genres sur roulette, à Cuba un camion militaire reconverti en distributeur de boisson, à Paris un camion qui fume des senteurs de hamburgers.

Les participants au concours « Ma cantine en ville » poussent plus loin dans l’innovation d’équipements culinaires mobiles avec des projets comme l’autogrill, un barbecue sur moteur créé par Benedetto Bufalino, la cuisine-poubelle, avec circuit d’évacuation de la marmite à la poubelle, conçue par Zoom Architecte, le four à pain mobile par Exyzt, et la cuisine en valise ou « Cookcase » par Yvan Cadiou.

Pourtant les formes d’occupation de l’espace et d’aménagement de la sociabilité dues à la cuisine de rue, si elles ne sont pas uniformes dans leur manifestation matérielle, semblent relever d’une symbolique commune. En effet, pour François Rambert, l’espace urbain et gustatif est le théâtre d’expression de savoir-faire multiples, une mise en scène de l’ « ingéniosité des hommes et des femmes pour réunir dans un ensemble homogène des fonctions aux stratégies commerciales raisonnées »   .

Par ailleurs le cuisinier, en s’appropriant un type de cuisine est un « vecteur d’identité gustative », nous dit Remy Lucas. Revendiquée ou non, la cuisine de rue est fortement liée à des coutumes et à des valeurs culturelles régionales, communautaires, minoritaires et parfois menacées. Guy Amsellem parle de la cuisine de rue comme une « forme vivante de la culture populaire »   , un vecteur de conservation des savoir-faire locaux. Le cuisinier réalise en effet souvent une spécialité régionale – qu’il peut arranger à sa sauce s’il est créatif – : il la prépare, la cuit, la montre, la réchauffe, la déplace et la vend. Ainsi, pour reprendre les termes utilisés par l’association Street Food en Mouvement : le cuisinier de rue est un « moteur d’identité sociale »   .

Ces cuisiniers ont de multiples facettes. Certains sont des indépendants en reconversion professionnelle, d’autres des chômeurs en recherche de gagne-pain, ou des migrants sans autre option ; certains sont des cuisiniers confirmés, d’autres des amateurs, d’autres sont indépendants ou encore membres d’associations militantes – telle que Street Food en Mouvement. On navigue entre économie informelle et dispositifs organisés, voire encouragés par les pouvoirs publics et les acteurs influents du secteur de la restauration.

Si les conditions, le statut – légal –, les discours et les revendications des cuisiniers de rue ne sont pas uniformes, ils témoignent de l’ampleur de la précarité économique des acteurs … comme celle des consommateurs   . En effet, l’objectif de la cuisine de rue est partout le même : « (offrir) une sociabilité facile et rassasiante car peu coûteuse et disponible partout »   . La cuisine de rue est ainsi une recette opportune pour le cuisinier comme pour le mangeur : création d’emploi et économie budgétaire. Elle permettrait aussi un engagement social fort. La rue comme espace de consommation est la « rencontre du mangeur, de la nourriture de rue et de son cuisinier » (J-P Corbeau, 2013).

Les mangeurs se restaurent-ils dans la rue uniquement par restriction budgétaire ? Michel Bouisson et Fiona Meadows évoquent le facteur de la mobilité croissante de l’ « homo urbanicus ». Le manque d’espace de consommation au travail comme à la maison ou de temps à consacrer à l’occupation de ces espaces orientent instinctivement vers la rue. « Les activités sont en lien avec celles des gens alentours »   et avec le cadre urbain alentour : des travailleurs pressés, des familles en déambulation ou des jeunes en voie d’émancipation, a la recherche d’un autre cadre – nous y reviendrons.

Cependant, les consommateurs ne subissent généralement pas la cuisine de rue mais la choisissent. La majorité des amateurs de Street Food sont en recherche d’une offre qui sorte du cadre de l’ordinaire ou du familial. Certains collectifs de cuisine de rue s’insurgent aujourd’hui contre la « malbouffe », mais l’équilibre n’est pas le premier objectif poursuivi. Sortir se faire cuire des brochettes épicées, croquer dans un morceau de pizza brûlante ou engloutir une tortilla de maïs roulée relève plus du loisir que d’un réel souci d’hygiène de vie. Sans nappe, ni serviette ni couvert, le mangeur trouve des stratégies pour consommer ce met, qui le brûle et lui glisse des mains. Manger dans la rue est une manière de « s’affranchir vis-à-vis des normes collectives, des codes familiaux ou des formes classiques de restauration »   , comme une forme de résistance à l’homogénéisation des modes de vie. Comme le souligne Françoise Ged, l’impermanence des installations, leur côté éphémère et changeant, confèrent au mangeur de rue un sentiment d’anonymat et de liberté inconditionnelle, dénué de toute pression sociale. Luce Giard écrit dans ce sens qu’occuper la rue, c’est « restaurer un espace de jeu, un intervalle de liberté, une résistance à l’imposition »   .

Nous l’avons dit plus haut, ces rues d’où se dégagent les odeurs des cuisines mobiles invitent à la création – volontaire ou contrainte – de nouveaux espaces de sociabilité dans l’espace public. Mais le mangeur peut décider de créer du lien social ou non. Debout ou assis dans la rue, l’intime et le privé ne sont ni physiquement possibles, ni même recherchés. Si le produit s’y prête, le consommateur le dégustera en marchant, dans le métro – comme l’explore le projet NYC Dining Car développé par A razor, a Shiny knife   . Sinon il s’installera sur une table, sur un banc, sur un coin de fenêtre, ou dans un espace vert pour l’apprécier plus confortablement. Une réflexion sur de nouvelles formes spatiales adaptées à ces désirs de sociabilité informelle est ouverte par le concours. Pour n’en citer que deux exemples, le collectif allemand Raumlaboberlein cuisine et installe les mangeurs sous une toile de tente transparente dépliée et Overtreders W aux Pays-Bas sous un toit qui part en fumée. Ils disent vouloir « créer des lieu(x) de confrontation entre le privé et le public ».

Il est vrai que la démocratisation des restaurants a contribué à l’institutionnalisation de l’acte de manger dehors mais aussi à la création de sphères privées en dehors du domicile. La cuisine de rue fond ces oppositions, car « ce qu’on y fait est toujours en interaction avec ceux qui y sont »   .

« Consommer dans la rue, c’est consommer la ville »   . Les cuisiniers de rue et leur attirail de travail animent des quartiers, des rues, à différentes heures du jour et de la nuit. Des nouilles sautées shanghaiennes au hot-dog new-yorkais, de la curry-wurst de Berlin au tamales de Mexico, le cuisinier maitrise « l’art de l’instantané »   . Ils font partie du paysage urbain, le modifient, lui donnent une saveur, des odeurs. Leur insertion sociale dans le champ urbain permet la création d’espaces de sociabilité. Ils « luttent contre l’inertie et le fonctionnalisme des villes »   .

La cuisine de rue vit un renouveau dans certains pays, dont l’existence du concours « Ma cantine en ville » et cet ouvrage sont les illustrations saisissantes et créatives. Revendiquée ici comme d’utilité publique, sociale et environnementale, elle est condamnée ailleurs. Certains craignent la perdition de traditions et d’un savoir-vivre ensemble en ville, quand d’autres sont préoccupés par l’image de ces villes – pour lesquelles les exigences d’hygiène, de sécurité et de modernité semblent incompatibles avec la cuisine de rue. Partout les cuisiniers de rue se heurtent à des réticences des pouvoirs locaux, pour qui l’harmonie du paysage urbain et de l’environnement social n’a ni les mêmes formes ni les mêmes odeurs. Car si « les rues sont des lieux de civilisation » pour reprendre les mots de Braudel, la saveur de ces rues n’est pas systématiquement valorisée

Article publié en partenariat avec la revue Urbanités.