Jean-Christophe Cavallin propose d’étudier le discours spéculatif à l’œuvre dans la tragédie racinienne : Racine, dans ses tragédies, se mit en scène en tant qu’auteur contrarié de l’intrigue.

Jean-Christophe Cavallin propose de décoder le message allégorique à l’œuvre dans la tragédie racinienne. Les intrigues d’Andromaque, Bérénice, Iphigénie et Phèdre renfermeraient selon lui une réflexion à part entière sur l’art de conduire la tragédie dans un contexte où de nouvelles esthétiques triomphent (comme l’esthétique galante) et où cependant la question des « modèles » demeure prégnante. « Notre hypothèse », écrit J.-C. Cavallin, « est que Racine […] se mit en scène dans ses tragédies en tant qu’auteur de la fable »   .

La tragédie racinienne serait ainsi « spéculative » en ce que l’intrigue y renfermerait des indications sur les choix de composition de son auteur. Il s’agit pour J.-C. Cavallin de démentir l’idée selon laquelle le « Divin Sot » (formule rimbaldienne) n’aurait pas fait œuvre de théoricien au même titre que Corneille ou, dans une moindre mesure, que Molière.

La rareté des écrits théoriques de Racine (pour l’essentiel, les préfaces de ses tragédies) ne doit pas occulter aux yeux du critique la manière originale dont l’auteur se mit en scène et se dissimula sous le masque de ses personnages. Non seulement la fable renferme les indices d’une théorie du tragique racinien, mais la réflexion du dramaturge irrigue et informe en creux l’intrigue dans son déroulement. C’est du moins ce que révèle la lecture allégorique que J.-C. Cavallin prend soin de resituer dans la perspective d’une tradition critique plus large   .

Sans contester la pertinence de la lecture sacrée des tragédies raciniennes (à l’exemple de Chateaubriand et sa « Phèdre chrétienne »), ni celle de la lectio moralis qui envisage l’œuvre comme un enseignement moral déguisé sous une fable, le critique entend investir un autre « niveau » d’interprétation allégorique et découvrir dans le texte racinien, plus encore que la présence d’un « sens caché », celle de son auteur même et de ses choix dramaturgiques : « Dans le nœud de ses tragédies, [Racine] chiffra un conflit de styles dont les actes successifs élaborent la solution ou dénouement spéculatif sous le voile de l’intrigue »   . Le déroulement de la fable réfléchirait en somme un cheminement théorique dont Racine serait tout à la fois auteur et acteur.

Pour étayer cette thèse, le critique propose de relire quatre tragédies, dont chacune exemplifie ou « dramatise » un conflit propre aux querelles du XVIIe siècle. Dans Andromaque se trouve d’abord envisagée la question de l’héroïsme et du compromis recherché par Racine entre grandeur et succès, ou entre la tragédie ancienne et la tragédie galante. La première figure comme un modèle, alors que la seconde fait déchoir les héros dans un univers de concessions et de petits arrangements. Or, l’hésitation entre ces deux genres est présente, au sein de l’intrigue, à travers la question du mariage, directement importée de l’univers galant. J.-C. Cavallin résume ainsi l’Andromaque de Racine : la pièce, écrit-il, doit se lire comme « l’hésitation de Pyrrhus entre un mariage à la mode avec une jeune fille amoureuse que tous veulent le voir épouser [Hermione] et un mariage d’héroïsme avec une femme inhumaine [Andromaque, la veuve d’Hector] »   .

Aussi, l’hésitation de Pyrrhus chiffre-t-elle un conflit de styles : le personnage est à la croisée de deux univers incarnés l’un par Hector – c’est le « style ancien de la tragédie cornélienne » – et l’autre par Oreste – c’est le « style nouveau de la tragédie galante ». Il apparaît en cela comme un héros spéculatif à travers lequel Racine réfléchit ses propres hésitations de dramaturge : « En lui, écrit J.-C. Cavallin, se concentre et se réfléchit l’aporie dramaturgique que Racine cherche à concilier. Dans son cœur brûlent doublement les anciens feux de l’héroïsme, dont l’inflexible Andromaque conserve seule la flamme pure, et les modernes feux de l’amour qui consument Oreste et Hermione, fils de héros dégénérés en bergers de romans précieux »   .

L’évocation du contexte de la pièce éclaire aussi la présence d’Andromaque comme « Muse » de Corneille, dont Racine chercherait à « régler la succession ». Mais comment « rallumer aux feux de l’amour le flambeau de l’héroïsme que menace d’extinction le déclin du vieux Corneille ? »   . L’auteur d’Andromaque s’y attache en faisant de la tragédie le lieu des passions et d’un dénouement sacrificiel (point commun aux quatre tragédies envisagées). Le dénouement, en effet, permet de « sauver » la tragédie en faisant périr in extremis les personnages incarnant la solution du mariage (ou plus généralement, dans les autres pièces, du compromis). « Ce sacrement de mariage transfiguré en sacrifice est l’allégorie racinienne de la nouvelle tragédie. Le théâtre est un autel consacré à la passion, mais à la passion sacrifiée. À la fin de la tragédie, l’autel où un hymen devait être consommé […] devient l’autel d’un sacrifice où l’on immole la victime »   . Aussi, ce travail sur le dénouement permet-il de sauver les « vestiges » de l’ancienne tragédie en lui sacrifiant le dénouement facile du nouveau style galant.

L’analyse de Bérénice est quant à elle centrée sur la question des « règles » classiques. Dans Tite et Bérénice, comédie héroïque contemporaine de la tragédie de Racine, et inspirée comme elle de Suétone, Corneille refusait de sacrifier le « beau sujet » fourni par l’histoire et multipliait les épisodes et péripéties   . À son inverse, Racine travaille à une « raréfaction » du sujet qui s’autorise du livre IV de l’Énéide, consacré aux amours malheureuses de Didon et Énée. Aussi bien cette réduction signale-t-elle une nouvelle manière de composer la tragédie : il s’agit pour Racine de « faire quelque chose de rien », et de réduire la tragédie « à son plus simple appareil »   .

Pourtant le dramaturge ne peut renoncer tout à fait au « beau sujet » proposé par l’histoire romaine ; il est donc bien encore question d’un sacrifice douloureux – celui de la matière historique et des amours romanesques, dont l’immolation est nécessaire à la vraisemblance. « Du choix d’un tel sacrifice, écrit J.-C. Cavallin, Bérénice développe la figure spéculative. Le sujet apparent du drame s’enrichit et se complique d’une réflexion poétique sur le drame du ‘‘beau sujet’’ »   . Au sein de l’intrigue, ce drame est ainsi matérialisé par le clivage entre Rome (incarnation des lois, de la régularité classique) et le personnage de Bérénice, « figure du ‘‘beau sujet’’ que l’auteur tragique doit bannir afin de s’en tenir aux règles »   . Aussi, Racine doit-il, comme Titus renonce à la reine, congédier cette abondance de matière dont la tragédie ne saurait plus s’embarrasser en 1670.

La lecture d’Iphigénie s’intéresse quant à elle à la question de la violence consubstantielle au genre tragique dans l’Antiquité. Racine, en effet, attaché à son modèle, n’entend pas congédier toute l’horreur du sacrifice d’Iphigénie. Il sait pourtant bien que celui-ci n’a plus guère sa place à une époque où les bienséances proscrivent l’effusion de sang. Comment résoudre le problème posé par ce dénouement irreprésentable et pourtant nécessaire ? Une solution possible, envisage J.-C. Cavallin, aurait été de suivre Ovide, chez qui le sacrifice de la jeune princesse est interrompu par l’intervention d’un deus ex machina – Iphigénie est remplacée in extremis par une biche. Cette intervention résoudrait le problème de la violence du dénouement, mais elle ne saurait plus satisfaire un public lassé des « pièces à machine » et de leurs solutions invraisemblables.

Racine se retrouve donc, à nouveau, pris dans une hésitation qui compromet la résurrection de son « grand modèle » en risquant de l’entacher d’un dénouement facile. Cette difficulté est incarnée sur scène par le dilemme d’Agamemnon : « Son entreprise glorieuse exige qu’il affronte l’épouvante du sacrifice d’Iphigénie, mais sa tendresse de père lui refuse jusqu’au bout d’accomplir ce sacrifice »   . Le personnage apparaît ainsi comme « la figure du dramaturge qui veut réécrire Euripide »   , mais ne peut le faire sans congédier la galanterie amoureuse incarnée par Achille, l’amant d’Iphigénie. Le sacrifice revêt ainsi une portée spéculative : il « représente, écrit J.-C. Cavallin, l’abandon de la tragédie galante, qui doit être sacrifiée à une entreprise plus noble »   .

Pour concilier ce choix avec les bienséances, Racine va « dédoubler » son héroïne et substituer au sacrifice violent d’Iphigénie celui d’un autre personnage, Ériphile, dont le nom est un emprunt à l’univers de la tragédie héroïque. Immolant Ériphile par l’intervention d’un dieu « sans machine » ni ficelle – c’est Calchas, le devin, qui révèle sa parenté avec Hélène ‒ Racine parviendrait in fine à « sauver » la tragédie antique en lui sacrifiant l’artifice du deus ex machina et la veine héroïco-galante.

La lecture de Phèdre s’intéresse enfin à la question de l’« utilité morale » du genre tragique. Dans sa préface, Racine dit avoir voulu « réconcilier » la tragédie avec ses adversaires, principalement les doctes de Port-Royal qui reprochent au théâtre de susciter chez le spectateur les mauvaises passions de ses personnages. La pièce serait donc à lire, de l’aveu même du dramaturge, comme une tentative de (ré-)concilier tragédie et moralité. Or, J.-C. Cavallin montre que ce dessein se heurte à l’origine sacrée – et par là même, monstrueuse – des héros présents sur scène. Ces derniers en effet n’appartiennent ni à l’univers des hommes, ni à celui des dieux, mais ressemblent au taureau que Minos refusa de sacrifier à Poséidon, « objet fatal, contaminant – qui n’a plus sa place nulle part »   .

Vouloir expurger leur conduite de cette monstruosité revient dès lors à profaner leur nature et signale l’aporie du genre tragique, tiraillé entre son essence et son dessein moral. De ce tiraillement, la mort d’Hippolyte offrirait un indice spéculatif, de même que l’onomastique d’Œnone, tout à la fois guérisseuse et empoisonneuse. La tragédie de l’héroïne se noue donc dans un basculement inévitable vers sa nature première, fatalement monstrueuse et sacrée. La manière dont Phèdre identifie le personnage d’Hippolyte à la Vénus chasseresse « répare », pour J.-C. Cavallin, la « tentative de profanation » symbolisée par son mariage avec Thésée. « Phèdre appartenait à Vénus, comme toutes les femmes de sa famille, et n’aurait jamais dû s’unir à un homme »   . Aussi bien son amour incestueux doit-il être envisagé comme « résilience de sa nature sacrée »   , ce qui compromet le dessein moral de la tragédie en signifiant que la purgation des passions ne peut-être qu’une profanation et une illusion : « Toute tragédie qui prétend utiliser la passion à des fins morales n’est qu’une vaine tentative de profaner une puissance par essence improfanable »   . L’intrigue de Phèdre, en somme, compliquerait le dessein moral du dramaturge et sa tentative de légitimer son art auprès de ses « pères » jansénistes.

On appréciera la minutie de l’analyse et l’attention prêtée par J.-C. Cavallin aux sources de Racine. La mise en perspective du texte racinien et de ses intertextes confère en effet un sens dynamique au retravail des modèles antiques, dépris de l’éternel clivage entre « modernité » et « classicisme », et rattaché à des considérations plus proprement dramaturgiques et poétiques. Il est vrai que ponctuellement, le « décodage » de l’intrigue vire à la réécriture hasardeuse (Hermione, « fausse comme un vélo maquillé »…) et qu’il est parfois signalé un peu vite comme une « évidence » au lecteur. Mais l’analyse, malgré les raccourcis qu’elle emprunte, demeure vivante et éclaire non sans brio la dramaturgie poétique de Racine