A force d’entendre parler un peu partout de Mommy, on commence à bien connaître l’histoire du dernier film de Xavier Dolan. Steve, adolescent incontrôlable, l’est à un tel point qu’il doit finalement quitter le centre d’éducation fermé dans lequel l’a fait placer sa mère après une première condamnation pour vol. Dès lors, Diane (aka « Die ») et son fils vont tenter de renouer le fil d’une vie familiale fragilisée par les troubles psychiques du fils, puis brisée par la mort du père. Un tel point de départ pourrait annoncer deux heures lumineuses comme un film des frères Dardenne : pour le malheur des spectateurs masochistes, peut-être, il n’en est rien. Car l’enthousiasme exubérant de l’adolescent à la sortie du centre – qui exulte de pouvoir vivre la merditude des choses sous le ciel bleu du Québec plutôt que sous le plafond de la cantine – ne laisse aucun doute à ce sujet : cette sortie est une libération, ou plutôt une évasion.

Film sur la liberté – disons-le – Mommy l’est d’abord parce qu’il l’érige en problème. Comment être libre, dans une existence perpétuellement menacée d’étouffement par le chapelet de ses carcans ? A la disparition d’un père mort prématurément répond le deuil impossible d’un enfant qui abolit tout langage. Aux contraintes de la vie salariale et à l’énigme des fins de mois répond la voix sarcastique des inégalités intellectuelles et économiques, qui imposent au fils intenable d’assimiler les bases d’une éducation légitime, seule à même de lui permettre d’échapper à l’épidémie de domesticité qui gagne ce Canada de 2015 : toujours prête à 'y aller', Diane, qui ne l’a pas reçue, fait briller les demeures et les fortunes mystérieusement acquises quand la maison familiale croule et se bordélise. Mais finalement, la plus redoutable des menaces réside dans un autre étau : celui de la "personnalité impulsive" mieux connue sous le nom de psychopathie, dont Steve incarne en tous points le tableau clinique et qui, en plus de balayer irrémédiablement toute prétention à une existence politique et sociale, étouffe jusqu'au désir de vivre et de laisser vivre.

Mis au défi par toutes ces forces de l’asservissement, Diane et Steve ont la ferme intention de faire mentir le destin, quitte à sortir la sulfateuse des affranchis de l’existence commune. Machine de résistance efficace en apparence, puisque toutes les lois et toutes les conventions sont transpercées l’une après l’autre. Les règles élémentaires de la bienséance comme l’intégrité corporelle des individus, l’impératif de vie conjugale comme la propriété privée, les frontières du « bon goût » comme les axes centraux du politiquement correct. Au contact de la mitraille existentielle, le personnage de Kayla, la voisine qui intègre progressivement le couple initial, revient au rire et au langage : elle montre à quel point les forces de la liberté sont magnétiques et restaurent à tout prix celles de l’humanité (de ce qui nous fait hommes).

Ce problème qu’aborde le film de Dolan est finalement un vieux problème, et Kayla et Steve, en leurs gestes ultimes, ne font que l’ouvrir plus profondément. Le choix spinozien de la première, qui reconnait et assume la nécessité dont elle s'affranchit plus ou moins par une recrudescende de conscience, parlera peut-être plus aux contemporains ; l’affirmation de Steve en forme de passage à l'acte, geste des fous et des êtres ou des moments extra-ordinaires, évoquera peut-être d’autres situations historiques. Dans tous les cas, Mommy est un (très) bon film, parce qu’il ne donne pas de réponse, qu’il n’est pas un discours. C’est aussi un film utile, parce qu’au son des hits des années 90, il repose la question toujours inactuelle et éternellement décisive : comment être libre ?