Un recueil de textes inédits en français à ce jour du chef de file de l'Ecole de Marbourg qui permet de mieux apprécier les implications politiques de sa pensée.  

Dans son récit autobiographique intitulé Sauf-conduit écrit au cours des années 1920, Boris Pasternak évoque à plusieurs reprises les études de philosophie qu’il a suivies au cours de l’été 1912 auprès d’Hermann Cohen (1842-1918), le chef de file de l’école néo-kantienne de Marbourg. C’est sous sa plume que l’on trouvera le portrait le plus remarquable qu’on nous ait laissé du philosophe : « Mon fils va avoir sept ans. Lorsque, n’ayant pas compris une phrase française, il ne fait qu’en deviner le sens d’après la situation dans laquelle elle est prononcée, il dit : je ne l’ai pas comprise d’après les mots mais à cause. Point. Non pas à cause de ceci ou cela, mais compris à cause. J’utiliserai sa terminologie pour appeler intelligence causale celle qui fait saisir, à la différence de celle que l’on promène par hygiène comme dans un manège. C’était cette intelligence-là que possédait Cohen. Bavarder avec lui n’avait rien de rassurant, se promener en sa compagnie était chose sérieuse. Ce qui marchait à vos côtés, s’appuyant sur sa canne, avec de fréquents arrêts, c’était l’esprit réaliste de la physique mathématique (…). Ce professeur d’université en large redingote et chapeau mou était imprégné à un certain degré de l’essence précieuse dont les têtes des Galilée, des Newton, des Leibniz et des Pascal avaient été jadis les flacons scellés »   .

De sa brève fréquentation des cours de Cohen, Pasternak aura su retenir l’esprit qui animait alors l’Ecole de Marbourg. Deux particularités, dit-il, l’ont immédiatement séduit.

Tout d’abord, son autonomie : l’Ecole de Marbourg coupait tout jusqu’à la racine et bâtissait sur une place nette. Elle ne partageait pas la routine paresseuse des différents « ismes », qui prétendent tout savoir et s’accrochent comme à une rente à ce savoir de dixième main, et qui craignent tout réexamen à l’air libre d’une culture séculaire. L’Ecole de Marbourg s’adressait aux sources, c’est-à-dire aux signatures authentiques que la pensée a laissées dans l’histoire, non seulement de la philosophie, mais aussi de la science – sans distinction nette opérée entre les deux. « Si la philosophie courante parle de ce que pense tel ou tel auteur, et la psychologie courante de la façon dont pense l’homme moyen, si la logique formelle enseigne comment il faut penser dans une boulangerie pour ne pas se tromper en rendant la monnaie, l’Ecole de Marbourg, elle, s’intéressait à la façon dont a pensé la science pendant ses vingt-cinq siècles de création ininterrompue, aux sources vives des découvertes universelles et à leurs issues. Dans cette disposition comme autorisée par l’histoire elle-même, la philosophie rajeunissait et redevenait intelligente jusqu’à en être méconnaissable, devenant, de discipline problématique, la discipline originelle des problèmes qu’elle aurait toujours dû être. »

La deuxième particularité de l’Ecole de Marbourg à laquelle Pasternak aura été sensible découlait de la première et résidait dans son attitude critique et exigeante devant l’héritage historique. « Elle ignorait l’odieuse condescendance qui fait du passé une espèce d’asile où une douzaine de vieillards en chlamydes et sandales ou en perruques et camisoles racontent Dieu sait quelles salades impossibles, que seules peuvent expliquer les fantaisies de l’ordre corinthien, du gothique, du baroque ou de quelque autre style architectural. L’homogénéité de la structure scientifique était pour elle une règle aussi absolue que l’identité anatomique de l’homme historique »   .

Le présent recueil de textes d’Hermann Cohen, présentés et édités par Myriam Bienenstock, constitue une magnifique illustration de cette double spécificité de l’Ecole de Marbourg que Pasternak aura évoquée en termes inoubliables. Plusieurs livres de Cohen ont récemment été traduits et publiés en France, notamment aux éditions du Cerf : La religion dans les limites de la philosophie en 1990, L’éthique du judaïsme en 1994, La religion de la raison tirée des sources du judaïsme en 1994, Le principe de la méthode infinitésimale et son histoire en 1999, le Commentaire de la Critique de la raison pure de Kant en 2000 et La théorie kantienne de l’expérience en 2001. L’intérêt marqué pour les avancées scientifiques de son temps a valu à Cohen d’obtenir en France une première reconnaissance en philosophie des sciences, au détriment des nombreux écrits qu’il a également consacrés à la politique, à l’éthique et à la religion. Ce sont ces dernières dimensions de la réflexion de Cohen que le présent volume cherche à rendre mieux visibles, en donnant à lire deux ensembles de textes : le premier est une longue introduction rédigée par Cohen, présentée ici dans ses trois versions successives (1896, 1902 et 1914), pour l’œuvre monumentale de Friedrich Albert Lange (1828-1875), l’Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, qui offre sans doute la meilleure synthèse de la pensée de Cohen lui-même. Le second est une introduction à l’Ethique de la volonté pure (1904), ouvrage majeur de Cohen encore inaccessible dans son intégralité en français. Les deux textes, dont on peut voir qu’ils sont quasi contemporains l’un de l’autre, se recoupent sur plusieurs points et se font écho, dans la mesure où tous deux développent des considérations sur le matérialisme en philosophie de l’histoire, sur le naturalisme en éthique, sur le rapport entre la morale et le droit, ou sur la religion.

Force est de reconnaître, comme le note justement Myriam Bienenstock, que les positions défendues en ces pages par Cohen n’ont pas été prises en considération de façon suffisante dans la recherche, pour la bonne raison que la réception de l’œuvre s’est hélas interrompue très vite, en Allemagne comme ailleurs, dès les années 1930. De Cohen, la plupart des philosophes d’aujourd’hui ne connaissent plus – et encore – que quelques thèses avancées sur l’interprétation de Kant et de Platon : tout le reste de l’œuvre, à savoir les idées défendues en philosophie des sciences, en philosophie pratique et en philosophie politique, est tombé dans un relatif oubli, dont les récentes traductions évoquées précédemment n’ont pas réussi, semble-t-il, à le tirer.

Qui sait par exemple que Cohen se fit le défenseur d’une position socialiste, dont certains historiens se sont employés à montrer qu’elle avait exercé une influence sur la social-démocratie allemande ? Qui sait que, en approfondissant la distinction entre « communauté » (Gemeinschaft) et « société » (Gesellschaft), il s’est efforcé de souligner le double sens économique et social de ce dernier terme, en indiquant que, même là où ce terme eut seulement le sens d’un rapport de droit, un « filet de sang moral révolutionnaire » s’était infiltré en lui et qu'il était donc impératif que la réalité du droit et de l’Etat soit aussi transformée en fonction du sens moral, voire révolutionnaire, de la société pour devenir ce que l’on appellerait aujourd’hui un Etat de droit social ? Souhaitons que le volume de ces textes inédits en français du penseur de Marbourg puisse enfin susciter le débat qu’ils méritent