Un livre-manifeste puissant, de la part d'un écrivain belge iconoclaste.

 

Le livre de David Van Reybrouck Contre les élections, paru récemment aux éditions Actes sud, s'ouvre sur le constat d'une crise de la démocratie représentative tenant principalement au fait que celle-ci présente de moins en moins de légitimité aux yeux des citoyens (pp. 11-28). Cette crise de la démocratie présente selon David Van Reybrouck trois symptômes : il y a d'abord la montée d'un taux d'abstention endémique, de moins en moins de personnes se déplaçant pour aller voter, même dans les scrutins traditionnellement mobilisateurs (p. 18). Il faut noter ensuite l'inconstance des électeurs qui choisissent d'accorder leur suffrage à tel ou tel candidat sans que cela témoigne d'une adhésion profonde au programme en question, d'autant que la « volatilité électorale », attestant d'un flottement des électeurs dans leurs choix, se serait grandement amplifiée depuis les années 1990 (pp. 19-20). Pour couronner le tout, la crise de légitimité de la démocratie s'accompagne d'un discrédit jeté sur les partis politiques (la même chose vaut d'ailleurs en ce qui concerne les syndicats) auxquels de moins en moins d'individus choisissent d'adhérer (pp. 20-21).

Ce constat n'est pas neuf, nombre d'analyses développées depuis une trentaine d'années abondent dans le sens de David Van Reybrouck. Tout l'intérêt des positions défendues par ce dernier dans cet ouvrage vient du fait que celui-ci ne se contente pas d'en appeler à de simples modifications dans les règles du jeu démocratique, via l'instauration de mesures propices à limiter la confiscation du pouvoir par une élite de plus en plus déconnectée, mais qu'il pointe dans le principe même de l'élection la déficience rédhibitoire d'un système politique aujourd'hui à bout de souffle (pp. 50-51). Le problème ne tient en effet pas tant à un défaut de représentation du peuple par le pouvoir, selon la critique émise par les courants « populistes » (pp. 29-32), ni même au principe représentatif comme tel, si l'on suit les mots d'ordre d'Occupy Wall Street et des Indignés espagnols notamment, contestant une pratique verticale de la politique au nom d'une démocratie directe et horizontale (pp. 37-50). Il tient au caractère essentiellement électif de la démocratie représentative : « …Le syndrome de fatigue démocratique, écrit Van Reybrouck, n'est pas provoqué par la démocratie représentative en tant que telle, mais par une variante particulière : la démocratie représentative élective, la démocratie qui instaure la représentation populaire au moyen des élections. » (p. 51)

Si cette façon de pointer dans le principe électif la source de la crise que connaîtrait la démocratie représentative apparaît d'une grande originalité, c'est que cette critique prend à rebrousse-poil les conceptions dominantes en matière de politique démocratique :le dogme en vigueur à l'heure actuelle c'est que la démocratie ne peut exister sans élections qui portent au pouvoir des gouvernants en charge de représenter la volonté du peuple (pp. 51-52). Ainsi, lorsque les peuples en action contestent des pouvoirs tyranniques et finissent par chasser le dictateur sous le joug duquel ils étaient prisonniers – voir à ce titre le « printemps arabe » – les pays occidentaux n'attendent qu'une chose : la naissance dans ces pays libérés de l'oppression d'institutions démocratiques fondées sur les élections comme pilier fondamental. Et c'est d'ailleurs sous condition que ces régimes démocratiques nouvellement formés respectent le principe de la voie des urnes comme unique fondement de la volonté populaire que les grandes puissances soutiendront ou non (diplomatiquement bien sûr mais aussi et surtout financièrement) les législatures et les gouvernements qui entendent se substituer aux anciens pouvoirs tyranniques et agir selon la volonté du peuple (pp. 52-53). Cette fascination pour les élections corrélée à l'incapacité congénitale d'imaginer une politique démocratique non-élective peut sembler fort étrange, comme le remarque fort justement David Van Reybrouck, lorsque l'on sait que c'est depuis seulement deux siècles que les institutions démocratiques prétendent asseoir leur légitimité sur le principe électif – les formes démocratiques antérieures à la modernité libérale ne prétendant pas organiser l'intégralité de la vie politique sur une telle base (p. 54).

Prenant ainsi à contre-pied l'opinion dominante qui fait de l'élection le symbole de la démocratie, David Van Reybrouck va montrer avec beaucoup d’à-propos et une grande précision que l'élection ne peut en aucun cas valoir en tant que pilier fondateur d'une activité politique démocratique, puisqu'à l'origine celle-ci était précisément considérée comme une procédure foncièrement aristocratique (pp. 95 et 109). Les révolutions américaines et françaises du dix-huitième siècle ont mis au point cette procédure formelle afin de permettre au peuple d'exprimer sa volonté par le choix de ses représentants, ceux-ci se voyant conférer la mission de défendre à l'assemblée nationale l'intérêt commun (pp. 59-60). Certes mais de quel peuple s'agit-il exactement ici ? Est-ce le peuple dans l'intégralité de toutes ses composantes ? Ou bien le peuple dans sa dimension strictement élitaire, autrement dit identifié à la seule classe bourgeoise ? (p. 59) Ce qui ressort en tout cas, selon Van Reybrouck, des analyses développées par Bertrand Manin dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatif, c'est que les démocraties contemporaines émanent d'une forme de gouvernement dit « représentatif », et conçu par ses fondateurs comme l'antithèse de la démocratie entendue en tant que pouvoir du peuple souverain (p. 78).

En effet, le choix d'un système représentatif de type électif au lendemain de la guerre d'indépendance américaine et lors de le Révolution française n'allait pas de soi : les révolutionnaires américains et français auraient pu tout aussi bien choisir le principe du tirage au sort, tel qu'il avait été en vigueur dans le cadre de la démocratie athénienne (pp. 95-96), et qui correspond selon Bertrand Manin à l'esprit véritable d'une démocratie authentique, où chacun est tout à tour dirigeant et dirigé, pour reprendre une idée d'Aristote (pp. 83 et 103). Les institutions démocratiques américaines et françaises se seraient en réalité consciemment édifiées dans l'objectif de maîtriser les tumultes d'une démocratie (p. 78) livrée à ce que les penseurs conservateurs des années 1840, hostiles à l'extension du droit de vote, caractérisaient comme les bas instincts d'un peuple dont l'irruption sur la scène publique menaçait de déstabiliser l'édifice structuré de la société bien ordonnée.

Au fond, ce que voulaient les « Pères fondateurs », américains aussi bien que français, en choisissant le principe électif au détriment du tirage au sort, c'était éviter d'introduire toute forme de hasard dans la bonne gestion du corps social, qui aurait abouti au fait que les individus n'ayant aucun titre légitime à faire valoir pour gouverner puisse prétendre malgré tout à occuper la place du pouvoir décisionnel. Si le gouvernement de type représentatif a donc été mis en place à l'orée du 19ème siècle, c'est dans la finalité de maintenir un écart indépassable entre les représentants et ceux qu'ils étaient en charge de représenter (p. 78). De ce point de vue, présenter la Révolution française comme le lieu de naissance de la démocratie, en référence à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, c'est rester prisonnier d'une légende qui fait consensus aujourd'hui, et qui consiste à identifier fallacieusement le gouvernement représentatif de type électif avec la démocratie entendue comme pouvoir du peuple pour le peuple et par le peuple.

Il est à cet égard très révélateur que les philosophes politiques les plus classiques, aussi bien Aristote que Montesquieu ou Rousseau, se soient montré beaucoup plus lucides que nombre de penseurs politiques contemporains concernant la nature du régime démocratique et la question du mode de nomination des représentants – élection ou tirage au sort. Ainsi, bien que par ailleurs partisan d'un régime politique mixte associant démocratie et aristocratie, Aristote semble avoir particulièrement saisi la double identification entre tirage au sort et démocratie d'une part, élection et aristocratie d'autre part (p. 83). D'où l'une des caractéristiques essentielles de la démocratie athénienne, qui réside dans l'absence de distinction entre représentants et citoyens (p. 82) : le peuple athénien exerce le pouvoir en son nom propre de façon souveraine, et le tirage au sort est une technique qui joue dans ce cadre un rôle central ; à Athènes, durant la période « classique », les organes de gouvernements les plus importants fonctionnaient sur la base du tirage au sort : le Conseil, le Tribunal du peuple et la plupart des magistratures (pp. 79-81). Certes, il y avait également des procédures électives mais elles ne concernaient que les postes demandant une compétence technique bien précise, comme par exemple stratège militaire ou haut fonctionnaire en charge de l'« exécutif » (p. 76).

Montesquieu lui-même, considéré comme le théoricien fondateur du libéralisme et de l’État de droit, a repris à son compte l'analyse faite par Aristote concernant le lien intrinsèque entre tirage au sort et démocratie : le suffrage par le sort est, d'après lui, un suffrage par nature démocratique, le suffrage par le choix un suffrage par nature aristocratique (p. 93). Dans le cadre de la forme de gouvernement populaire que Montesquieu appelle « république », et qu'il oppose à la fois au gouvernement monarchique et au gouvernement despotique, celui-ci distingue entre le régime démocratique où le peuple exerce le pouvoir et le régime aristocratiqueoù une partie du peuple seulement exerce le pouvoir (p. 97). Un peu plus tardivement, Rousseau allait faire remarquer que le fait d'élire des  représentants  constituait une aliénation, puisque voter revient à se démettre à la fois de sa volonté propre et de sa liberté – d'après Rousseau, le peuple anglais est libre une fois tous les cinq ans : lorsqu'il élit les membres du parlement, le reste du temps il est esclave. L'auteur du Contrat social parlait à ce sujet d' « aristocratie élective » pour qualifier la nouvelle caste dirigeante qui avait supplanté l'ancienne aristocratie par le sang (p. 108).

Il semble assez clair que le régime représentatif au sein duquel nous vivons actuellement dans un grand nombre de pays, notamment occidentaux, présente une forme foncièrement aristocratique, et non démocratique. C'est du moins ce qui ressort des analyses dispensées par Bernard Manin, où celui-ci montre qu'il n'aura jamais été à proprement parler question de démocratie lors des révolutions américaine et française, au sens où il faut entendre par ce terme l'auto-gouvernement des collectivités. Certes les « Pères fondateurs » avaient souligné leur attachement à l'idée d'égalité, mais c'était aux fins de retreindre son extension, en limitant cette idée à la seule forme juridique de l'égalité en droit (p. 95). On est ainsi frappé, à la lecture des textes que cite David Van Reybrouck, par le sentiment de grande méfiance que les « Pères-fondateurs » éprouvaient à l'égard de la démocratie entendue en son sens fort comme auto-gouvernement, ou pour parler à la manière de Castoriadis, « auto-institution explicite ». Ainsi, pour James Madison, le fondateur de la Constitution américaine, la méthode élective de désignation des chefs semble la plus appropriée à la nature du régime républicain mis en place pour permettre la sélection de dirigeants possédant une sagesse et une vertu que ne peuvent avoir le commun des citoyens : seuls des hommes sages et vertueux, qui excellent dans l'accomplissement de leurs talents naturels, peuvent se montrer capables de discerner avec à propos le bien commun et déterminer les moyens les plus efficaces pour sa réalisation (p. 102).

Dans le contexte de la révolution française, les propos tenus par l'abbé Seyès attestent également qu'une position radicale en matière de dénonciation et de refus des privilèges peut aller de pair avec une vision largement aristocratique de l'action politique : selon Seyès, le peuple ne peut parler et agir en son nom propre, il ne peut le faire que par l'intermédiaire de ses représentants (p. 106). Dès lors, il ne fut plus jamais question du tirage au sort, ni de quelque autre « technique » ou « méthode » de désignation des représentants qui ne serait pas fondée sur une procédure élective (pp. 95-96). On réserva le tirage au sort pour la désignation des jurés populaires en matière d'affaires judiciaires, ce qui est d'ailleurs assez étonnant, car en quoi serait-il plus facile pour « l'homme du commun » de juger par exemple un criminel, qui a une histoire singulière et que l'on ne peut réduire au seul fait d'avoir transgressé une loi, que de décider pour les autres des lois auxquelles ils devraient obéir ? (p. 107)

On comprend donc bien, après avoir lu l'ouvrage de David Van Reybrouck, que si les élections sont devenues aujourd'hui l'un des critères permettant de déterminer si tel régime politique est ou non démocratique, il n'en reste pas moins qu'à l'origine elles n'ont pas été conçues comme un outil de désignation spécifiquement démocratique des dirigeants mais comme une procédure au service de la sélection d'une nouvelle aristocratie, non plus héréditaire, mais élective (p. 121). Que par la suite les revendications populaires pour l'extension du suffrage aient abouti à une démocratisation de cette procédure d'origine aristocratique ne change rien aux données du problème : l'élection, qu'elle prenne place dans un cadre oligarchique assumé comme tel, ou qu'elle permette à tous les citoyens, sans considération de statut, d'exprimer leurs choix, va de pair avec la distinction oligarchique passant entre dirigeants et dirigés, politiciens professionnels et électeurs profanes (p. 121).

S'il y a donc aujourd'hui une « fatigue démocratique » à l’œuvre dans la plupart des sociétés contemporaines, notamment en Europe, cela tiendrait selon David Van Reybrouck, à la sacralisation du système représentatif de type électif (p. 122), qui en dépossédant les citoyens de leur puissance de faire et d'agir en commun, engendre un sentiment de désintérêt envers la politique, du moins telle qu'elle se pratique à l'heure actuelle. L'un des grands mérites du livre de Van Reybrouck est non seulement de faire surgir une conception aujourd'hui largement oubliée de la politique démocratique, qui a eu cours à divers moments de l'histoire (l'Athènes classique, Venise et Florence à la Renaissance, les expériences révolutionnaires dans le monde moderne : certains épisodes de la révolution française et américaine, la Commune de Paris, les premiers moments de la révolution russe, la République espagnole, la révolution hongroise de 1956), mais aussi de voir dans les expériences de démocratie délibérative fondées sur le tirage au sort et mises en œuvre à la fin du 21ème siècle (pp. 123-150), les germes de ce qui pourrait constituer une authentique démocratie représentative non élective, dans laquelle le peuple se gouvernerait sans en passer par l'entremise d'une oligarchie élective