Selon Pierre-André Taguieff, toute dénonciation extrémiste fait le jeu de l'extrémisme dénoncé. Un ouvrage critique de la part d'un auteur iconoclaste.

Après avoir analysé les chimères du progressisme, théorisé la nouvelle judéophobie, examiné les ressorts de la Nouvelle Droite et décrypté la fièvre conspirationniste, Pierre-André Taguieff poursuit son travail de déconstruction des mythes politiques avec un livre dense qui ne manquera pas de heurter les bonnes consciences. Car dans Le diable en politique, il est question du bien et surtout du mal en politique et de leur usage idéologique dans le débat public.

Comme à son habitude, Pierre-André Taguieff nous livre un essai polémique minutieux et très documenté à la frontière entre politologie, histoire des idées, philosophie et sociologie. Cette approche pluridisciplinaire offre une lecture stimulante soutenue par un appareil critique extrêmement complet. Il se livre ici à son exercice favori : le démantèlement en règle de l’antifascisme français et de l’un de ses principaux corollaires, le processus de diabolisation du Front National qui l’accompagne depuis sa création en 1972.

L’histoire qui lie le destin de Taguieff au Front national n’est pas nouvelle. Au début des années 80, il fut l’un des premiers intellectuels à se confronter à la question du Front et à proposer une approche neutre et distanciée de son étude. Au-delà de l’examen des idées proposées par le FN et leurs mutations, ses travaux interrogeaient déjà en filigrane les méfaits et les conséquences néfastes du discours antilepeniste qui s’est déployé dans l’espace public. Qu’il provienne des hommes politiques, des médias ou des cercles universitaires, ce discours s’est révélé contre-productif et inefficace au regard de la montée en puissance électorale du Front. Dans la droite ligne de ces questionnements, cet essai propose donc une analyse du discours antilepéniste à la lumière des métamorphoses du parti de Marine Le Pen, un parti qui jongle entre un désir évident de respectabilité et une orientation structurellement radicale et antisystème.

Origines et construction d’un mythe répulsif

Selon l’auteur, plus on dit vouloir combattre les idées défendues par le Front national, plus ses scores électoraux progressent dans l'opinion. Un paradoxe qui pose la question de l’essence de la critique et donc de ses effets. En cherchant les racines d’un phénomène qui n’est pourtant pas nouveau, Pierre-André Taguieff dresse un état des lieux alarmant du débat politique français actuel. Car ce livre parait dans un contexte assez inédit. Jamais le Front national n’a enregistré des scores aussi haut par rapport aux autres partis – même si ses résultats sont à nuancer si l’on considère l’évolution du nombre de voix – et tous les signaux sont au vert pour qu’il poursuive sur sa lancée – succession d’ « affaires » mêlant des personnalités du PS et de l’UMP, baronnies locales et corruption font perdre quotidiennement foi en l’action publique.

Face à ce Front National en pleine ascension et au moment où celui-ci vient de remporter des mairies et arrive en tête des élections européennes de 2014, l’idée selon laquelle les hommes politiques ne défendraient plus l’intérêt général mais seraient obnubilés par la défense et la préservation de leurs privilèges dans un réflexe d’autodéfense de classe est plus pertinente que jamais. Un climat qui selon l’auteur n’est pas étranger à l’institutionnalisation de l’antifascisme, dernière boussole idéologique issue de la modernité qui décide de ce que l’on peut dire ou non et dont la gauche s’autoproclame la principale garante.

Pour comprendre les rouages de l’antifascisme qui a traversé le XXème siècle, Pierre-André Taguieff remonte à la distinction qui divise la vie politique française depuis 1789. Il questionne ainsi le clivage gauche/droite hérité de la Révolution Française qui fige la pensée politique en deux blocs immobiles et antagonistes. Fondée sur la morale, cette dichotomie est devenue progressivement l’arme historique de la gauche qui confine tout ce qui lui est étranger dans le camp du mal. Cet amalgame fonctionne donc comme une massue symbolique qui renvoie automatiquement les opinions divergentes au ban des idées. Celui qui ne pense pas comme moi devient irrémédiablement et pour toujours mon ennemi, dans une logique de lettre écarlate idéologique.

Pierre-André Taguieff voit dans ce procédé la mise en branle d’une démonologie dont il s’efforce de retracer les origines. Une démonologie qui s’inscrit dans le prolongement des Lumières mais qui, selon l’auteur, relève en réalité de l’obscurantisme qu’il prétend combattre. L’antifascisme étant le prolongement de cette démonologie et fonctionnant comme une pensée magique qui vise à aseptiser et neutraliser le débat.

Antifascisme imaginaire et imaginaire antifasciste

Pour comprendre la vigueur de cette diabolisation, l’auteur nous replonge aux origines des mythes constitutifs de l’antifascisme. Pur produit de la propagande soviétique, ce dernier est devenu, à partir des années 50, une machine de guerre idéologique qui a prospéré dans les démocraties occidentales. Il s’est ainsi diffusé, après la Seconde Guerre mondiale, dans les représentations politiques d’une grande partie de la gauche française.

Pour Pierre-André Taguieff, l'antifascisme servait alors de paravent idéologique pour dissimuler la dimension meurtrière du communisme, et permettre ainsi à la gauche de protéger ses bases théoriques de tout soupçon de totalitarisme. L’antifascisme aurait donc été le principal point d’appui idéologique d’une gauche en déficit d’idées et en quête de régénération.

Le plus grand « tour de passe-passe » de la gauche, nous dit le sociologue, est d’avoir réussi à faire persister le discours antifasciste dans l’espace public malgré l’absence de fascisme réel. L’antifascisme s’est révélé être un formidable levier d’illégitimation des opinions divergentes. Invocations, gesticulations et répétitions de leitmotivs faisant explicitement référence au nazisme viennent condamner moralement ceux qui dévient de la pensée progressiste dominante.

Car le fasciste est l’incarnation du mal absolu dans les représentations collectives. Dans nos sociétés mondialisées et protégées des conflits armés, il fait appel à un imaginaire totalitaire, violent et inquiétant. La construction de cet ennemi factice permet d’agréger un large spectre de l’opinion en faisait appel à des références négatives absolues. L’antifascisme opère dès lors comme un argument d’autorité suprême qui vise plus à la disqualification qu’à l’établissement d’un débat démocratique.

Pierre-André Taguieff déplore que l’utilisation de l’imaginaire fasciste dans la lutte idéologique contre le Front national relève de ces artifices inefficaces à long terme. L’une des seules réponses proposées par la gauche culturelle face à l’émergence du Front national est de réactiver mécaniquement un antifascisme anachronique. Un discours vide qui ne dit rien, qui rejette l’autre dans le camp du Mal et qui s’auto-légitime en prétendant se positionner du côté de la morale. L’antilepénisme aurait été érigé en totem républicain pour masquer l’indigence idéologique d’une Gauche désorientée et incapable de définir clairement son rapport au libéralisme. L’objet de cet essai est de dénoncer la pensée unique qui paralyse la réflexion et se construit en opposition à un ennemi jugé aussi redoutable que dangereux.

Toutefois, Pierre-André Taguieff n’élude pas une question essentielle : celle de la réciprocité du phénomène de diabolisation. En effet, lorsqu'on aborde le cas du Front national, nous faisons face à une interaction complexe entre diabolisateurs et diabolisés. Car les leaders du Front, Jean-Marie Le Pen en tête, n'ont cessé de diaboliser leurs adversaires tout en se nourrissant de la diabolisation dont ils étaient victimes. Le FN a donc surfé sur cette dialectique pour s’imposer progressivement au cœur du jeu politique.

En définitive, le discours antifasciste fondé sur la diabolisation de l’ennemi politique fonctionnerait comme une épée de Damoclès symbolique qui aurait pour principale fonction d’intimider et de paralyser ceux qui ont accès aux grands médias. En traquant les « dérapages » et les déviants, ce discours imposerait une terreur intellectuelle et étoufferait le débat public.

Un ouvrage à charge

Avec cet essai, Pierre-André Taguieff brosse le portrait au vitriol d’une Gauche enfermée dans des représentations politiques anachroniques. Avec lui gageons que l’antifascisme comme tactique dans le combat culturel mené par la gauche, si efficace à court terme pour rassembler ses différentes familles, ne peut fonctionner comme grille de lecture pertinente pour analyser un parti comme le Front National. Toutefois et c’est peut-être l’une des principales limites de l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, affirmer que le déploiement du discours antifasciste par la gauche ne relève que de la tactique politicienne ne semble pas pertinent. Ce dernier ne serait qu’un moyen d’affaiblir la droite en vue des échéances électorales et de structurer la vie politique autour d’un affrontement PS/FN.

Lorsque l’auteur qualifie la gauche de « machiavélienne, lucide et cynique », il cède lui-même à l’exagération et tombe dans une vision paranoïaque de la politique. Appréhender l’antilepénisme dans sa stricte dimension stratégique ne permet pas non plus de comprendre un phénomène en réalité plus complexe. Là où Pierre-André Taguieff ne voit que malhonnêteté intellectuelle et artifices, on peut déceler des réactions sincères guidées par un vrai sentiment de révolte. Il semble en effet difficile de déconnecter les réactions d’indignation suscitées par le Front national du discours réel de ce dernier. Ainsi, certains développements de Pierre-André Taguieff gênent car ils peuvent donner l’impression de relativiser le discours d’un parti politique radical dont le leader historique s’est illustré avec des déclarations polémiques. Et même si le discours du FN n’est pas le principal objet de l’ouvrage, il apparait qu’il a aussi fourni, comme on l’a vu, une matière conséquente sur laquelle le discours antifasciste pouvait s’épanouir.

De plus, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, être de gauche aujourd’hui ne se résout pas à faire barrage au FN. Cette assertion dénote d’une vision étriquée et trop conceptuelle d’une vie politique qui ne manque pas d’idées et dont les rapports de force sont très nombreux. Pour Pierre-André Taguieff, la gauche a gagné la bataille culturelle et étouffe toutes formes de pensées dissidentes avec son discours dominant.

Mais de quel discours dominant parle-t-on ? Si ce monopole a été effectif jusqu’au début des années 2000, la situation semble avoir évolué. A l’heure du triomphe éditorial d’Eric Zemmour, le magistère moral qu’exercerait la gauche culturelle sur la France ne semble plus d’actualité. Aujourd’hui ce sont deux « pensées uniques » qui se font face et se superposent dans l’espace médiatique, avec leurs hérauts, leurs porte-parole et leurs défenseurs acharnés, qui s’affrontent dans un jeu de surenchère mimétique. Et contrairement à ce que suggère Pierre-André Taguieff, le combat culturel est beaucoup plus équilibré qu’il ne le dépeint. En témoigne les succès d’ouvrages comme La France orange mécanique et Le suicide français ou encore le séisme qu’a été la Manif pour tous, véritable phénomène de société qui a ébranlé le pays et qui a fait tout récemment l’objet d’un ouvrage éclairant du politologue Gael Brustier.

Cette analyse témoigne donc de sa désillusion quant à l’état du débat public. Rappelons que l’auteur avait été pris injustement pour cible par cette pensée unique lors de l’affaire des « rouges-bruns » en 1993 qui lui avait valu une levée de boucliers suite à son ouvrage sur la Nouvelle droite. Episode que Pierre-André Taguieff ne semble pas avoir oublié, en témoigne son ton surplombant mâtiné d’une ironie grinçante qui confine parfois au ressentiment.

Au-delà de sa dimension polémique, cet ouvrage doit être un point d’appui de la gauche pour se réinventer et abandonner définitivement une posture aussi contreproductive sur le plan électoral que vide sur le plan des idées. Un livre à charge donc, mais qui doit à permettre à la gauche de prendre conscience de ses limites pour se régénérer et proposer un projet de société qui lui ressemble et dans lequel les citoyens sauront se reconnaître