Un livre qui se rattache à un film qui n’existe pas encore et à une réalité qui n’existe plus (une série de crimes) et qui se tient entre le passé d’un fait divers et le futur d’un film ayant pour objet ce même fait divers.

Il s’agit pour l’auteur de demeurer dans cet espace intermédiaire, d’écrire à l’intérieur de cet espace, d’en déployer le langage étrange puisque celui-ci, loin de viser la certitude d’une présence, se relie à l’absence, à deux référents absents et à l’absence comme référent.
Dans cet espace ouvert à et par l’absence, le langage ne dit pas, n’énonce pas mais existe dans l’effacement de la référence : un langage où le langage, hors de lui-même, s’abolit non pour disparaître mais s’ouvrir à d’autres possibles. Et le monde, appréhendé non par ce qui le constitue au présent – quel monde ? quel présent ? – mais par ce qu’il n’est plus ou n’est pas encore, devient un monde qui n’est pas mais, dans cette disparition, se maintient et devient autre : le monde devenant autre que ce monde, ouvert à la pluralité de possibles.

Le livre évoque un fait divers réel, à savoir le meurtre, en 2009, de dix personnes tuées par un homme de 28 ans dans le comté du Geneva, aux Etats-Unis. En une journée, Michael Kenneth McLendon assassine plusieurs membres de sa famille puis, conduisant sa voiture au hasard, abat d’autres personnes avant de se suicider. Le Film des questions évoque ce fait divers comme étant l’objet d’un projet de film que devrait réaliser Frank Smith.

Mais Le Film des questions n’est pas le scénario de ce film et celui-ci n’aura pas pour but de reconstituer le fait divers si l’on entend par là qu’il devrait mettre en scène de manière réaliste son histoire, la représenter selon les schémas attendus de la représentation. En réalité, il s’agit de l’inverse : ouvrir un espace où la re-présentation, c’est-à-dire la présence sous une autre forme, n’est plus possible puisque toute référence s’y efface, toute présence s’y annule – un espace pour une image cinématographique qui ne représente plus, un espace pour un langage sans référent ni signification, un espace où le langage et l’image existent en étant sans cesse absorbés dans leur disparition et où, par cette disparition, ils deviennent une vie plus grande qu’eux. Il ne s’agit pas pour l’auteur de faire un éloge de l’ineffable ou de l’invisible mais de s’avancer dans l’espace qui est celui de la littérature depuis au moins Mallarmé, et dont Blanchot a consacré son œuvre à arpenter le paysage.

Sur certaines pages du livre, Frank Smith s’attache à transcrire, de manière circonstanciée et neutre, le déroulement du fait divers : « Il a été établi qu’en l’espace d’une heure Michael Kenneth McLendon a mis le feu à sa maison, tué cinq parents et cinq passants et s’est tiré une balle dans la tête sur le parking d’une usine ». Il s’agit d’un parti-pris d’objectivité, de coller au plus près des faits, en écrivant ce qui aurait pu être transcrit – et qui l’a peut-être été – dans un rapport de police ou ce que des témoignages auraient pu rapporter, dans une sorte de reproduction du geste même de la re-présentation. Cependant, ce que nous avons sous les yeux lorsque nous lisons, ce qui est écrit sur la page, ce ne sont pas des faits mais du langage : le langage le plus neutre, le plus factuel, est encore du langage, le rapport du fait étant d’abord du langage et un fait étant en lui-même, déjà, du langage.

Un fait est un récit qui existe comme fait à l’intérieur d’un cadre discursif, existant dans la mesure où il est performativement produit par le langage, étant l’effet d’un découpage par le langage dans la pluralité du réel. Le réel est pluriel et dire « il s’est passé ceci, voici ce qu’il s’est passé » revient, par le langage, à la fois à privilégier telle coupe dans le tissu complexe du réel et à passer sous silence la pluralité de ce qui, ayant pourtant eu lieu, n’est pas dit et n’existe pas en tant que fait.
Le fait est d’abord un récit, et le récit d’un fait par un langage se voulant factuel est surtout la re-présentation langagière de ce récit. Dans cette re-présentation, ce dont la présence est donnée est celle du langage, non celle d’un fait qui lui serait extérieur – présence d’un langage qui par cette présence en quelque sorte brute se dissout en tant que langage puisque s’y efface sa référence et sa signification. C’est cet espace qui est celui de la littérature, qui était nommé « poésie » par Mallarmé : espace où la fleur, pourtant là, n’est là qu’en étant dite, et d’être dite devient « l’absente de tout bouquet », fleur de langage où le langage se perd…

Si certaines pages du livre de Frank Smith présentent un compte-rendu « objectif » du fait divers, d’autres, en regard, mettent celui-ci en question : il ne s’agit pas de nier ce qui a eu lieu mais de le questionner, sans qu’aucune réponse ne soit apportée à ces questions. L’important est le questionnement lui-même et ce qui, par lui, advient au langage et au monde.
La question n’est pas seulement une façon d’interroger en l’attente de réponses, elle est un mode du langage par lequel  celui-ci, par-delà le fait, par-delà ce qui est supposé être, fait advenir les possibles qui, pour que le fait existe, pour que l’être soit, doivent être occultés. Blanchot soulignait que poser la question de la couleur du ciel ouvrait une série de possibles quant à cette couleur, quant à la réalité factuelle du ciel et à l’être du ciel : demander si le ciel est bleu laisse ouvertes les possibilités que le ciel soit effectivement bleu mais aussi qu’il ne le soit pas, qu’il soit autre chose que le ciel habituellement bleu et que le bleu du ciel soit lui-même autre chose que celui par lequel il est vu et reconnu – possibilité qu’il soit noir ou gris ou autre chose encore. Autre chose aussi que ce que nous avons l’habitude de désigner et signifier par « le ciel ». Questionner c’est ouvrir dans le monde l’espace où les possibles existent et coexistent avant d’être fixés dans un état de choses, avant d’être soumis à un cadre sélectif nécessaire à la production du fait, c’est-à-dire de l’être, qui n’est plus dès lors que l’effet d’un cadrage figé du monde. La question rend le monde absent mais par cette absence le monde ne disparaît pas : il advient en tant que pluralité virtuelle de possibles.

Un fait n’a rien d’évident, il est l’effet d’un cadrage – terme aussi cinématographique –, donc d’une sélection, d’une délimitation, d’une occultation. Questionner, c’est défaire le cadre et faire advenir ce qui, par lui, avait été expulsé hors du paysage de l’être : le monde proliférant des possibles, la pluralité immanente et virtuelle qui constitue le monde, l’autre du monde qui est le monde lui-même mais tel que nous ne le disons pas, tel que nous ne le voyons pas. Questionner c’est inventer un langage pour ce monde et l’affirmation de son existence : « Ce livre augure, il ouvre, il questionne. Il dit que tout est possible ».
C’est ce monde des possibles, cet autre régime du monde, qui est l’objet de ce livre construit pour que les possibles – et non l’être – prolifèrent (« Filmer pour fracturer le monde et le refaire »). Ce qui ainsi arrive au monde est une abolition, une absence, non pour un néant vide et étale mais, au contraire, une prolifération de possibles différents existant en même temps. Lorsque le langage devient questionnement, lorsque son être est un questionner, le langage entre dans un processus de répétition et prolifération sortant des cadres fixes et stabilisants du langage habituel : les questions s’émancipent de toute réponse et les propositions différentes ne peuvent que se répéter selon une logique de la variation qui permet d’intégrer à chaque répétition les possibles que les autres excluaient. Et, de même, les mots déchargés de leur lourdeur, de leur ancrage dans ce que leur usage commun fait percevoir comme la réalité – une image, un point de vue –, deviennent flottants, indécis, ambigus, répétés d’une proposition à l’autre pour en troubler le sens mais aussi pour entrer dans des variations par lesquelles ils deviennent indécidables, énigmatiques : « Est-ce que le sang coule ? / Est-ce qu’on peut parler du tranchant du couteau pris en lui-même ? / Du tranchant d’une carabine, est-ce qu’on peut en parler ? Du tranchant d’une carabine qui tire au hasard sur des gens ».
Ce qui vient d’être dit du langage et de l’écriture poétique doit être répété du film et de l’image cinématographique : moins parce que la logique dans un cas et dans l’autre serait la même que parce que cette répétition de l’un par et dans l’autre est au cœur du Film des questions.

Un certain nombre de pages du livre interroge le film à venir sans, encore une fois, que le livre se présente comme le scénario du film. On sait que Jean-Luc Godard a pu remettre en cause l’intérêt du scénario, cette remise en cause étant liée à une critique du rapport commun entre l’image et le langage, entre les images cinématographiques et le langage. Selon Godard, les limites du cinéma habituel tiennent à ce que ce qui est filmé ce ne sont pas des choses mais des mots, que l’image cinématographique est le plus souvent constituée de langage et non de visible (ou d’invisible). Dans ce cas, le cinéaste ne filme pas le monde mais un récit, selon les cadres que les mots produisent dans le monde et qui le font être. Le monde est alors le grand absent du cinéma, ce que nous pensons voir dans les films, ce que les cinéastes croient filmer, alors que nous ne voyons et filmons que des récits, du langage. Au contraire, le problème de Godard – de tout cinéaste – serait plutôt la création d’images qui ne soient pas du langage, qui ne filment pas un récit du monde mais le monde lui-même, c’est-à-dire les mondes qui habitent le monde et le débordent, les devenirs et la pluralité virtuelle des possibles qui coexistent. C’est ce problème qui, selon Godard, conditionne la création d’images cinématographiques qui soient véritablement des images et non l’illustration visuelle d’un scénario du monde : créer, à la limite du visible, l’image virtuelle d’un monde nécessairement pluriel.

C’est un problème similaire que l’on retrouve dans Le Film des questions au sujet du projet de film : ce qui a été dit au sujet du langage est valable pour l’image et le cadre que l’image impose au monde. Si le récit qui est fait des meurtres perpétrés par Michael Kenneth McLendon n’en est justement que le récit, un montage linguistique, comment faire un film de ce qui a eu lieu si ce qui a eu lieu ne peut être réduit à ce qui en est dit ? Comment faire des images cinématographiques qui ne soient pas la re-présentation d’un discours ? Comment créer des images qui filment le monde et non les mots ? Ce qui revient à demander : comment, par l’image, maintenir le monde à l’état de question – ce qui ne se réduit pas platement à « poser des questions » – et non le filmer tel qu’il peut être présent à l’intérieur d’états de choses, de faits qui en sont une simplification figée l’occultant en tant que pluralité de possibles ? « Est-ce qu’ils prennent corps dans un état de choses, les crimes enfouis à la chaîne, les onze meurtres commis le 10 mars 2009 ? (…) / Comment isoler les choses à filmer ? / Comment séparer les choses à filmer ? / Le cadrage est-il cette opération-là ? (…) / Comment constituer le cadrage du monde ? ». Le Film des questions ne peut être le scénario du film sans doute à venir puisqu’il inclut l’impossibilité d’un récit au profit du monde, au profit des possibles de ce qui a eu lieu le 10 mars 2009 et qui en constituent l’événement.

Il s’agirait alors de filmer le monde de cet événement, le monde comme question ouvert aux multiples possibles qui s’y déploient – le monde tel qu’il n’est pas mais devient sans cesse autre à travers ses propres possibles. Comment créer des images qui ouvrent un tel monde, comment filmer cette pluralité ? Frank Smith invente ses propres procédés singuliers : « Le Film des questions sera réalisé grâce à la mise en place d’un dispositif de six caméras disposées sur les quatre côtés latéraux, le toit et le soubassement d’une voiture (…). L’écran sera divisé en six pour faire advenir autant de plateaux visuels, qui se répondront les uns aux autres de manière synchronisée, afin de dégager les différentes perspectives d’une même scène »…

Le livre de Frank Smith, en même temps qu’il est tourné vers la question du rapport entre le langage et le monde, vers la question du langage comme question, est occupé par le rapport parallèle entre l’image et le monde. Le problème serait : produire des images qui ne soient pas une re-présentation du monde selon l’ordre du langage mais des images véritables, des images qui voient le monde non tel qu’il est dit – ce qui revient à ne pas le voir – mais tel que, à la limite du visible, par-delà les modes de l’être, il devient. Ce qui veut dire : produire du visible qui ne se réduise pas, comme cela est l’habitude, à du dicible, du récitable – produire donc des images par lesquelles le visible implique sa propre limite, l’invisible par lequel le monde pourra être vu d’une manière nécessairement paradoxale, son apparition à la surface de telles images ne pouvant que s’accompagner de sa propre destruction, de sa propre absence.

En réalité le questionnement est plus complexe, ou plutôt il se double d’un autre problème. Si Le Film des questions se rapporte à un projet de film, celui-ci est surtout davantage qu’un projet, c’est-à-dire un fait en attente d’être réalisé. Le film futur est envisagé ici en tant que tel, laissé dans ce futur où il est « situé », demeurant en cela seulement possible, constitué de tous les possibles qu’il peut être. Pour Frank Smith, il s’agirait moins dans ce livre de penser le film à venir, de le fixer déjà à l’intérieur d’un état de chose, que de mettre en place un dispositif littéraire par lequel le film existe effectivement mais selon le mode d’une virtualité composée des possibles du film, qui sont des possibles du monde.

Le film rejoint le monde et réalise dans le livre ce mode paradoxal qui le fait être sans être, comme le monde questionné est sans être, c’est-à-dire disparaît et devient sans cesse par-delà les états de choses qui le constituent habituellement, les faits auxquels nous avons tendance à le réduire. Le film est bien dans le livre ou, dit autrement, le livre est en même temps le film, ce qui justifie le titre du livre : Le Film des questions étant effectivement le titre d’un livre autant qu’un film existant réellement dans le livre selon un mode d’existence par lequel il n’est pas mais demeure inséparable de tous les possibles qui le constituent, film vivant et demeurant dans l’étrange région de l’être qui est celle du virtuel. Le film et le livre seraient comme les deux dimensions reliées d’un même événement, celui du monde qui a pour coordonnées le 10 mars 2009 dans le comté du Geneva, USA.

C’est en ce sens que l’on peut dire que le rapport entre le film et le livre est un rapport non de représentation mais de répétition. Le livre peut effectivement être compris comme une répétition, au sens théâtral ou cinématographique, du film. Mais, par cette répétition, le livre ne représente pas à l’avance le film qui le représenterait une fois réalisé : l’un répète l’autre, les deux se maintenant dans leurs différences par le fait de cette répétition où le livre produit la virtualité du film, son mode d’être en tant que possibles, alors que le film ainsi créé répète, comme un écho, le livre et la nature interrogative du langage qu’il déploie. Le livre et le film sont ainsi indissociables bien que distincts, Le Film des questions étant à la fois et en même temps un livre et un film, comme il est, en même temps, une fente par laquelle le monde absent prolifère ainsi que la pensée. Et il sera évidemment intéressant de voir si et comment le film réalisé répondra à cette logique de la répétition.

La poésie contemporaine produit moins des textes que des objets ou des machines, des objets qui sont des machines, des processus producteurs plus proches de la sculpture d’un Tinguely, des installations ou des happenings de l’art contemporain que des textes au sens commun du terme. C’est un tel objet étrange, une machine inédite et en tout cas singulière que constitue et fait fonctionner Le Film des questions. S’il s’agit, pour la poésie contemporaine, comme pour la création contemporaine en général, de se tenir à distance du texte, du récit, c’est sans doute parce qu’il y a là une possibilité de s’éloigner du langage, de ses cadres, du rapport au monde et à la langue que le texte – le discours – habituellement implique. C’est peut-être cette défiance vis-à-vis du langage et du récit qui traverse la création contemporaine, au nom d’un autre rapport au monde qui en serait une libération : quitter les régions de l’être pour l’immanence du devenir, l’affirmation d’un monde en lui-même multiple, la coexistence de possibles, la réalité d’un virtuel hors des cadres imposés et figés du monde. Le problème de la création contemporaine ce serait peut-être l’événement, si l’on entend par « événement » non pas un fait, un état de choses, mais l’irruption d’une série de possibles irréductibles comme nouvelle configuration du monde, comme rupture dans le monde et advenue d’autres possibles du monde. A l’intérieur de ce questionnement contemporain, les livres de Frank Smith occupent sans doute une place de plus en plus importante dans la mesure où, de livre en livre, il déplie de la manière la plus directe, selon des modalités sans cesse variées, mettant au jour de nouveaux possibles, ce problème lui-même qui est autant le problème du monde que de la pensée : ouvrir le monde, construire le plan virtuel à la surface duquel quelque chose de nouveau peut advenir et persister dans sa nouveauté – celle d’un autre monde ou d’autres du monde, d’autres mondes coexistants, formant la communauté paradoxale, car multiple, de possibles par lesquels notre rapport au monde et à nous-mêmes ne peut qu’être lui aussi changé, et vivre