Lors de la sortie du film Violette de Martin Provost fin 2013, deux livres importants sur Violette Leduc ont été réédités : ils incitent à redécouvrir cet écrivain longtemps méconnu, même si elle fut admirée dès son entrée en écriture par les plus grands auteurs de son temps. Dans son essai, René de Ceccatty se donne à lire au miroir de l’écrivain dans un jeu très savant de confession et de décryptage de l’œuvre, tandis que Carlo Jansiti propose une biographie très riche et plus conforme au genre, grâce à une documentation exceptionnellement riche.

Violette Leduc est née le 7 avril 1907 à Arras, et n’a pas été reconnue par son père André Debaralle, fils cadet d’une grande famille de Valenciennes, qui a séduit la domestique Berthe. Cette naissance placée sous le signe de la faute et du rejet marque toute l’œuvre de l’écrivain qui ne connaîtra le succès qu’en 1964 avec La Bâtarde, préfacée par Simone de Beauvoir, son idole et son soutien majeur. René de Ceccatty comme Carlo Jansiti commencent leur livre en racontant comment ils ont découvert l’œuvre et la figure de Violette Leduc : un coup de cœur pour chacun d’entre eux, et la passion de toute une vie pour son biographe qui l’a d’abord lue en traduction italienne, a appris le français pour la lire dans sa langue, a édité sa correspondance et est responsable du fonds qui lui est consacré à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC). Celui qui rédige son « éloge » a commencé à s’intéresser à cette œuvre en 1973 : « j’ai fini par m’y plonger en découvrant la solitude. Ses livres étaient mes compagnons et mes miroirs ». En 1964, Violette Leduc connut un succès de scandale, très tardif (elle avait 57 ans) ; elle avait déjà publié cinq livres depuis une vingtaine d’années. C’est Maurice Sachs, écrivain homosexuel dont elle était amoureuse, qui la poussa à écrire ce qu’elle lui racontait sur son enfance désastreuse. Elle ne lui envoie pas le faux certificat de grossesse qu’il lui demande pour pouvoir rentrer d’Allemagne, et il écrit dans le portrait qu’il fait d’elle sous le nom de « Lodève » dans Tableau des mœurs de ce temps, publié de manière posthume en 1954 : « Elle porte cette croix, la pire, d’être incroyablement laide et de le savoir. […] Les fées lui ont donné l’intelligence afin qu’elle souffre davantage, un cœur nerveux, dévoué, chaotique et bizarre qui sait la faire souffrir aussi. […] Il faut la laisser vider tout cet immense réservoir de larmes qui coule de ses yeux, du nez, de la bouche, comme d’une gargouille sous une pluie d’équinoxe. Elle répand son eau devant les hommes (devant l’homme qu’elle aime). Sa tête est une source d’eau. Ses yeux sont une fontaine de larmes… »

« Ma mère ne m’a jamais donné la main » : telle est la première phrase de L’Asphyxie, publié en 1946 par Camus dans la collection « Espoir » qu’il dirigeait chez Gallimard. Elle avait été recommandée par Simone de Beauvoir et Sartre – « les Sartre », comme les appelait Jean Genet qui admira d’emblée ce récit, tout comme Jouhandeau, Cocteau, Nathalie Sarraute. Violette Leduc n’était pas vraiment novice dans le monde des lettres à cette époque ; elle avait travaillé dans l’édition et le cinéma, avait côtoyé des écrivains aux Éditions Plon avant la guerre, où elle fit beaucoup de marché noir, et avait écrit dans des revues de mode et des magazines. Malgré cette reconnaissance par les écrivains, les critiques ne suivirent pas et ce premier livre passa inaperçu. Simone de Beauvoir, qui l’appelait la « femme laide » et éprouvait à l’égard de son amour délirant pour elle une « colossale indifférence », lui manifesta un soutien affectif, littéraire et matériel indéfectible, allant jusqu’à faire débiter son compte chez Gallimard pour verser une mensualité à Violette Leduc et lui permettre de se consacrer à l’écriture, en cachant par délicatesse qu’elle en était l’origine, et en la faisant passer pour un souci généreux de l’éditeur. Violette Leduc publie L’Affamée en 1948, un journal sans dates composé de fragments lyriques sur sa passion amoureuse pour sa protectrice, qu’elle ne nomme jamais et appelle « Madame ». Ses rapports avec Gallimard se dégradent au moment de la publication de Ravages en 1955 : l’éditeur exerce sa censure et lui demande de retirer tout l’épisode homosexuel entre « Thérèse et Isabelle », sa passion d’adolescente pour sa compagne de collège. Jacques Lemarchand, dans son rapport de lecture du 10 mai 1954, conservé dans les archives de Gallimard, déconseille sa publication : « L’histoire des collégiennes pourrait, à elle seule, constituer un récit assez envoûtant – si l’auteur consentait à entourer d’un peu d’ombre ses techniques opératoires. […] Publié tel quel, ce serait un livre à scandale et les qualités du livre, qui en seraient en outre étouffées, ne justifient pas ce scandale. » Le parfumeur Jacques Guérin, grand admirateur et grand amour impossible de Violette Leduc, en raison de ses préférences homosexuelles, en publie une édition de luxe hors commerce tirée à 28 exemplaires la même année (ce livre sera finalement édité par Gallimard en 1966 et adapté au cinéma en juin 1969, les temps ayant changé…) Dans Ravages, Violette Leduc raconte sa vie commune avec une femme (Denis Hertgès, « Cécile » dans ce roman, « Hermine » dans La Bâtarde), la rencontre avec celui qui allait devenir son mari (Jacques Mercier, « Marc » dans ce roman, « Gabriel » dans La Bâtarde), sa tentative de suicide et son avortement. En mars 1971, au moment de la parution en poche de Ravages, elle signe le manifeste dit « des 431 » – « Je me suis fait avorter » – appel signé de noms célèbres et publié dans le numéro d’avril du Nouvel Observateur. C’est la seule fois où Violette Leduc s’est publiquement engagée dans un combat politique. Mais Carlo Jansiti nuance l’absence d’engagement politique de cet écrivain, notamment en 1968 : « Cette vie, si étroitement close, a eu son impact sur le monde. L’engagement de Violette Leduc est uniquement d’ordre littéraire. Son œuvre, mise en accusation de la société bourgeoise, annonce clairement la révolution culturelle des années soixante-dix. Par son extrême liberté de ton, son refus de toute concession, son défi constant aux préjugés de son temps, ses livres ne demeurent-ils pas, aujourd’hui encore, dérangeants ? »

À cause de la censure de Ravages et de son goût pour les relations impossibles, l’écrivain sombre dans de grandes difficultés, en particulier des crises de délire. Internée dans une clinique de Versailles, dont Simone de Beauvoir prend en charge les frais, elle subit des électrochocs et fait une cure de sommeil, puis passe plusieurs mois de convalescence à la Vallée-aux-Loups. Elle publie en 1958 deux longues nouvelles : La Vieille fille et la mort et Les Boutons dorés, où elle évoque sous forme métaphorique son amour pour un homme qui se refuse, et son enfance projetée sur l’histoire d’une petite fille proche de l’adulte qu’elle est devenue. En 1960, elle publie Trésors à prendre, le journal d’un voyage dans le Sud de la France effectué en 1951. Gallimard continue à la publier, dans des genres très différents, malgré son insuccès persistant. Cocteau a des propos très élogieux sur son œuvre : « Violette Leduc ne fait pas ce qui se fait, mais ce qui se fera. C’est le secret et le martyrologue des vrais artistes. » « Il n’est pas rare, écrit pour sa part René de Ceccatty dans son essai, que des écrivains femmes des générations plus récentes revendiquent l’héritage de Violette Leduc, si différentes soient-elles : Nina Bouraoui, Virginie Despentes, Annie Ernaux disent leur admiration ou leur dette. »

Devenue un écrivain d’une grande renommée avec la publication de La Bâtarde, sa place dans le paysage littéraire français se modifie, et elle est interviewée à la sortie de chacun de ses livres : La Femme au petit renard (1965), La Folie en tête (1970), deuxième volume de son autobiographie, Le Taxi (1971) qui met en scène l’inceste entre un frère et une sœur. Elle s’installe en Provence, dans le village de Faucon, et elle est très sollicitée pour écrire sur divers sujets : Brigitte Bardot, le tournage du Docteur Jivago en Espagne, la mode… Elle fait l’éloge de Mary Quant dont elle porte les minijupes, et apparaît dans le film Qui êtes-vous Polly Magoo ? de William Klein, dans une robe de Paco Rabanne. Elle meurt d’un cancer le 28 mai 1972. La Chasse à l’amour, dernier volume de l’autobiographie, paraît de manière posthume en 1973. Violette Leduc avait fait de Simone de Beauvoir, qui avait salué sa « sincérité intrépide », son exécutrice testamentaire, sans se fâcher jamais de ses interventions dans ses manuscrits, sur lesquelles Carlo Jansiti propose des pages très éclairantes, informées par les travaux de génétique textuelle de Catherine Viollet. Selon René de Ceccatty, « les journalistes l’ont servie, mais défigurée. […] On a trop mis l’accent sur un personnage hors du commun, alors qu’il fallait voir un écrivain exceptionnel ». Son livre complète très bien la biographie plus classique rééditée au même moment du fait de l’actualité cinématographique. Il s’agit de « l’histoire d’une identification » qui fournit des entrées sensibles et intelligentes dans l’œuvre lyrique, exaltée et poétique de l’écrivain. Le chapitre sur la « sexualisation du monde » est particulièrement réussi et convaincant. Quant à la biographie proprement dite, elle s’appuie sur une documentation exceptionnelle, fondée sur des entretiens avec des proches de l’écrivain (Carlo Jansiti est devenu ami avec Jacques Guérin, qui, malgré la brouille des dernières années, n’a jamais cessé d’admirer l’œuvre de Violette Leduc). L’auteur s’appuie également sur des passages restés inédits des différents livres, si bien qu’il donne à connaître la vie de l’œuvre aussi bien que celle de l’écrivain, dont il révèle par ailleurs les déformations et les non-dits dans l’entreprise autobiographique. La bibliographie et l’index constituent des instruments de travail tout à fait utiles, et les annexes proposent des textes de Violette Leduc difficilement accessibles, comme Je hais les dormeurs, publié en revue en 1948 et dédié à « Jean Genet » qu’elle considérait comme un « homosexuel de génie », qui lui a dédié Les Bonnes, avant de retirer sa dédicace, car elle n’appréciait pas la pièce. Le cahier iconographique est également très précieux.

L’intérêt de ces deux livres, outre qu’ils donnent des clés pour une œuvre encore trop méconnue, c’est qu’ils font revivre toute une époque et tout un milieu littéraires, autour de cet écrivain solitaire et torturé qui commente ainsi dans La Folie en tête la publication en 1945 dans Les Temps modernes de longs extraits de L’Asphyxie : « Tu te brûles les ailes, minable papillon, écrire ne sera plus un secret. Tu t’exposes. Je raconte ma vie, écrire est devenu ma vie »