Troisième long métrage du réalisateur chilien Alejandro Fernandes Almendras, Tuer un homme (Matar a un hombre) sort en France auréolé d’un succès d’estime rencontré dans les festivals du monde entier (Sundance en particulier). Lourd et énigmatique, ce thriller social présente la confrontation d’un père de famille pacifique à son agresseur qui le harcèle à sa sortie de prison. Nous avons rencontré le réalisateur à l’occasion de son passage en France.

 
 

Alejandro, on vous connait plutôt pour un cinéma social, proche du documentaire, dès vos premiers courts puis avec vos deux longs métrages, Huacho et Près du feu. Avec Tuer un Homme, vous abordez un genre complètement différent, le thriller. Pouvez-vous nous dire comment s’est opéré ce passage, et ce que cela a changé dans votre approche de la mise en scène ?

 

Pour moi ce qui compte avant tout, c’est l’histoire. J’adapte ma mise en scène à mon sujet. Avec Huacho, je connaissais le lieu, le cadre, et je trouvais important de filmer cette histoire avant que ce monde disparaisse [NDLR : Huacho raconte la vie d’une famille populaire chilienne vue à travers la journée spécifique vécue par chacun de ses membres]. Mais j’aime en réalité beaucoup de types de cinéma, j’ai donc eu envie d’essayer autre chose, de me faire la main sur un autre genre. Je voulais voir comment créer une tension chez le spectateur. J’avoue que je me lasse assez vite, j’ai besoin de nouveauté. Par exemple, je fais partie d’un groupe de musique, et nous jouons généralement du heavy metal. Mais nous pouvons changer pour le jazz, la folk… Tuer un homme est un peu mon film heavy metal

 
 

Mais vous conservez quand même, sous l'apparance du thriller, une approche documentaire du monde dans lequel vivent les personnages… 

 

Oui, c’est parce que pour que le film soit réaliste, il me semble important de bien décrire le monde dans lequel vivent les personnages. Cela passe aussi par la création d’une sensation d’espace juste…

 
 

Cela ouvre à ma prochaine question: vous avez entièrement tourné à Tome i Conception, une petite ville qui n'avait probablement jamais été filmée au cinéma. Quelle signification revêt ce lieu pour vous ? Pourquoi l’avoir filmé avec autant d’attention ? 

 

Pour moi c’est toute la différence entre un bon et un mauvais film : comment est ressentie la relation des personnages au lieu ? Est-elle pertinente ? L’histoire est-elle plaquée sur un décor ? Dans beaucoup de films, hollywoodiens en particulier, on ne ressent pas l’espace ou l’esprit du lieu. Le metteur en scène n’a bien sûr pas le temps de tout montrer, mais il peut néanmoins élaborer un espace mental cohérent, que le spectateur retient et dans lequel il s’inscrit. C’est pour cela qu’il est plus facile de mettre en scène un lieu que l’on connait bien. Je connaissais déjà Tome i Conception. On a bien sûr ré-agencé l’organisation relative des lieux : dans la réalité géographique, le stade devant lequel le personnage passe tous les jours ne juxtapose pas la maison du héros comme le film le suggère. De même, la forêt et la falaise sont distantes de plusieurs kilomètres. Mais ces lieux existent et sont habités de cette façon-là. L’important, c’est que cela fonctionne. La scène centrale, où Jorge attire son agresseur dehors en faisant sonner l’alarme de sa voiture, fonctionne parce que le spectateur connait déjà la disposition de l’espace. 

 
 

Vous portez aussi une grande attention à la nature dans ce film. Les paysages forestiers sont très différents des paysages urbains : on y voit un personnage isolé, réduit à une silhouette dans un cadre à la fois magnifique et hostile...

 

Je voulais montrer une nature à la fois majestueuse et oppressante. Les gens qui n’ont pas de contact direct et régulier avec la nature ont tendance à l’idéaliser, à ne pas la connaitre de manière réaliste. La vraie nature est hostile, sauvage, dure. En un sens, Jose est oppressé de partout, en ville et en forêt, il ne connaît pas d’échappatoire. Cela renforce la dimension tragique que je voulais donner au film. On connaît déjà le dénouement, le tout est de montrer le chemin qu’empruntent les personnages vers ce final. Le cadrage très ample de Jorge seul dans un cadre naturel exprime cela très directement.

 
 

Au-delà du thriller social, le film aborde très explicitement la question de la masculinité : qu’est-ce qu’être un homme ? Quel comportement en attend-on ? Quel rapport à la force et à la violence doit-il entretenir ? 

 

Le problème que pose cette histoire, c’est de savoir jusqu’à quel point nous sommes prêts à nous taire, à encaisser, avant de réagir et de nous défendre. Jorge refuse l’affrontement, sans doute de manière assez saine. Mais à un certain point du film, divorcé et humilié, il se sent privé de toute virilité. On voit d’ailleurs son impuissance de manière très explicite dans la scène de l’hôtel avec la prostituée. Sans doute sa réaction vient-elle de l’idée qu’il doit retrouver ce qu’il a perdu. Dans la vie, beaucoup de personnes agissent violemment parce qu’elles veulent prouver leur masculinité. C’est un code social, l’environnement nous conditionne ainsi. Mais c’est loin d’être évident, et Jorge suit au contraire une trajectoire d’évitement. Même lorsqu’il décide de mettre à mort son adversaire, il le fait d’une manière faible, indirecte. La plupart des gens agirait de cette manière, en refusant la violence directe. Par la suite, il ne sait que faire du corps. Je voulais alors traiter la mort de manière réaliste : le cadavre est lourd, il sent mauvais, il est difficile à faire disparaître. Je ne voulais pas d’un héros qui découpe le corps, cela l’aurait fait apparaître comme un psychopathe sans sentiment. Au contraire, Jorge respecte et craint ce corps inerte. 

 
 

C’est un personnage qui reste très silencieux, difficile à décrypter, qui paraît même un peu veule...

 

On a toujours tendance à se cacher derrière les mots, et il est difficile de savoir ce que les gens pensent vraiment, par rapport à ce qu’ils disent. Mais les actes révèlent beaucoup. Le comportement de Jorge me semble en ce sens très commun. 

 
 

Vos films ont toujours été des coproductions, ici une coproduction franco-chilienne réalisée avec le soutien du CNC. Cette dimension internationale change-t-elle la façon dont vous préparez le film ? 

 

Mes films sont des coproductions parce que malheureusement, il y a très peu d’argent pour le cinéma au Chili. Mais ils ne sont pour autant ni particulièrement locaux ou internationaux, je ne les pense pas de cette manière. J’essaye surtout de faire le film tel qu’il devrait être, de m’adapter le plus possible au sujet. Et si mes films rencontrent un certain succès à l’international, tant mieux.Tuer un homme vient justement d’être choisi pour représenter le Chili aux Oscars. Cela leur donne une visibilité plus importante et les aide à attirer l’attention au Chili, où l’essentiel des films projetés sont les films hollywoodiens

 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Axel Scoffier