Ce texte, extrêmement dense et court, du philosophe d’inspiration phénoménologique Henri Maldiney cherche à dégager ce qui est l’essence du livre, irréductible au texte, en liant inextricablement livre et illustration.

Dans ce très bref texte, Henri Maldiney réfléchit à ce qu’est un livre, en particulier en examinant le rapport entre un texte et son illustration - ce qui distingue vraiment sa réflexion sur le livre de ce que serait une définition ou un questionnement autour du texte, de la littérature ou de la parole. Le livre illustré sert de paradigme et sont analysés rapidement divers types de livres, le livre avec des enluminures, le recueil de poèmes illustrés, le livre sacré et le livre d’art. Ce qui ressort de cette analyse du livre - proche d’une analyse eidétique   , comme pourrait le recommander Husserl, fondateur de la phénoménologie dont se réclame H. Maldiney – c’est l’irréductibilité du livre à sa fonction et l’importance capitale de l’espace.

L’auteur commence par essayer de cerner les rapports exacts entre texte et illustration : l’illustration d’un livre ne consiste pas pour un artiste à appliquer son style, à faire en quelque sorte du texte qu’il doit illustrer un prétexte à s’exprimer da la façon qui est la sienne. Telle est, d’après H. Maldiney, l’erreur de Matisse dont les illustrations de poèmes de Mallarmé n’ouvrent pas « l’espace aux tensions antagonistes du pathos de Mallarmé »   , parce que Matisse fait du Matisse ; aussi, « l’artiste y est d’avance en possession de lui-même ; il n’appartient pas à l’œuvre comme origine »   . Il ne doit pas y avoir subordination du texte à l’illustration, ni de cette dernière au texte, mais l’œuvre doit être par « destination l’œuvre commune du poète et du dessinateur ou du peintre »   . Si l’illustration ne vient pas s’ajouter au texte de l’extérieur, mais qu’elle fait intrinsèquement partie de l’œuvre, c’est-à-dire du livre en tant que tel, l’illustration n’a pas seulement à illustrer, si on entend par là mettre en lumière les obscurités du texte.
Que fait alors au juste l’illustration, dans le livre, si elle n’est pas une simple et superflue décoration ? L’illustration accompagne souvent un texte dont elle met en scène certains épisodes, mais parfois, elle met en œuvre une expérience ou un état d’âme, au moyen d’une composition de lieu qui les rend visibles. Cela participe, comme le texte, au problème fondamental auquel doit répondre le livre : « trouver la présentation, capable de conférer au livre la présence. »   Cette réflexion sur la présence de l’écriture et de la parole qu’elle détient se nourrit d’une analyse de la force de l’écriture dans l’aire chamito-sémitique, en particulier à propos de la Torah, qui est comparée avec des idées propres à la civilisation chinoise et au rôle et à l’importance de l’enluminure du Coran. Cela conduit l’auteur à l’idée que « Livre sacré et livre d’art ont ceci de commun qui leur est originaire : leur existence ne s’épuise pas dans leur fonction. Leur unité spirituelle-corporelle en fait des êtres » (p18). Autrement dit, le livre nous appelle. Une œuvre d’art n’est pas un discours formulant une idée, mais elle nous ouvre au monde et nous meut   . Le livre n’a pas d’abord à enseigner ou à justifier une thèse, mais à nous faire agir et participer au monde.

Ouvrant au monde ou ouvrant un monde, le livre nous l’ouvre d’abord par l’intermédiaire de la page. La donnée première est la page. Potentialité originaire, elle suscite l’espace et est source d’énergie. Maldiney oppose les représentations de face et de profile au sein même de l’art de l’ancien Iran, en montrant comment les transformations de ses figures sont en tant que telles des  transformations spirituelles. Il met aussi en évidence le rôle crucial de l’espace   .
Pour montrer la permanence et l’actualité de sa réflexion, Maldiney s’efforce de prendre en considération le livre contemporain qui présente avec les livres anciens une différence capitale : le livre n’est plus manuscrit mais imprimé ; cependant l’exigence fondamentale reste la même : « qui ouvre un livre ouvre un monde. », et consécutivement à cette impératif d’ouverture de monde, le rapport entre texte et illustration doit continuer à refuser toute subordination de l’un à l’autre   .

Comme paradigme du livre contemporain, H. Maldiney analyse précisément une double page intitulée Laisses de du Bouchet et Tal Coat   , poète et artiste qu’il connaît bien. L’auteur étudie le texte et le dessin et les décrit en termes de tracés sans rapport immédiat avec le contenu sémantique ou sémiotique du texte. Il écrit ainsi : «  ni la poésie ni le dessin ne sont proprement significatifs. Ici les unités graphiques, là les mots sont formes et non signes. Ils ouvrent deux espaces de sens qui sont liés entre eux de la même manière que, dans l’espace sensible, le tracé des traits et des lignes imprimés : par le blanc du papier qui (…) est le vide même. Vide actif qui est tel parce que les noirs ne s’espacient qu’à exister en suspens dans l’ouvert. Vide à partir duquel parle et existe le poète. Vide à partir duquel arrive à soi le trait auquel est accordée l’existence du peintre. » (p47-48). Ainsi, le poète parle à partir de ce qui n’est pas, la parole poétique se ressource dans le rien et se maintient ainsi en état d’origine perpétuelle. Le rythme du dessin rend visible le dire et non le dit. Ce qui, dès lors, est important, c’est l’espace de la page.

L’espace est la dimension fondamentale pour comprendre ce qu’est le livre, dans sont origine indissociablement scripturaire et picturale. Aussi le blanc et le vide sont-ils des éléments importants à partir desquels émerge le dire poétique. Mais tous les blancs ne sont pas des « vides actifs, les blancs typographiques déchoient en artifice et ne sont plus que résiduels là où ils répondent à une recherche d’effets. Ils sont trace d’un réarrangement du poète et non d’un langage authentiquement poétique. » (p53). Le blanc authentique, propre à la parole et au dire du poète possède une nécessité intrinsèque et n’est pas un artifice de présentation ou un effort de mise en forme qu’on estime plus efficace. Ce que produit le poète, ce n’est pas seulement le texte, mais c’est le texte dans l’espace, avec ses vides et ses ouvertures, ses manques et ses essoufflements. Certains vides sont nécessaires à l’expression du dire poétique et en participent au même titre que les mots, alors que d’autres sont inessentiels, presque décoratifs. Les blancs qui constituent les vides actifs du langage poétique surmontent les lacunes de la langue, ses défaillances dans l’effort de la langue pour dire l’être ; « ils répondent à la lacune qui est entre la parole et l’être aux choses ».   .

Si, comme le dit Henri Maldiney, « un poème n’est pas un convoi de mots à l’image du convoi des effets et des causes. De même qu’un évènement est une déchirure dans la trame de l’étant, une parole poétique est une déchirure dans la trame du discours. » (p54), c’est que le poème prend naissance dans quelque chose de surprenant, d’imprévisible, et donc d’absolument irréductible à l’effet mécanique à partir d’une cause que serait le poète. Il en va de même pour l’artiste chargé d’illustrer le livre. Aussi le poète et l’artiste doivent-ils partager une commune exigence d’authenticité, ce que veut dire Maldiney lorsqu’il écrit qu’« entre le poète et le peintre l’accord est originaire – parce qu’il se noue à l’origine. »   .

Reprenant la question du monde ouvert par l’œuvre, de l’imprévisibilité du dire poétique, Henri Maldiney prolonge et précise des analyses qu’il avait menées dans Le legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge,   en montrant que le livre spatialise la page, de telle sorte que l’espace devient signifiant « en s’ouvrant comme espace d’une présence au monde ou d’une ouverture à l’évènement. »