L’archéologie préventive permet de redéfinir le lien entre villes et campagnes dans l’Alsace gallo-romaine.  

En 30 av. J.-C., Horace, fidèle au précédent ésopique, dépeint dans le « Le rat des champs et le rat de maison »   l’inconciliable compréhension de l’urbain et du campagnard. Le rat des villes (urbanus mus) y moque son parent le rat des champs (rusticus mus), englué dans la médiocrité de la vie rurale et méconnaissant les plaisirs de la ville. Le rat des villes lui dit : « Ami, quel plaisir trouves-tu à vivre pauvre sur ce sommet, parmi les rochers et les bois ?  Ne préférerais-tu pas les hommes et la villes aux forêts sauvages ». À quoi le rat des champs répond « Ce n’est pas cette vie-ci qu’il me faut. Porte-toi bien. En sûreté dans ma forêt et dans mon trou, je me consolerai avec mes petits pois cornus ». Il y a là l’expression d’une dualité irréductible entre les villes et les campagnes sans doute plus idéelle que réaliste. Or c’est bel et bien cette dichotomie apparemment antagoniste que remettent en cause les fouilles archéologiques. 

Cet ouvrage est le fruit de fouilles réalisées dans le cadre de l’archéologie préventive par le Pôle d’Archéologie Interdépartemental Rhénan (PAIR) et l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), réunies dans une synthèse à l’occasion de l’exposition itinérante « Romains des villes, Romains des champs » qui s’est tenue en février-mars 2014 à l'Hôtel du Département du Bas-Rhin à Strasbourg. Conduites principalement sur le territoire des Triboques, peuple intégré par Domitien à la province de Germanie supérieure à la fin du Ier siècle ap. J.-C., ces fouilles bénéficient de l’apport d’une nouvelle méthode d’analyse. En effet, le Système d’Information Géographique (SIG) informatisé a permis de mener à bien un inventaire soigné de la localisation des données archéologiques. Du point de vue de la méthode, chacun des sites n’est plus étudié isolément mais dans un ensemble de réseaux de circulation.

Repenser les liens villes-campagnes dans l’Alsace gallo-romaine

Issue de cette dynamique de recherche, la découverte de nombreuses maisons rurales bouleverse les conceptions de l’habitat romain. Ces habitations, dont il ne reste le plus souvent que les fondations, sont appréhendées par les auteurs comme une « architecture au pied du mur ». Elles livrent toutefois des informations permettant de nuancer les différences entre les maisons urbaines et les maisons rurales. Il se dégage en effet une homogénéité architecturale spécifiquement alsacienne. En effet, alors même que les autres régions du nord de la Gaule présentent des murs maçonnés, en Alsace, la pierre est essentiellement utilisée en fondation. Cela se justifie par l’absence de gisements rocheux à proximité des sites de plaine et par le coût de l’approvisionnement en pierre. La réutilisation récurrente de meules dans des murs de fondations traduit cette rareté de la ressource. A proximité, la forêt vosgienne, riche en aulnes et en chênes dont le bois est facile à travailler, est donc privilégiée pour l’architecture privée. Alors que les premières maisons de la fin de l’âge de pierre étaient conçues intégralement dans des matériaux périssables, on voit ici que la conquête a encouragé la création d’un habitat mixte, base en pierre, élévation en bois. Dès lors, le milieu, qu’il soit urbain ou rural, ne conditionne pas le choix des matériaux : la pierre n’est ni l’apanage de l’urbanité, ni celui des grandes villae du milieu rural. De même, la provenance des tuiles qui couvrent les maisons urbaines et rurales est presque toujours identique, puisqu’elles sont fabriquées par la VIIIe légion Augusta, installée à Strasbourg, à partir de l’argile des loessières de la région. L’estampille, signature du fabricant, témoigne donc d’un statut majoritairement militaire de la production.

Cet inventaire détaillé permet surtout de renouveler l’approche historique des conditions de l’exploitation agricole de la terre. Les nouvelles données scientifiques conduisent à interroger à nouveau le rôle des villae, domaines d’exploitation à vocation agricole et artisanale, symbole par excellence de la romanisation. Jusqu’alors, l’historiographie avait opposé les villae « romanisées » de la plaine alsacienne aux villages plus traditionnels de piémont. La thèse soutenue considérait que ces « hameaux des sommets » avaient été habités par des populations chassées de la plaine par l’extension du système économique de la villa, plus rationnel et plus efficace, introduit par Rome.
À partir des fouilles récentes, les archéologues s’intéressent au caractère dispersé ou groupé des cadres de vie ruraux. Les hameaux de fermes posent en effet la question de savoir s’ils sont occupés par de petits exploitants ou s’ils sont sous la dépendance de villae. Le cas du hameau de Haegen-Wasserwald, établi entre le nord de Saverne, Sarrebourg et le col du Donon, illustre ce cas de figure de manière exemplaire. Daté du IIe siècle ap. J.-C, il s’étendait sur 800 mètres carrés. Il se compose de sept fermes dont la base des bâtiments est construite en pierre sèche et les toits couverts de bardeaux ou de chaume. Bordé de murets et d’enclos pour le bétail, il comprend aussi un sanctuaire et deux nécropoles. Dans l’une des fermes a été retrouvée une statue de Jupiter / Taranis à cheval, terrassant un géant barbu anguipède. Jupiter brandit le foudre et tient sous son bras la roue solaire. Ce site avait d’abord été interprété comme l’habitat d’une population indigène ayant gagné le piémont pour se mettre en marge de la conquête romaine. Désormais, il est analysé comme un exemple de mise en valeur de nouveaux territoires, parfaitement intégré dans l’économie régionale.

Vers une économie régionale alsacienne ?

Du point de vue de l’organisation de la production agricole, les archéologues mettent l’accent sur un possible système raisonné de rotation des cultures. Cet argument repose sur la diversité des blés et des plantes cultivés à Duntzenheim, puisqu’une vaste culture de froment y est associée à la présence d’épeautre, ces deux cultures étant complétées par des cultures d’appoint (seigle, avoine, millet). L’intégration des hameaux dans l’économie urbaine est particulièrement tangible après l’expertise de la meule de Wiwersheim, dont la grande taille devait permettre de produire de la farine dans des quantités dépassant le cadre domestique. Tous ces écofacts   végétaux et animaux contribuent à redéfinir les perspectives d’étude de l’organisation agraire alsacienne.

L’ouvrage a aussi le mérite d’attirer l’attention sur des objets remarquables dont la découverte précise la connaissance de l’économie régionale. A Horbourg-Wihr, un grand couteau en fer destiné au travail des peaux a été retrouvé dans un puits. Il servait à retirer les tissus adipeux et le pelage. Cette découverte est exceptionnelle si l’on considère que seuls deux autres exemplaires de ce type sont connus dans le monde romain, à Saalburg et à Pompéi, tous deux moins grands et en moins bon état. Corrélée à cet objet, la pratique intensive du tannage est confirmée par une quantité inédite d’os de castor, dont la viande était par ailleurs consommée par les habitants de la région. Là encore, les ossements de castors, dont beaucoup de mandibules, retrouvés à Horbourg-Wihr représentent près des deux tiers de tous ceux mis au jour en Gaule. Cette activité est complétée par des plantations locales (noyer, prunier et griottier) et par l’importation, via les villes, de melons et de mûres noires. 

Urbanitas : vivre en ville en Alsace

La restitution de l’élévation des maisons urbaines et des villae alsaciennes fait l’objet d’un examen sous l’angle des connaissances régionales. Une maquette d’époque antique trouvée à Fontoy, en Moselle, permet de donner des informations sur la volumétrie des villae, souvent dotées d’un porche. L’intérieur peut, quant à lui, être restitué par le truchement de l’iconographie funéraire. L’intérieur de la cuve du sarcophage alsacien de Florentina, retrouvé à Koenigshoffen, permet de reconstituer l’ameublement intérieur d’une maison de la fin du IIe siècle ap. J.-C. Y sont sculptés deux sièges, un tabouret et un fauteuil en osier à dossier élevé. Le sarcophage de Simpelveld, dans le Limbourg, lui aussi décoré sur ses pans internes, donne à voir une tablette qui supporte trois grands flacons et un guéridon à trois pieds ornés de masques et de griffes de lions. Le décor sculpté représente aussi une étagère à trois rayons où sont rangées des cruches, un garde-manger mais aussi des chaises, des bancs, une armoire avec une porte à deux battants et un lit sur lequel repose la défunte. Les auteurs montrent que l’apport de cette maquette et de ces deux sarcophages est d’autant plus important que les découvertes de meubles dans la région sont rarissimes, faute de conservation du bois et des matériaux périssables.

Appartenant à ce que les archéologues appellent des artefacts (objets manufacturés), l’analyse serrée de la vaisselle met en lumière les évolutions impulsées par la conquête romaine. Les mortiers appartiennent à cette nouvelle vaisselle romaine qui entre dans la sphère privée : l’intérieur granuleux est utilisé pour la préparation des condiments et des sauces. La cruche remplace la bouteille gauloise et, autre nouveauté, les pots à cuire expriment l’adoption de la cuisine des ragoûts. De même, l’introduction en Alsace de la fine vaisselle de table en sigillée rouge est conforme à ce qui se retrouve ailleurs en Gaule. On voit ainsi les campagnes adoptent progressivement le mode de vie urbain. Mais l’intégration des campagnes alsaciennes au réseau des villes se réalise aussi par les relations directes et régulières que semble donner à voir la reconstitution du scénario archéologique d’un cas unique en Gaule : le vaisselier de Brumath (Brocomagus). Dans l’une des maisons de la petite ville, un cellier réduit de 5,5 mètres carrés a livré 186 récipients, tandis que de nombreux éléments d’huisseries signalent un compartimentage serré de l’espace : ces deux éléments invitent à comprendre cette maison comme une auberge. Les nombreuses pièces de stockage (trois au total) pourraient en effet infirmer l’hypothèse d’une maison classique, laissant ouvertes les possibilités d’un immeuble collectif ou d’une auberge. D’autres indices appuient l’idée d’un lieu de passage, tels que la présence de plusieurs foyers pour le chauffage répartis dans les différentes pièces de l’infrastructure, ou que la découverte d’un petit coffre contenant des ustensiles pour le soin du corps, susceptibles d’avoir appartenu à un médecin, un barbier ou un chirurgien de passage. En raison du soin apporté à la décoration, le faisceau d’indices convergerait plutôt vers le cas d’une auberge que vers celui d’un immeuble collectif.

Plaidoyer pour l’archéologie préventive, ce livre riche en illustrations et en plans archéologiques démontre ainsi la nécessité de repenser le lien entre villes et campagnes dans l’Alsace romaine selon une double dynamique : d’une part, il n’existe pas spécifiquement une architecture et des matériaux proprement urbains ou ruraux ; d’autre part, il convient de décloisonner les sites de hameaux en les intégrant dans des réseaux d’échanges plus complexes, réhabilitant par ailleurs la planification des techniques agricoles de rotation