Avec l’arrivée de Netflix sur nos écrans français et notre réception fascinée par cette possibilité d’infini, Nonfiction narre le « Il était une fois… » d’un géant du numérique. Il fallait s’imaginer un instant que nos fantasmes oblomoviens d’engloutir des  récits, à la demande et en HD, sur notre canapé est à la fois l’état très singulier dont nous faisons l’expérience et le résultat d’un long parcours semé d’embuches et cependant annonciateur, à l’image d’autres révolutions comme Amazon, de la fin d’une ère. Pour se faire, ce texte a scrupuleusement suivi l’article paru dans le New Yorker « Out the Box, Netflix and the future of the television» du spécialiste des communications, Ken Auletta.

Avant d'arriver dans nos salons, l'histoire de Netflix débute dans les années 2000 quand l’ingénieur Reed Hastings alors confiné pendant trente-six ans dans la Silicon-Valley, part à la rencontre du saint patron de la location de DVDs et VHS, Blockbuster, à Dallas. Hastings à une proposition à lui soumettre : celle-ci marquerait le pas d’une alliance commerciale selon l’ambitieuse équation entre la location de films et le support internet. En effet, le projet de Netflix a été créé trois ans plus tôt et avec seulement trois cent mille abonnés et une souscription à 20 Dollars par mois, ce service proposait l’envoi de DVDs à domicile par voie postale. Mais une réalité économique s’impose: Netflix est en train de perdre de l’argent. Lors de leur rencontre, le PDG de Blockbuster n’est pas intéressé par la proposition de Hastings, mais garde en arrière pensée l’idée de faire route en solitaire et de proposer son propre service de location en ligne. Mais Blockbuster n’est pas assez réactif, s’y prend trop tard, et c’est finalement Netflix qui rafle 4.2 millions d’abonnés cinq ans plus tard... En se plaçant en concurrent direct de Blockbuster, multipliant les accords de licence avec les studios d’Hollywood et les librairies, l’alliance d’internet et de l’industrie du film devient une nouvelle stratégie onéreuse. En 2007, Netflix compte 31 millions d’abonnés à travers les US ; la société de production HBO comme partenaire direct, et le vieux Blockbuster se retrouve définitivement hors-jeu: Cette chaîne américaine disparaît du marché en 2014.

De plus, la série « House of Cards » est diffusée en 2013, elle incarne l’audace de Netflix qui, en devenant presque autant visionné que Youtube, s’érige alors comme la référence du service de vidéo à la demande du monde. Comment expliquer ce succès et surtout que soulève-t-il ?

La clé du succès, ou le « management » du mécontentement de la télévision traditionnelle

On ne trouve pas de publicité sur Netflix, le site s’autoalimente par le biais d’un système économique direct entre l’offre des vidéos et les abonnements des usagers. Netflix incarne l’idée résolument « moderne » de ne plus devoir subir la programmation de la télévision avec ses coupures publicitaires qui obligent les téléspectateurs à visionner les annonces plutôt que de suivre la résolution narrative à la suite du fameux « Climax » de la série ou du film tant attendue. Ironiquement, Hastings dit que le secret du format de Netflix est de correspondre à celui du livre : la série, comme le livre, est composée de chapitres et notre besoin boulimique d’absorption n’est plus restreint par aucun élément que nous ne puissions contrôler. Le deal est clair, huit dollars par mois et la possibilité de jouir du « binge watching » sans entraves.

Selon cette correspondance de format, la mobilité d’usage du livre semble faire de nouveau valoir ses charmes mais sous un autre jour : A l’heure des nouveaux supports numériques dont l’utilisation est ubiquitaire, le livre est consultable quand on veut, où l’on veut, selon notre désir. Tout comme nos tablettes recélant de séries diverses et pourquoi pas le matin, à l’aurore et du haut des arbres à la façon d’un baron perché…« Pensez-y comme un divertissement qui ressemble plus aux livres » lance son fondateur tout en oubliant que ce qui fait aussi le bonheur de la lecture, c’est sans doute l’interruption...

Mais ce que semble nous dire Hastings, c’est qu’il existe une sorte de loi de dégénérescence qui frappe systématiquement et à laquelle la télévision n’échappera pas : Netflix n’est pas seulement un distributeur de film mais la suite logique de la révolution numérique que la télévision subie.

De la boîte aux ombres en « noir et blanc » vers la lumière du numérique

Internet pose quand même une question économique : comment effectuer cette transition quand la télévision survivait exclusivement grâce aux annonces publicitaires ?

Le fond de commerce de la télévision est l’espace-temps qui est vendu aux annonceurs de publicité : La grande majorité des tv-shows étaient commissionnés et menés à bien par des groupes audiovisuels américains comme ABC, CBS, et NBC, qui au départ étaient des réseaux radiophoniques auxquels la FCC   a progressivement accordé la licence télévisuelle à condition qu’il n’y ait pas de charges imposées aux téléspectateurs. D’un seul coup, les téléspectateurs et l’industrie de la télévision y trouvèrent leurs comptes et la télévision fut un franc succès.

Mais les temps ont changé et aujourd’hui les réseaux de diffusions télévisés ont vu leur audience se réduire à un tiers de ce qu’ils avaient dans les années 70. Finalement, ce sont les chaînes du câble comme HBO qui gagnent en audience et en nombre d’abonnés. Les diffuseurs traditionnels de la télévision ont compensé leurs pertes en obtenant des droits de rediffusion des contenus d’abord diffusés sur des chaînes privées.

En 2011, de nouveaux concurrents arrivent sur le marché de la diffusion de contenus  en ligne comme Amazon Prime qui propose, pour 69 Dollars par an, un service de vidéos en illimité.
Amazon Premium compte 20 millions d’abonnés et s’il se veut diffuseur, il s’invente aussi producteurs des contenus.  L'automne dernier, Amazon a publié sa première série originale, "Alpha House" créée par Garry Trudeau. De son côté, Apple, qui a popularisé l'achat de musiques numériques, offre la vente et la location de vidéos à travers iTunes. Mais le grand concurrent de Netflix est certainement Youtube qui compte 1 milliard de visiteurs pour 6 milliard d’heures visionnées par mois (à compter dans ses incontournables, le show « Epic Rap Battles of History »).

Ces sites de diffusion des contenus sur internet ont complètement transfiguré le statut de la publicité. Devenues « frictionless », d’après l’appellation du vice-président de Google Robert Kyncl, les 40 millions de visiteurs évitent ainsi toute source de tension à partir d’un simple « clic ». L’internet est restitué de ses qualités de  « divertissement » et les annonceurs ne payent que lorsque la publicité est vue entièrement.

En conséquence, la baisse de l’interdépendance entre les annonceurs et les contenus alors entretenue par l’objet « télévision » apparaît comme en pleine mutation avec le support internet. Au vu de ces spectaculaires promesses offertes par les services de vidéos à la demande, l’aventureux capitaliste Marc Andreessen prophétise : « Dans dix ans, la télévision va être à 100% du streaming » et « si l'industrie de la télévision a réussi la transition vers l'ère numérique mieux que les éditeurs de livres et les cadres de la musique, en définitive le logiciel va avaler la télévision de la même manière qu’il a avalé la musique et les livres ».

Mais le monopole est un exercice difficile : en 2007, dans le but de contrer Netflix, NBC et Fox, réunis par ABC   , ont créé Hulu ainsi qu'un service premium (pour les abonnés) Hulu Plus qui pour le même prix que Netflix offre des contenus actuels et  anciens, sur plusieurs périphériques et avec moins de publicités. Le slogan qu’il arbore correspond aussi aux avantages que Hastings décelait dans le livre « n’importe où et n’importe quand » mais, au contraire de Netflix, Hulu s’exporte mal : la diffusion de ses contenus n’est effective que sur le sol nord-américain. Le succès notable de Hulu n’empêche pourtant pas son PDG, Jason Kilar (ancien de Amazon) de partir l’année dernière, départ causé par une différence de point de vue sur l'avenir de la télévision et notamment la question des « prime-time » qui ne satisfait pas vraiment, en terme de flexibilité, les conditions des usagers.

En définitive, si l’industrie de la télévision s’en est mieux sortie que l’industrie musicale ou journalistique, c’est notamment parce que les forces en présence sont dépendantes entre elles en ce qui concerne les revenus, et donc se soutiennent mutuellement. Ainsi, la télévision hertzienne a perdu de ses utilisateurs au profit du câble, mais elle leurs distribue tout de même des programmes à rediffuser. De même, le réseau câblé est en compétition avec le réseau hertzien pour les frais de retransmissions, tout en ayant besoin d’un accès à ses programmes… Enfin, tous sont méfiants quant à Netflix, mais accueillent avec bienveillance les revenus des droits de licence et l’augmentation  d’utilisateurs d’internet à haut débit.

En illustration de cette bienséance, disons temporaire des rapports, Leslie Moonves   a déclaré « Netflix est à la fois notre ami et notre concurrent…comme tout le monde ! »

Hastings, « Portrait » :

Reed Hastings a grandi dans l’état du Massachussetts à Cambridge, et a obtenu un diplôme de mathématiques à l’université de Bodwin College dans Le Maine. Professeur de mathématiques dans le secondaire,  il obtient simultanément un master en informatique de la prestigieuse université de Standford. Son expérience dans la Silicon Valley reste fondatrice quant à ses projets managériaux : « Standford m’a transformé en entrepreneur ».

Sa dévotion pour les logiciels l’amène à créer en 1991 la société Pure Software dont la clé de voûte est un autre logiciel, Purify,  qu’il avait créé auparavant et dont la particularité était de détecter les différents bugs et autres virus…  Mais ses qualités de « manager » demeurent défaillantes par rapport à sa passion pour l’ingénierie et il se voit contraint de vendre sa création à Rational Software. Hastings délaisse la figure de l’entrepreneur qu’il revêtait alors, pourtant prometteuse, pour un autre type de vie : En famille à Santa Cruz dans une ferme avec sa femme et ses enfants, quatre chiens, des chèvres et des poules et où il passe le plus clair de son temps à œuvrer pour des projets éducatifs. En 1997, il reprend en mains ses projets avec son collègue de l’époque, Marc Randolph qui a collaboré avec lui sur Pure Software, et donne naissance à Netflix.

Tout en sachant qu’il a besoin d’une équipe plus performante pour éviter le même destin que celui de Pure Software, il engage dans son équipe Neil Hunt, un mathématicien chargé de confectionner un « moteur de personnalisation » qui sert à déchiffrer et recenser les vues des internautes afin de leur suggérer des vidéos en fonction de leurs affinités. Cet algorithme des goûts n’est pas sans rappeler celui d’Amazon…

Enfin, Ted Sarandos est le manager qui manquait à la naissance de cette entreprise car il possède une expérience en tant que vice-président marketing  d’une société d’envergure similaire à celle de Blockbuster. De plus, sa cinéphilie notoire érige Ted Sarandos en homme de la situation. C’est en 2002, que Netflix devient publique, et de surcroit, rentable…

Le streaming sur internet est pour Hastings le support par excellence pour élargir son champ d’action. L’industrie du cinéma reste quant à elle réticente à la diffusion sur internet, notamment par peur de « piraterie », et résiste pendant un moment à délivrer ses licences. En conséquence, Netflix se retrouve en pénurie de films récents et c’est un coup de poker qui lancera l’accord avec la chaîne câblée Starz, contournant ainsi le blocage lié aux engagements à long terme entre les studios et les chaînes de diffusion. Le coût de cet accord est à hauteur de 30 millions de dollars par ans, ce qui correspond à trois fois le budget de Netflix. Le partenariat entre la chaîne Starz et Netflix, permet aux abonnés du câble de regarder les saisons précédentes sur internet.
En deux ans les souscriptions à Netflix ont doublé.

C’est en février 2013, que Netflix commence à s’autonomiser des studios et de la logique qui en découle en lançant sa première série « House of Cards ».
Série-prototype qui échappe dans un premier temps au contrat établi entre les sociétés de productions et la lourde série de tests à laquelle doit répondre une série avant d’être diffusée   : les saisons sont commanditées par la chaîne en fonction des résultats d’un ensemble de spectateurs qui « testent » une série dite « pilote » et concluent de sa supposée « fiabilité » économique. Netflix déroge à cette règle de la rentabilité et commande la première saison sans se soucier du potentiel retour sur l'investissement qu’évoquerait le tout premier épisode-pilote. La série remporte trois Emmy Awards et, en octobre 2013, le cours des actions de Netflix a dépassé son pic absolu. A la fin de 2013, la valeur de Netflix a triplé et le salaire de Hastings s’élève à 6 millions de dollars.

Aujourd’hui, deux menaces majeures planent sur l’avenir de la télévision, la première concerne le modèle publicitaire : chaque spectateur qui saute une annonce ou qui quitte une chaîne câblée pour regarder Netflix ou un autre service sans publicité est la preuve de la fin d’un règne ou du moins d’un certain usage de l’image télévisée.
La seconde est existentielle : Depuis 2008, les spectateurs peuvent diffuser sur leurs écrans des contenus à partir d’appareils comme la Xbox, le lecteur DVD, la console Nintendo etc…
Dernièrement, Google a proposé Chromecast, un dispositif qui ressemble à un lecteur Flash et qui permet de diffuser les contenus à partir de sources de streaming tel que Netflix, Youtube, Hulu Plus, Google Play. Un appareil qui coûte seulement 35 dollars, c’est-à-dire, quasiment  le prix d’un abonnement mensuel...

Cette prise de conscience des spectateurs suite aux innovations technologiques est susceptible de provoquer un réel questionnement quant à la nécessité des abonnements aux chaînes câblées. La dernière menace en vue s'appelle Aereo. Pour 8 ou 12 dollars par mois, ce  service connecte ses clients à une antenne éloignée, qui  leur permet de regarder des programmes en direct ou des enregistrements stockés dans le « cloud ». Ces nouvelles technologies se connectent à des antennes qui reçoivent des signaux de radiodiffusion et les redistribuent ensuite chez les particuliers. Leslie Moonves, ne voit pas cette évolution d’un bon oeil et considère cette « redistribution » comme du vol. On en revient à la bonne vieille rengaine en ce qui concerne la dématérialisation des contenus et les thématiques de propriété…

Si la facture de base d'un abonné à la télévision câblée est relativement onéreuse (et peut dépasser la moyenne actuelle de soixante-quinze dollars par mois), en passant à Netflix, le spectateur se risque à perdre tout un panel de « rendez-visualisation » qui font la gloire de la télévision, des Jeux Olympiques au Super Bowl, en passant par la cérémonie des Oscars ou le très populaire « American Idol », c'est-à-dire le pilier de la télédiffusion et de certains câblo-opérateurs.

Le salut de la télévision ne serait-il donc pas dans la création d’évènements « en direct » ? L’article nous informe qu’au mois de décembre, NBC a diffusé une comédie musicale en direct, "The Sound of Music", avec Carrie Underwood, qui attira près de dix-neuf millions de téléspectateurs...Ce type de contenu constitue une dernière aubaine pour la télévision mais tout laisse à penser que celle-ci ne résistera pas au numérique