Jacques Scherer étudie la formation de la dramaturgie classique, qu’il envisage comme une pratique nouvelle de l’écriture dramatique au XVIIe siècle.

Dans ce généreux volume, Jacques Scherer étudie la formation de ce qu’il nomme la « dramaturgie classique » et qu’il définit comme la technique des auteurs dramatiques du XVIIe siècle   . « Nous avons voulu faire comprendre comment les auteurs dramatiques [...] ont appliqué dans leurs œuvres certains procédés techniques, dont l’étude d’ensemble n’a encore jamais été entreprise », écrit Scherer. Et il poursuit : « Nous étudions les problèmes techniques qui se sont posés aux auteurs et les solutions qui ont été apportées à ces problèmes »   . L’ouvrage se propose ainsi d’inventorier les procédés auxquels recourent les dramatistes du XVIIe siècle en les envisageant comme des solutions techniques apportées à des difficultés d’ordre logique ou matériel. Il s’agit pour Scherer de mettre au jour le « système de la dramaturgie classique »   , dont il envisage la formation à partir des années 1630-1640 et qu’il analyse comme résultant des traditions littéraires, de « règles » théoriques et des conditions matérielles de la représentation à l’âge classique : « La dramaturgie classique naît […] à la fois d’une littérature, d’une philosophie de la littérature et d’une réalité sociale et matérielle »   .

Cette approche essentiellement pratique, dont Georges Forestier rappelle le caractère novateur en 1950, entend surtout redéfinir la place des « règles » dans la création dramatique de l’époque ; elle se démarque en cela d’une tradition critique inaugurée par le romantisme, et largement relayée par les manuels scolaires, qui envisageait la dramaturgie classique comme une activité assujettie aux préceptes des doctes. À revers de cette lecture simplificatrice, Scherer l’envisage comme une pratique historiquement liée aux préoccupations matérielles et esthétiques de son temps   ; il réhabilite en cela l’inventivité des dramaturges du XVIIe siècle, dont la tâche fut d’édifier un théâtre en prise sur les exigences nouvelles de leur public.

Pour le montrer, Scherer analyse la technique des auteurs dramatiques en tenant compte des difficultés concrètes qui ont pu se présenter à eux au cours de leur travail, l’envisageant « dans les mêmes termes et sous le même angle que pour l’artiste »   . Dans un premier temps, le critique se propose ainsi d’étudier la « structure interne » des œuvres : il s’agit d’envisager « les problèmes de fond qui se posent à l’auteur dramatique quand il construit sa pièce, avant même de l’écrire »   . Cette partie de l’ouvrage évoque en particulier la question des personnages, les règles de composition de l’intrigue et l’organisation des différentes parties de ce qu’on appelait alors le « poème dramatique ». Scherer y montre qu’un idéal nouveau s’impose à partir de 1630 : il se manifeste par un resserrement des enjeux dramatiques autour d’une action centrale, unifiée, et organisée en vue d’impliquer le public. On observe ainsi sur la période classique une réduction du nombre de personnages et une spécialisation des rôles secondaires   . Le personnel dramatique se réorganise autour des actions d’un ou plusieurs protagonistes, ce qui a pour effet d’unifier et de clarifier l’intrigue. Scherer s’attache à montrer que l’exigence d’action prévaut très largement, dans la pratique des auteurs, sur les « règles » formulées par les théoriciens. Les définitions proposées par ces derniers ne sauraient rendre compte des techniques multiples employées par les auteurs en matière d’exposition   , de nœud   ou de dénouement   .

Ces éléments, théoriquement distincts, se trouvent organiquement liés entre eux par les exigences pratiques de l’intrigue. Scherer montre, par exemple, que l’exigence d’action compromet la notion abstraite d’exposition, dont la place se fait de plus en plus discrète   . De même, pour le dénouement, qui s’accélère et se trouve intégré à l’ensemble de l’intrigue selon un enchaînement nécessaire   . Ces évolutions amènent Scherer à parler d’une « unification » de l’action, terme qu’il préfère à celui d’« unité » dont il montre le caractère factice car inopérant pour l’étude des œuvres. Ce qui importe aux auteurs, en effet, ce n’est pas de représenter une « action unique », envisageable du seul point de vue théorique, mais bien d’unifier leur intrigue autant qu’ils le peuvent et avec les moyens qui sont les leurs. C’est pourquoi Scherer accorde une place notoire à l’« unité d’intérêt » qui selon lui « est une unité vivante, alors que l’unité d’action au sens propre est mécanique »   . Elle implique en effet de prendre en considération les sentiments du public à l’égard des événements représentés sur scène. Le privilège de l’action se manifeste également dans les péripéties, nombreuses et très en vogue au XVIIe siècle   .

À cet égard, il importe de démentir l’idée selon laquelle le théâtre classique aurait vu triompher un idéal de simplicité, tel que Racine l’aurait défini dans la préface de Bérénice   . Ce texte ne saurait valoir pour l’ensemble de la dramaturgie du XVIIe siècle, qui valorise nettement les quiproquos et les renversements. Scherer fait également observer que la symétrie des « trois unités », dont la tradition scolaire s’est attachée à faire une règle, n’est qu’illusoire : dans la pratique, c’est bien l’action qui prévaut logiquement sur les deux autres, subordonnées à elle en tant qu’elles organisent les faits et gestes des héros. La dramaturgie classique se développe ainsi autour d’une exigence croissante d’action, sensible dans l’unification de l’intrigue, le travail de liaison des scènes et l’approfondissement des personnages. Elle s’émancipe en cela des techniques archaïques du premier XVIIe siècle, dont la dramaturgie était encore largement redevable au roman   .

Dans la seconde partie, c’est la « structure externe » des œuvres qui est étudiée : il s’agit non plus d’aborder les problèmes de « conception » mais de « mise en œuvre »   . Scherer montre que le travail de composition est intrinsèquement lié à des préoccupations scéniques : « La forme de la pièce est déterminée d’abord par sa mise en scène, laquelle dépend à son tour des ressources matérielles du théâtre et aussi des idées qu’on peut avoir sur l’unité de lieu »   . On y apprend quantité de détails sur le déroulement des représentations au XVIIe siècle, sur l’attitude du public ou encore sur le fonctionnement des décors ; autant d’éléments qui renversent l’image d’un classicisme marmoréen et donnent à ressaisir le travail des dramaturges dans la dynamique des performances de leur temps. Scherer nous rappelle ainsi que le public, au XVIIe siècle, est « turbulent et bruyant » : « Il vient au théâtre, pour voir le spectacle certes, mais aussi pour faire à haute voix des réflexions et des plaisanteries, échanger des nouvelles, lier connaissance ou jouer un bon tour à son voisin »   .

Il importe donc, pour capter et ménager son attention, d’éviter autant que possible le recours à une machinerie encore rudimentaire ou aux lentes transitions scéniques qu’impliquent parfois l’entrée ou la sortie d’un acteur, à une époque où le rideau n’existe pas et où les plateaux sont exigus et sombres. Pour ce faire, les auteurs du XVIIe siècle vont opérer un travail de liaison des scènes que Scherer associe étroitement aux conditions matérielles du spectacle. Le chapitre 5   montre ainsi que « les liaisons des scènes, au premier sens du mot   s’expliquent en grande partie par la structure de la scène, au second sens de ce mot   , ainsi que par le comportement des acteurs qui y évoluent »   .

Ce travail de liaison s’accompagne d’une unification progressive des lieux, dont Scherer montre le caractère problématique au XVIIe siècle. La question du « lieu », en effet, demeure secondaire aux yeux des dramaturges classiques, qui souvent ne l’envisagent pas en rédigeant leurs œuvres et doivent composer avec le goût du public pour le réalisme des décors et le foisonnement de détails prosaïques. Comme le rappelle Scherer, le public est passionné au XVIIe siècle par la représentation du vrai. Les costumes et les décors, loin d’être assujettis à la rigueur antiquisante que l’on s’imagine, « reproduisent la réalité quotidienne du XVIIe siècle », et le public aime voir sur scène de véritables verdures, fontaines, batailles ou chevaux   .

Ce foisonnement spectaculaire, qui entre en contradiction avec l’exigence d’un lieu unique, dément l’idée d’un théâtre statique. Sur le plan de la structure externe comme de l’interne, on observe ainsi la prévalence de l’action, en lien avec les exigences du public. C’est pourquoi Scherer, en étudiant les « formes fixes » de la dramaturgie classique   s’attache à rappeler que le théâtre du XVIIe siècle est un théâtre vivant, qui préfère l’action à la narration. « Toutes les fois qu’ils pensent qu’une action peut être mise en scène, les classiques préfèrent la représentation de cette action à ce récit », écrit Scherer ; et il ajoute : « Les récits seront [...] fréquents dans le théâtre classique. Mais ils ne seront point préférés par principe à la représentation des actions ; c’est le contraire qui est vrai »   . Se trouve ainsi démentie l’idée d’un théâtre de pure rhétorique, et ce d’autant plus qu’à l’âge classique, la rhétorique, l’action et la poésie ne sont pas dissociées.

La troisième partie montre que le domaine des vraisemblances et des bienséances, loin d’être régi par des « règles », est défini en pratique par la sensibilité du public à ce qui paraît vrai ou moral. Comme l’écrit le P. Rapin : « Le vraisemblable est tout ce qui est conforme à l’opinion du public »   . Là encore, c’est le conflit entre théorie et pratique qui est en jeu. Si les théoriciens voient dans la vraisemblance un principe définitoire du poème dramatique, la pratique s’accommode de nombreuses invraisemblances que le public réclame et apprécie. « Le dogme des vraisemblances, écrit Scherer, se heurte assez souvent […] à d’autres dogmes classiques ou bien à des goûts du public »   . Il en résulte que la vraisemblance est loin de constituer une règle absolue de la dramaturgie classique, qui n’hésite pas à recourir à des situations extraordinaires ou merveilleuses chaque fois que celles-ci lui paraissent justifiées. Dans le domaine des bienséances, l’écart est plus flagrant encore entre l’image d’un théâtre purement suggestif et la pratique théâtrale du premier XVIIe siècle, qui représente sans vergogne le larcin, le meurtre ou le viol   .

La très efficace conclusion de l’ouvrage ressaisit l’ensemble de ces arguments dans une perspective historique, en montrant que la dramaturgie classique s’élabore autour d’un désir commun de renouveler la pratique du théâtre au tournant du siècle. L’ouvrage dément ainsi avec force l’image d’un classicisme poussiéreux et réhabilite l’originalité de l’esthétique qui se fait jour au XVIIe siècle. En cela Scherer a le mérite de rappeler à notre mémoire cet impératif définitoire du classicisme : « Que la grande règle de toutes les règles soit de plaire, c’est là un principe classique »