La famille et quelques-uns des proches de Lauren Bacall se sont réunis dans l'intimité l'après-midi du mardi 19 août pour un dernier adieu devant son cercueil à la maison funéraire Frank E. Campbell, dans l'Upper East Side de Manhattan. Il y avait là ses trois enfants, les deux qu'elle a eus d'Humphrey Bogart, Steve et Leslie, et Sam, issu de son mariage avec Jason Robards, et ses cinq petits-enfants. Anjelica Huston, née au moment du fameux tournage de The African Queen, avec Bogart et Katharine Hepburn, était là, ainsi que Phyllis Newman, la veuve d'Adolph Green, co-auteur d'On the Town et de Singin' in the Rain, tandis qu'un Kennedy de la deuxième génération rappelait les liens d'amitié qui unissaient Lauren Bacall à la famille du président assassiné. Quelques photographies, disposées sur les meubles du salon, la montraient au naturel, avec Bogart, Vivien Leigh, Gregory Peck, son partenaire dans Designing Woman, ou Emmanuel Ungaro. Lorsque le fourgon a emporté le cercueil, aucun passant de Madison Avenue, voyant notre petit attroupement sur le trottoir, ne se doutait qu'il contenait les restes de la dernière, et peut-être de la plus grande, des actrices légendaires du Hollywood de l'après-guerre.

Dans la soirée, nous nous sommes tous retrouvés dans le splendide appartement au troisième étage du Dakota, d'où l'on avait vue sur les arbres de Central Park. Aux murs, des gravures de Calder, des photographies d'amis et collègues, dont Katharine Hepburn — après Bette Davis l'une de ses grandes admirations —, des affiches de Toulouse-Lautrec et d'innombrables souvenirs, dont l'Oscar obtenu en 2010 pour l'ensemble de sa carrière. Parmi ceux qui nous ont rejoints, n'ayant pu être là dans l'après-midi : Jean Kennedy Smith, seule sœur survivante de JFK ; Alexandra Schlesinger, veuve de l'historien de Harvard et membre du brain trust de Kennedy Arthur Schlesinger, et ses fils Peter et Robert ; Michael Douglas, dont le père, Kirk Douglas, a été l'un des camarades de promotion de Bacall à l'American Academy of Dramatic Arts dans les années quarante ; Mary Gimbel Lumet, veuve de Sidney Lumet, réalisateur de Meurtre sur Le crime de l'Orient-Express (1974), où Bacall partageait l'affiche avec Albert Finney, Ingrid Bergman, Sean Connery et John Gielgud ; Gail Buckley, fille de Lena Horne, et sa fille Jenny Lumet ; et bien d'autres. Sur le piano, des photographies rappelaient les liens d'amitié ou de travail de Bacall avec des personnalités aussi diverses qu'Henry Fonda, Adlai Stevenson (dont elle avait soutenu les candidatures à la présidence des États-Unis en 1952  et 1956), Leonard Bernstein, son voisin au Dakota (dont elle avait célébré, en 1988, le soixante-dixième anniversaire avec une chanson écrite pour l'occasion par Stephen Sondheim) et les frères Kennedy.

Le hasard fait que l'auteur de ces lignes, qui a eu la chance de voir Bacall régulièrement au cours des dix dernières années de son existence, a été parmi les derniers à lui rendre visite, le dimanche 3 août en début de soirée, en compagnie de son compagnon Robert Pounder et d'Alexandra Schlesinger. Rien ne permettait de supposer qu'elle disparaîtrait soudainement neuf jours plus tard. Au contraire, après avoir souffert de douleurs aux jambes qui avaient tant gêné sa locomotion au cours des trois dernières années, elle se sentait mieux, se réjouissant de célébrer, le 16 septembre, son quatre-vingt-dixième anniversaire. Une fois de plus, elle nous avait régalé de souvenirs, évoquant Frank Sinatra, Ava Gardner et Marilyn Monroe, dans des versions plus pittoresques encore que celles qu'on trouve dans son superbe livre de souvenirs   .

Comme l'a montré l'ampleur des témoignages parus au lendemain de sa mort, Bacall était au moins aussi célèbre en France que dans son propre pays. Très fière de sa nomination comme commandeur des Arts et Lettres, elle évoquait souvent Paris, et gardait un souvenir émerveillé de sa première visite en 1951, avec “Bogie”, que les passants reconnaissaient et saluaient alors qu'ils allaient se promener, tôt le matin, sur les Champs-Élysées. L'un des grands regrets de ses dernières années a été de devoir renoncer à sa visite annuelle. Elle s'exprimait volontiers en français et y prenait visiblement grand plaisir.

Ces témoignages ont presque tout dit sur Bacall, et l'ont bien dit : non seulement sur sa beauté, qui crève l'écran, sur cet incroyable sourire, sur sa voix si mémorable, sur l'esprit qu'elle mettait dans son jeu, sur le nouveau type d'héroïne qu'elle incarnait, et dont la pointe d'insolence (dont elle attribue dans ses mémoires l'initiative à Howard Hawks) tranchait avec la féminité un rien évaporée qui dominait la production d'avant-guerre. Ceux qui l'ont connue peuvent attester à quel point ce côté moqueur et gouailleur, ce franc-parler, étaient bien dans son caractère. Bacall était une vraie New-Yorkaise, n'hésitant pas à brandir sa canne et à répondre en termes non reproduisibles aux coups de klaxon des automobilistes impatientés du temps qu'elle mettait à s'extraire de son taxi.

Peut-être n'a-t-on pas assez rappelé, en France en tout cas, qu'elle avait eu, en dehors du cinéma, une brillante carrière scénique, qui a commencé en 1959 avec Goodbye Charlie de George Axelrod, qu'elle a créé à Broadway. Les New-Yorkais n'ont pas oublié son succès en 1965 dans la version anglaise (due à Abe Burrows) de Fleur de cactus de Barillet et Grédy. En 1970 elle triomphait encore à Broadway dans Applause, la comédie musicale adaptée par Betty Comden et Adolph Green du film All About Eve, où elle reprenait le rôle créé à l'écran par son idole Bette Davis. En 1981, elle se produisait encore à Broadway, cette fois, dans un rôle de son autre idole, Katharine Hepburn, avec Woman of the Year, adapté en musical par Peter Stone du film de Joseph Mankiewicz. On l'avait vue en 1985, à Bath et à Plymouth, puis à Londres et en tournée en Australie, dans Sweet Bird of Youth de Tennessee Williams, mis en scène par Harold Pinter. Dix ans plus tard, elle jouait dans La Visite de la vieille dame de Dürenmatt au festival de Chichester (ce dont elle ne gardait d'ailleurs pas le meilleur souvenir). En 1999 encore, elle incarnait de façon mémorable l'héroïne de la pièce douce-amère de Noël Coward, Waiting in the Wings, qui a pour cadre une maison de retraite pour actrices. Ces nombreuses apparitions scéniques valent la peine d'être rappelées car elles font d'elle un phénomène unique parmi les grandes stars de l'Hollywood des années quarante et cinquante.

Et ce qu'on n'a pas dit, ou pas assez dit, c'est que Betty Bacall — pour l'appeler par son nom véritable, auquel elle n'a fait qu'ajouter un second l — était membre à part entière de l'intelligentsia new-yorkaise. Imagine-t-on X ou Y — ne donnons surtout pas de noms — intervenant comme elle l'a fait en 2007 aux côtés de Bill Clinton, d'Henry Kissinger et de Ted Kennedy à la cérémonie d'hommage à Arthur Schlesinger ? Démocrate dans l'âme — ce qui n'est nullement universel dans les milieux du cinéma, vide Charlton Heston et Grace Kelly —, elle avait encore tenu à soutenir par sa présence, en 2012, alors qu'elle se déplaçait si difficilement, la candidature au Congrès du jeune Joseph Kennedy III, petit-fils de Robert Kennedy. Tout cela, et bien d'autres choses qu'on a dites et écrites sur elle ces jours derniers, lui donne une place à part dans l'histoire culturelle américaine des sept décennies écoulées. Ce n'était pas seulement une actrice, c'est une personnalité inoubliable qu'était Bacall