Un ouvrage consacré au sujet sous toutes ses formes qui met habilement en perspective toute l'histoire de la philosophie moderne.

Le lecteur peu habitué à la démarche philosophique s'inquiètera sans doute de l'entrée en matière de cet ouvrage consacré par le philosophe Vincent Descombes, spécialiste de philosophie du langage, au parler de soi, ce qui n'équivaut pas nécessairement à parler de son moi ou à référer à son identité, au sens de l’état civil, ainsi que le rappelle Roger Pol-Droit dans un compte rendu d’un ouvrage de ce philosophe. Plutôt que de céder à l'énoncé le plus immédiat, ou de ramasser ce qui en cette matière est le plus courant et traverse n'importe quel manuel de philosophie, il amorce le propos à l'envers. Qu'est-ce qui nous ferait défaut si la première personne disparaissait de notre langage ? Qu'est-ce que nous aurions perdu si nous avions supprimé la première personne du singulier de notre langue et de notre pensée ?

Réponse : au moins deux choses. Une forme de littérature qu'on peut qualifier justement d'égotisme, une doctrine du sujet de type égologique. En un mot, comprenons-nous ce que les philosophes, depuis au moins deux siècles, appellent un sujet ? Savons-nous ce que nous devrions être pour mériter de nous tenir pour des sujets au sens de ces philosophes ? Bref, le concept de sujet n'est pas seulement au centre de cet ouvrage, il en est la matière même. Mais Descombes a, à juste titre, décidé d'en parcourir les formulations, dans toutes les dimensions possibles, qui deviennent ici au minimum la question du sujet, la question (posée) au sujet, la question sur le sujet, englobant par conséquent toute l'histoire de la philosophie moderne : qui suis-je ? Que suis-je ? Chacun reconnaîtra les formules de son philosophe préféré !

Encore importe-t-il que la langue de référence permette d'isoler ainsi le sujet de la phrase et le verbe, ce qui n'est pas le cas de toutes les langues : Descombes y revient d'ailleurs plusieurs fois   . Le latin ne procède pas ainsi, il ne renforce par le pronom en apposant un moi ; La langue anglaise déploie d'autres usages ; En allemand, le mot Ich remplit les fonctions pour lesquelles nous avons, en français, deux pronoms (je et moi). De là, par ailleurs, le problème posé par la traduction du premier paragraphe de l'Anthropologie d’Emmanuel Kant (« posséder le Je dans sa représentation » détermine la personne).

Le problème étant ainsi dessiné, rappelons que dans l'histoire de la philosophie, ce n'est pas à René Descartes, auquel Descombes consacre plusieurs passages   , qu'il convient d'attribuer la perspective du moi, d'autant moins en tout cas que cet auteur est encore en train de se battre avec l'ancienne notion d'âme et qu'il se ne départit pas de la substantification de l'ego. C'est, en revanche à John Locke, que l'on peut attribuer la nouvelle métaphysique qui ne veut plus raisonner sur la nature d'une substance, mais invoque ce qu'elle tient pour une donnée de la conscience, à savoir l'objet d'une conscience de soi, ce qu'elle appelle le moi. Pour les philosophes, de ce que d'aucuns nomment la « seconde modernité », il faut certes dire oui au cogito, comme point de départ de toute philosophie, mais dire non au substantialisme et au passage illégitime du « j'existe en tant que je pense » à « je suis une chose pensante ». Autant dire qu'il est nécessaire de procéder à des distinctions qui ne paraissent pas évidentes aux yeux de tous : moi et le moi, moi et soi, je et moi, égotisme et égoïsme, etc. Et Descombes de préciser, par exemple à propos de Montaigne, qu'il importe d'écouter son texte. Montaigne ne parle pas de la peinture du moi, ni de la peinture de son moi, mais bien du projet de se peindre. Il ne substantive pas le pronom « moi ».

Sachant qu’il est composé de conférences, d’hommages rendus (notamment à Paul Ricœur) ou d’articles dont l’éditeur donne les dates de référence (de 2001 à 2010), associés à quelques inédits, l'ouvrage distribue son propos sur plusieurs parties rebrassant un peu (et nécessairement) l’ordre de parution des textes. La première consiste à relever les éléments essentiels de l'alchimie du moi (égotisme, manières de dire moi, rhétorique du style égotiste, et diverses questions sur le sujet) ; la deuxième partie s'attache à la première personne et ses rapports avec les autres (la question du social, le problème d'autrui, le dialogique, ...) ; la troisième partie se concentre sur le sujet de la croyance (où grammaire et pragmatique viennent en avant). Les références de Descombes sont soit habituelles en cette matière (de Descartes et Locke jusqu'à Maurice Merleau-Ponty), soit plus spécifiques à sa manière de penser et à des philosophes que nous devrions bien, en France, lire plus volontiers (Elizabeth Anscombe, Ludwig Wittgenstein, Thomas Reid, ainsi que les logiciens modernes). Encore ne citons-nous pas toutes les références, l'ouvrage étant par ailleurs assorti d'un index et de notes précises et abondantes. Descombes pratique aussi le récapitulatif, facilitant le suivi de la lecture. Ainsi en va-t-il de la première partie et de la question de l'egotisme, ce style de présentation de soi aux autres (rhétorique et morale), dans sa différence avec l'égologie philosophique.

D'une manière ou d'une autre, ce volume permet de faire le point sur la philosophie moderne et Descombes s'y emploie en passant notamment par la critique heideggerienne de Descartes. Si l'ambition de la philosophie moderne a bien été de placer au centre de sa réflexion la question « qu'est-ce que c'est qu'un sujet ? », c'est aussi que, dans cette philosophie, le mot « sujet » est réservé à l'être humain et présente ce dernier comme étant, par sa liberté radicale, au principe de ses actes. Demander ce qui fait de nous des sujets, c'est demander ce qui nous confère cette liberté radicale. Encore, nous faut-il distinguer, rappelle par exemple Martin Heidegger, l'être de quelque chose et l'être de quelqu'un, distinction qui permet de cerner différemment le sujet conscient de soi d'un quelconque sujet de prédication (au sens grec de la substance de référence). Le sujet, en effet, peut répondre lui-même, en personne, à ce qu'on appelle en grammaire la question du sujet. Cela étant, à ce propos, Descombes refuse de suivre Heidegger dans son interprétation du cogito, comme dans sa généalogie du sujet philosophique. Cette interprétation, affirme-t-il, est tirée d'un schéma conceptuel qui n'est pas le bon, celui de la phrase attributive. Or, Descartes ne considère pas le sujet à travers les outils de la philosophie antique. Ce qui est en jeu, c'est la découverte du véritable statut métaphysique de l'être humain dans ce qu'il a de distinctif. Au demeurant, la phrase de Kant à laquelle il a été fait allusion ci-dessus le dit fort bien : posséder le « ich », c'est être une personne.

Au cœur de la subjectivité humaine, il y a le pouvoir de dire « je », autrement dit le pouvoir de manifester une conscience de soi. Dans la littérature philosophique, on appelle parfois « autoréférence » cet acte d'indiquer que le discours porte sur soi par le fait d'user de la première personne. Néanmoins, il faut distinguer ce rapport à l'acte de celui qui consiste à nommer l'individu dont on parle. Voilà qui permet à Descombes de faire le point sur la philosophie de l'action telle qu'on peut l'appréhender dans les textes contemporains. Dans ce dessein, il réfère à Wittgenstein et à Anscombe. Et il nous entraîne dans de forts pertinents développement qui nous font passer de la question de l'action volontaire et involontaire chez Aristote   , à celle de la narration réfléchie par Anscombe, et par ailleurs liée à la construction d'Aristote.

Tout un chapitre est ainsi consacré à la question de l'identité. Là encore le brassage des langues est riche en enseignement. Le mot français même semble équivoque. Mais qu'en est-il de l'anglais the same ou de the self ? Un détour par Ricœur nous rappelle qu'en français nous ne disposons que d'un seul terme pour traduire le couple latin idem/ipse. Mais comment distinguer l'identité à autre chose et l'identité à soi : sameness et selfhood. En français nous n'avons que l'adjectif même pour traduire les deux adjectifs. Les anglais auraient-ils deux mots pour le même concept ? Et nous deux mots pour deux concepts différents ? Descombes reprend toute la perspective : ne faut-il pas distinguer le concept d'identité qui figure dans « le même homme », « le même fleuve », et celui qui figure dans « soi-même » ? Laissons le lecteur répondre.

Il n'en reste pas moins vrai que les problèmes ne sont pas tous résolus pour autant. Il convient maintenant d'observer comment passer de l'individu isolé à l'individu vivant en société. Sous cet angle, la voie consiste à expliquer comment on peut composer le « je » prononcé par une personne et le « je » prononcé par une autre personne dans une unique énonciation. Autant dire que la société apparaît lorsque deux sujets sont conscients de penser la même chose ou de vivre la même chose. Ou pour le dire dans des termes plus classiques, la société apparaît avec la relation intersubjective, si l'on entend par là précise Descombes « cette relation qui se trouve posée entre divers êtres dès qu'un verbe est utilisé collectivement avec ces différents êtres comme sujets de prédication ». Passer de « moi » à « nous », c'est évidemment ce qui arrive à un sujet dès lors qu'il commence par des réflexions égologiques, mais également ce qui arrive dans la perspective phénoménologique qui ne fait sans doute pas autre chose que de prolonger la précédente. Toute la question est plutôt de savoir si, dans une autre logique, celle de Descombes, il est possible d'élaborer une philosophie du social, conçue comme une réflexion sur la sociabilité propre à l'homme, sur ce qui fait de l'animal humain un animal social. Une théorie de la relation intersubjective donne-t-elle de nouveaux moyens ? Suffit-il de passer du « moi » au « nous » ? Qu'est-ce d'ailleurs que de parler d'un je qui n'est pas le mien ? Qu'est-ce qu'une intention dont je ne suis pas le sujet ? Et Descombes de prendre avec beaucoup de pertinence le problème phénoménologique d'autrui en charge. Mais c'est pour mieux expliquer que l'expression « le problème d'autrui » n'a pas exactement le sens qu'on lui prête. La relation d'interlocution n'a pas la même teneur. Ce n'est pas la même chose de m'adresser à toi et de m'adresser à moi-même. 

Commment dériver l'autre de la première personne ? Un commentaire d'un texte de Jacques Derrida vient souligner qu'une théorie phénoménologique de l'intersubjectivité n'est pas tant une théorie de la diversité des êtres humains qu'une théorie de la diversité subjective inhérente à un seul et même individu. Il faudrait alors produire plutôt une théorie de la pensée comme foncièrement dialogique. Insistons encore un peu. Ce qui est en cause n'est pas qu'il y ait une présence d'autrui, ni même une perception d'autrui. La vie sociale ne commence pas, comme dans les phénoménologies, avec la reconnaissance d'autrui. Qu'est-ce qui est en cause ? C'est tout d'abord de savoir si le langage est constitutif de l'opération pour autant qu'on suive l'auteur sur la piste qu'il trace et qu'on accepte l'idée selon laquelle les opérations sociales peuvent être comprises comme des actes de parole (comprises d'ailleurs ainsi, après Austin). Et l'auteur poursuit à partir de là, en indiquant cependant qu'on ne peut se contenter de signaler le rôle constitutif du langage dans les opérations sociales de l'esprit. Le langage est ici une condition nécessaire mais pas suffisante ? De toute manière, il faut distinguer le solitaire et la solitude, ce que je peux faire tout seul et des actes que je peux faire tout seul mais que je ne peux pas être le seul à faire, disons encore monologuer, qui consiste à s'exprimer en l'absence d'autrui nmais qui s'exprime comme on pourrait le faire en la présence d'autrui, etc.

On signalera un très important passage consacré à la philosophe Anscombe, déjà citée, et à une discussion sur un propos tenu par elle, en 1974, à Oxford. La perspective relève de la philosophie analytique. Descombes en détaille les tenants et aboutissants pour un public français qui, trop souvent, ignore ces pensées philosophiques. Nous voici plongés dans un dernier univers, celui de Wittgenstein. Descombes en est un spécialiste. Il regroupe ici de nombreux propos qui alimentent le débat entrepris. Par exemple la pensée impersonnelle, du moins pour autant qu'elle relance la question de la subjectivité. On ne saurait donc trop insister sur l'importance d'un tel ouvrage