Une analogie entre la chute de la République romaine et la crise d’identité européenne.

Professeur d’histoire romaine à l’Université Libre de Bruxelles et européiste convaincu, David Engels pose le constat préliminaire d’un désintérêt croissant du citoyen européen pour l’Europe. Un Européen sur deux serait indifférent au sort de l’Europe si cette dernière venait à disparaître. Cette grave crise de légitimité procède selon lui de l’absence d’une identité réellement commune qui permettrait aux individus de se sentir solidaires de leur passé. La thèse repose sur le rejet par l’auteur de l’identité européenne telle que la structure supranationale tente de la définir, c’est-à-dire comme une identité en construction à définir rationnellement selon des valeurs universalistes. Pour l’auteur, bien au contraire, penser l’identité européenne comme une nouveauté absolue revient à se désolidariser totalement des héritages traditionnels. Le but poursuivi est de démontrer que la confrontation du dernier siècle de la République romaine (133-27 av. J.-C.) et de l’Europe actuelle est susceptible d’offrir des clefs de lecture et un paradigme de solution à la crise traversée par l’Europe.

La thèse défendue consiste à démontrer comment une société, en perdant ses repères traditionnels, se précipite vers un système impérial et autocratique qui nie les valeurs d’ouverture sur lesquelles elle a été bâtie. Cette perte de repères s’entrevoit dans la crise identitaire que traverse l’Union européenne. Or, ce genre de crise n’est pas inédit puisqu’il s’arc-boute sur un schéma déjà expérimenté et vécu dans l’histoire de la Rome de la République tardive, laquelle s’est transformée en Empire à la suite d’une forte crise identitaire causée par un manque de partage de valeurs spécifiques et communes. Aussi la démarche est définie par son inventeur comme une « expérience anachronique » qui officie selon la méthode de l’analogie historique.

La période considérée, caractérisée par la transformation d’une domination indirecte en une domination universelle de Rome sur les peuples, pose la question des mutations de l’identité romaine. L’aboutissement de cette perte généralisée de repères réside dans la transformation de la république en monarchie à partir du principat augustéen. Ce processus de désintégration d’un régime politique s’accompagne d’une perte de confiance généralisée dans les institutions traditionnelles. Pour appuyez sa démarche, l’auteur s’appuie sur les valeurs identitaires européennes telles qu’elles ont été sélectionnées par le sondage Eurobaromètre et l’article 1 bis du traité de Lisbonne (tolérance, respect de la vie humaine, épanouissement personnel, égalité, religion, démocratie, paix, solidarité). Or, David Engels, s’attache à démontrer que ces valeurs, promues depuis les débuts comme les fondements du socle européen, sont trop universalistes pour fédérer les peuples. Cet universalisme, voué à l’échec à long terme, ne pourrait alors qu’accélérer la mutation de l’Europe vers un régime autoritaire impérial. Il serait alors impuissant à fournir un ensemble de valeurs assez attractives sur le plan affectif pour éviter la dérive vers un système impérial autocratique.

Parmi ces référents identitaires, la tolérance est le premier critère universaliste dont l’auteur montre l’obsolescence. Cette caducité trouve son expression dans le malaise croissant des Européens à l’endroit du pluralisme ethnique : seulement 44 % d’entre eux jugent que les étrangers sont un apport non négligeable pour leur pays. Autre symptôme, la surestimation xénophobe du danger que représenterait l’ « autre » se retrouve à Rome. Ainsi, Juvénal, dans ses Satires (III), popularise des stéréotypes xénophobes : il parle de Rome comme d’une intolérable « Graeca urbs » où les filles grecques guettent le client près du cirque : « Quelle race est la mieux vue de nos richards et m’inspire le plus d’éloignement, je me hâte de vous le dire, sans aucun respect humain. Je ne puis, ô Quirites, supporter une Rome grecque ». Cette critique de l’Orient, héritée de la propagande anti-séleucide romaine contre Antiochos III, traduit la crainte d’une orientalisation montante de Rome. Les crises identitaires européenne et romaine seraient donc en partie liées à une reconfiguration radicale de la composition ethnique de l’environnement quotidien.

L’épanouissement personnel est une autre valeur universaliste sur laquelle l’Europe prétend construire son identité. Pour David Engels, au contraire, cet épanouissement est aujourd’hui obéré par la dépersonnalisation des relations sociales dans un monde ultra-technicisé. L’accroissement des contacts sociaux informatiques superficiels prendrait le pas sur l’élaboration de relations humaines « non virtuelles ». La vie sociale des individus connaitrait alors un appauvrissement et une déstructuration des réseaux d’amitiés traditionnels. Cette tendance individualisante encouragerait le déclin du sentiment de solidarité sociale. D’un point de vue comparatiste, les auteurs de la Républiques critiquent la désolidarisation à l’intérieur de la noblesse romaine. Cicéron, dans une lettre datée du 22 janvier 60 (I, 18 1), adressée à Atticus met en évidence la tendance des hommes de son époques à agir selon des intérêts abstraits : « Car ces belles amitiés publiques qui me courtisent avec un visage fardé, elles ont quelques éclats sur la place, mais ne m’apportent en mon privé nulle véritable joie. Aussi, quand ma maison est bien pleine le matin, quand je descends au forum pressé par des troupes d’amis, il ne m’est possible, dans toute cette foule, de trouver personne avec qui je puisse ou plaisanter librement ou soupirer sans contrainte ».

La religion, du moins chrétienne, a par ailleurs cessé d’être un phénomène de masse. Elle ne peut plus, à ce titre, constituer un facteur identitaire communément reconnu, socialement respecté et officiellement protégé. Les statistiques montrent en effet une décrue de la religiosité : parmi les Français de la génération née entre 1963 et 1973, 37 % disent ne pas posséder un sentiment d’appartenance à une religion. À Rome, les auteurs anciens s’accordent sur le constat d’une profonde crise des formes rituelles et des convictions religieuses. Les guerres civiles sont perçues comme des punitions divines châtiant la tendance à se détourner du mos maiorum (coutumes des ancêtres) religieux. Ce déclin de la pietas traditionnelle est ainsi exprimé par Horace (Odes, 3, 6,5-8) qui voit dans l’empire une récompense pour le rétablissement de la religiosité des Romains : « C’est d’une conduite soumise aux dieux que tu (Auguste) tiens ton empire : d’eux, en toutes choses, fais partir le commencement, à eux rapporte la fin. Négligés, les dieux ont envoyé mille maux à la déplorable Hespérie ».

De surcroît, la crise identitaire que connaît l’Europe trouve son point d’orgue dans la fragilisation de la démocratie participative, valeur fondamentale de l’identité européenne. L’abstentionnisme grandissant lors des élections du Parlement européen en est la preuve : en 2009 et en 2014, le taux de participation moyen était de 43 %. Ce déficit démocratique est encore aggravé par des subterfuges constitutionnels employé par des élus du peuple qui craignent l’incompétence de leurs électeurs. Après le « non » de la France et des Pays-Bas à la Constitution européenne, les instances européennes remplacèrent les référendums nationaux par une forme de ratification ne dépendant plus que des gouvernements en place. David Engels trouve une analogie dans la déclaration de la seconde guerre de Macédoine en 200 av. J.-C. L’abstentionnisme à Rome s’explique par le poids social et constitutionnel exercé par le magistrat consultant et par le consensus établi au Sénat précédant le vote populaire. S’il était contraire à l’avis des sénateurs, le vote populaire était jugé antipatriotique. Lorsque le peuple vota aux comices contre la loi relative à la poursuite de la guerre de Macédoine, le Sénat organisa un second vote pour obtenir sa prorogation. Dans les deux cas, les institutions sont perçues comme des organismes opaques et douteux. Ce pessimisme expliquerait pourquoi les Romains tout comme les Européens accorderaient aussi peu de valeur à la liberté civique ainsi qu’au poids de leur vote.

Pour l’auteur, le remplacement de valeurs traditionnelles par des idéaux humanistes potentiellement partagés par tous est nettement insuffisant pour créer un sentiment identitaire européen assez fort pour surmonter la crise actuelle. L’universalisme seul serait trop abstrait pour fédérer la cohésion d’une institution nouvelle comme l’est l’Union européenne. Dans cette logique, l’Europe n’a pas besoin de se « construire » artificiellement une nouvelle identité mais bien de se tourner vers la seule identité possible qui soit, c’est-à-dire une « identité acquise » en lien avec les pratiques traditionnelles du passé. Si l’on accepte de suivre jusqu’au bout la continuité d’analogie entre la République tardive et l’Europe actuelle, David Engels prédit à l’Europe une transformation vers un modèle impérial. Cela suppose un renoncement à une partie de l’exercice démocratique et une centralisation beaucoup plus forte en faveur d’un « Etat impérial » autoritaire. La lente dissolution civique et culturelle du corps politique serait neutralisée par l’avènement d’une autocratie charismatique héréditaire et collective. Cette dernière, pour assurer l’illusion démocratique, maintiendrait des formes extérieures de liberté par le libre jeu des partis politiques. La participation à la politique active serait dans ce cas réduite à des actes plébiscitaires acclamant les décisions déjà prises et popularisées par une efficace propagande d’information. A l’instar de la lutte entre optimates et populares, l’Europe basculerait à l’heure actuelle dans l’arène des populismes pour s’acheminer vers un système impérial de gouvernement