Dans Terra Nullius, Salomé Lamas, vidéaste et documentariste portugaise, nous présente Paulo, 66 ans, ancien prisonnier devenu mercenaire sous la dictature de Salazar, envoyé en Angola puis au Mozambique, au milieu des années 70, pour combattre les indigènes revendiquant leur indépendance. Face caméra, Paulo nous raconte, de lui-même et sans questions d’un tiers, son parcours de « mercenaire » en Afrique portugaise, de « guérillero » en Amérique du Sud et de « tueur à gages » dans l’Espagne des années 80. D’un pays et d’un continent à l’autre, les « employeurs » changent et son statut juridique aussi, mais son travail demeure, pour lui, pratiquement identique. Il expose son point de vue sur les actes qu’il a commis, son engagement et sa « morale », et décrit ses relations avec les différents pouvoirs qui l’ont employé. Ce parcours de vie aménage ainsi une brèche dans l’histoire de la fin du XXe siècle, en nous en exposant les revers et les points d’achoppement.

Le film est réalisé au sein d’un bâtiment administratif désaffecté. La cinéaste nous présente d’abord le dispositif qui accueillera son sujet. Quelques projecteurs, un drap noir, une chaise. Il s’agit d’un dispositif d’exposition classique, hérité de la photographie, afin de mettre en valeur et d’éclairer seul (le noir absorbant la lumière) le sujet en question. A ce dispositif scénique s’ajoute un dispositif narratif double. D’abord, une voix off ponctue le récit de Paulo, pour contextualiser la rencontre entre lui et la cinéaste, et à certains moments le contexte du film lui-même. Ensuite – et là réside, d’une certaine manière, toute l’originalité du film – la cinéaste opère un découpage du récit de Paulo. Chacune de ses histoires ou de ses réflexions, correspondant parfois à une seule phrase, sont titrées de 1 à presque 100 (le film dure 1h15), réalisant ainsi une série de coupes au sein même du témoignage. Ces interruptions permettent au spectateur de réfléchir à ce qu’il vient d’entendre et de refocaliser son écoute sur ce qui va suivre. A l’instar de la présentation de la scène, ce mécanisme hérité de Brecht garde notre conscience en éveil à propos de ce qui nous est raconté, comment on nous le raconte et quelle machine (le cinématographe) nous le transmet. Ces coupes numéraires imposent au témoignage de Paulo une vraie marque d’écriture et un véritable opérateur de lecture, dont il est fait usage dans certains textes de philosophie, dans les textes de lois et l’administration judiciaire. Sa parole s’expose ; elle est soumise à notre conscience et à notre jugement, et peut être retenue contre lui. Il nous annonce même parfois vouloir dire « toute la vérité », et s’exécute ! Chacun de ses propos résonne ainsi comme une sentence – la connivence avec le terme anglais est d’ailleurs ici significative. Paulo se livre et se confesse avec la radicalité d’un devoir qui doit être accompli. Cet acte simple de mémoire vive est une façon pour lui de transmettre son expérience et de la rendre utile, d’être en mesure de la comprendre totalement comme de l’oublier.

Ainsi, la précarité de ce dispositif rend plus forte la puissance réflexive et imaginative de ce récit filmique. Aucune image d’archive n’accompagne la parole de Paulo. Seules la qualité et la certitude avec laquelle il raconte son histoire et avance ses pensées illustrent cette parole. Cependant, son parcours convoque aussi d’autres histoires et d’autres images, que nous avons vues ou entendues, interrogeant directement notre rapport à ce pan de l’histoire et à ce choix de vie, qui pourrait être  le nôtre, entre légalité et illégalité, morale et immoralité. Le drap noir accroché derrière Paulo ne figure alors plus simplement un élément de décor ou de technique photographique. Il est également ce par quoi l’image advient, ce à quoi notre pensée se confronte et un pan, comme un linceul en attente, signifiant le deuil d’une vie. Néanmoins, en dehors du témoignage de Paulo, quelques images montrent en aparté un couloir ou des fenêtres du bâtiment dans lequel on filme et à travers lesquelles passe une lumière dont on ne perçoit pas la source mais qui se diffuse, en effet, dans l’espace sombre et austère où la caméra et nous-mêmes nous tenons. Ces images participent au dispositif de distanciation mis en place par la cinéaste et traduisent en quelque sorte notre position et notre sentiment à l’égard du récit de Paulo. Une première fois, la caméra est dans l’ombre et filme un couloir transpercé de faisceaux de lumière traversant les fenêtres qui le bordent, un peu comme la lumière à travers les vitraux d’une église. Plus tard, nous serons face à une fenêtre fermée et face à cette lumière diffuse traversant son verre translucide. Enfin, nous apercevrons Paulo (mais flou) dans l’entrebâillement d’une porte, traversant la cour extérieure pour fumer une cigarette (l’épreuve du témoignage a été rude). Aussi, et à l’image de ces trois « étapes », le portrait de Paulo se réalise indirectement et progressivement dans notre écoute de sa pensée, les interrogations qu’elles nous posent et les images ou les sensations qu’elles convoquent. La parole de Paulo dessine ainsi ce « territoire sans maître » annoncé par le titre (terra nullius est une expression juridique latine), dont il se revendique et dont le film hérite et étend l’emprise dans sa confrontation avec les spectateurs.

Etrangement, la cinéaste, par l’intermédiaire de la voix off, interroge finalement l’identité de son sujet. «  Qui est Paulo ? » – Suite à des recherches dans diverses administrations, aucun registre ne fait état de son existence. Pourtant ce non existant ou cet oublié s’est adressé à nous, spectateurs, pendant près d’une heure et dix minutes. Son identité s’est finalement constituée d’elle-même dans notre propre regard. Nous en sommes les gardiens et les dépositaires. Malgré l’effet d’étrangeté de ce retournement final, « Paulo » possède ce que le philosophe Paul Ricoeur nommait une identité narrative, c’est-à-dire une identité issue du récit de son expérience, reconnue et partagée à travers et par le regard d’autrui. Autrement dit, et un peu comme une revanche ironique, Salomé Lamas lui restitue une identité dans un bâtiment administratif désaffecté. Il n’en reste pas moins que ce retournement inattendu opère, volontairement ou pas, un trouble et un vacillement de notre propre identité et de notre présence au monde, tellement nous avons été portés à croire ce que l’on nous a transmis, du fait de la rigueur du dispositif. Reste malgré tout l’authenticité de cette expérience de cinéma !

La cohérence et l’originalité esthétique du film de Salomé Lamas résultent d’une éthique radicale, tant du point de vue de la forme du documentaire de témoignage que de la position de Paulo par rapport à sa propre pensée et à son vécu. Seul demeure alors le paradoxe de l’homme, entre ce « droit » de tuer et cette injonction à transmettre