Les Mamelouks d’Égypte, ou quand des esclaves et des étrangers gouvernent.

Après une thèse remarquée portant sur la reconstruction du Caire entre 1350 et 1450, Julien Loiseau livre ici un essai dense et stimulant sur le sultanat mamelouk, qui domina l’Égypte du XIIIe au XVIe siècle, entre la domination de la dynastie des Ayyoubides portée au pouvoir par Saladin, et celle des Ottomans. L'ouvrage s'inscrit au cœur d'un nouvel intérêt pour l'Islam médiéval, dont témoigne l'inscription du thème « Gouverner en Islam entre le Xe siècle et le XVe siècle » au programme de l'agrégation d'histoire de cette année. Il ne s'agit pas ici à proprement parler d'une histoire des Mamelouks (même si l'auteur revient sur la chronologie dans son chapitre 3). Comme l'indique le sous-titre de l'ouvrage, l'enjeu est de penser une expérience politique spécifique et originale : celle qui plaça, pendant plus de deux siècles et demi, d'anciens esclaves soldats, venus des marges du monde islamique, sur le trône de l’Égypte. Nourri d'un impressionnant travail sur les sources, dont témoignent les cent trente pages de notes et la très riche bibliographie, l'ouvrage s'articule en six chapitres.

Ces milliers de mamelouks qui prennent le pouvoir au XIIIe siècle ne viennent pas de nulle part : ils sont les produits d'une traite à grande échelle, organisée par le sultan d’Égypte, et qui le pousse à négocier autant avec les pouvoirs mongols, notamment ceux de la Horde d'Or, qu'avec l'empire byzantin ou la cité marchande de Gênes. Ces mamelouks, souvent importés très jeunes, reçoivent une éducation à la fois religieuse et militaire, cette dernière reprenant les caractéristiques de la furusiyya, la culture de la guerre équestre héritée de l'âge classique de l'Islam. L'une des particularités du régime juridique qui régit leur condition est que les esclaves restent attachés à leur maître même après l'affranchissement : portant souvent le nom de leur maître en plus de leur nom propre, les mamelouks lui restent fidèles – une fidélité exprimée par le vocabulaire de la famille et qui se reporte souvent sur les héritiers de leurs maîtres.

La réinterprétation que propose Julien Loiseau de l'histoire du sultanat se pose contre une historiographie qui insistait sur la violence du système politique mamelouk – cinquante sultans se succèdent en deux siècles et demi, contre seulement neuf rois anglais dans le même laps de temps –, sur la nature factieuse de la société et sur la tyrannie du pouvoir. Contre cette historiographie datée, l'auteur réaffirme l'inventivité de la société mamelouke, empreinte de légitimisme politique, ce qui se marque par exemple par le siècle du règne des héritiers du sultan Qalawun. Reste que la norme est à la non-hérédité du pouvoir, le sultanat mamelouk formant à cet égard une expérience politique inédite : « sachez que le pouvoir est chose stérile et ne peut être transmis par voie d'héritage » lit-on dans le diplôme d'investiture du sultan Baybars, en 1310   – ce que Machiavel notait aussi, en comparant pour cette raison le pouvoir des sultans à la papauté romaine... ! L'auteur retrouve ici, pour les affiner, les remarques de David Ayalon sur cette one-generation aristocracy que sont les Mamelouks   .

Mais c'est lorsqu'il revient sur l'identité mamelouke que le propos de l'auteur est le plus riche et qu'il interpelle le plus : que veut dire « être mamelouk » ? C'est avant tout chercher à se distinguer des sociétés civiles, en utilisant par exemple des blasons et des images, notamment animales, ou en gardant un monopole du cheval. C'est utiliser le turc, langue vernaculaire, et se donner des noms turcs, même quand les mamelouks, sous le règne du sultan Barquq, changent d'origine et viennent désormais de l'ethnie circassienne. Même si c'est désormais cette ethnie qui domine, ethnie à qui « Dieu le Très Haut a en effet attribué, naturellement et de manière innée, beauté et noblesse naturelle » comme l'écrit un copiste en 1451, on trouve une grande diversité de mamelouks : un prince alépin qui s'est vendu lui-même comme esclave, un ancien soldat prussien, un mongol retournant plusieurs fois sa veste, autant d'individus qui se disent mamelouks, renvoyant à « l'extraordinaire capacité d'assimilation de la société militaire, preuve de la souplesse et de la force d'attraction de l'identité mamelouke »   .

Cette relative plasticité de l'identité mamelouke se retrouve au niveau de l'étude d'un lieu – la demeure des émirs – et d'un phénomène – la sédentarisation des Mamelouks. Délaissant les villages, les Mamelouks investissent l'espace urbain, construisant de grandes demeures richement décorées et symboliquement fondées sur les écuries, s'attachant à des tombeaux de saints et à des cercles soufis pour mieux s'intégrer, constituant d'importants patrimoines fonciers pour leurs descendants, prenant grand soin, enfin, de construire leurs mausolées, souvent assortis de fondations pieuses (waqf). Julien Loiseau reprend ici des perspectives développées dans son précédent ouvrage   pour signaler à nouveau que la construction architecturale de l'ordre urbain va de pair avec la construction symbolique de l'ordre social.

L'originalité de l'expérience mamelouke est ainsi condensée dans son épilogue : si les Ottomans mirent en avant l'illégitimité des Mamelouks après leurs victoires de 1516-1517 et leur conquête du Caire, celle-ci n'a donc jamais été un enjeu pour les Mamelouks eux-mêmes ; s'ils ont bien poursuivi une quête, ce fut une quête d'autochtonie.

Quelle fut la postérité des Mamelouks après la conquête ottomane de 1517 ? Qu'en est-il du concept impérial, très à la mode en histoire en ce moment, que l'auteur tente discrètement d'appliquer au régime mamelouk   , sans forcément convaincre ? On espère que ces questions, qui restent ici sans réponse, ne sont que reportées à plus tard. On peut aussi s'interroger sur l'usage de la pensée de l'histoire du philosophe Ibn Khaldun, convoqué dès l'introduction et qui revient fréquemment dans l'ouvrage : placé au cœur de la réflexion sur le pouvoir islamique médiéval par Gabriel Martinez-Gros, cet auteur est en effet tout à fait brillant, mais il est à craindre qu'en cherchant à appliquer partout sa conception d'un pouvoir cyclique allant d’État en État au fil de la dégénérescence inéluctable de la solidarité de la société (la 'asabiyya), on nuise autant à sa théorie, qui perd dès lors en souplesse, qu'aux phénomènes étudiés, souvent déformés pour rentrer dans le moule.

Que retenir finalement du livre de Julien Loiseau ? Très lisible, d'une clarté vraiment admirable parce que trop rare – surtout pour des livres portant sur l'Islam médiéval –, l'auteur sait alterner entre une réflexion plus générale et des exemples précis, finement étudiés. La grande force de son travail, c'est sa capacité à penser l'exceptionnalité de l'expérience mamelouke, tout en réussissant à l'inscrire dans des continuités. Dans le contexte historique des XIIIe-XIVe siècles, d'abord : ses réflexions sur les liens entre les Mamelouks et les Mongols dessinent les contours d'une histoire globale du XIIIe siècle, ce qui ne doit pas surprendre, Julien Loiseau ayant été l'un des coordinateurs de l'Histoire du Monde au XVe siècle   . Dans la culture politique musulmane, ensuite : certes inédit ici par son ampleur et son succès, le recours à des esclaves soldats et à des étrangers pour gouverner les sujets est « l'un des caractères originaux de la culture politique islamique »   . L'expérience mamelouke s'inscrit encore dans une culture symbolique : Julien Loiseau montre en effet à quel point les Mamelouks partagent certaines de leurs traditions culturelles avec les autres élites politiques du monde musulman (ainsi de la pratique des jeux équestres) ou avec les Mongols (le fait de boire du qumis, par exemple). Le pouvoir Mamelouk s'inscrit enfin dans l'ensemble du tissu urbain, lorsque les émirs et les sultans, avec leurs tombeaux et leurs demeures, marquent l'espace de la ville pour compenser leur allochtonie. Se donnant pour projet de « réaffûter l'histoire des Mamelouks » pour restituer « dans sa singularité leur aventure historique »   , l'auteur sait au fond redonner toute sa profondeur au sultanat des esclaves soldats – la retremper, si on veut garder la métaphore de la forge – et, ce faisant, l'inscrire dans l'histoire