« La vie est bien la meilleure chose qu’on ait inventée. »

La langue hispano-américaine est en deuil, en ce mois d’avril où la Grande Mémé pressentait que Dieu ne lui laisserait pas le temps de régler toutes ses affaires.

Fils d’un télégraphiste et d’une mère ayant mis au monde seize enfants, Gabriel García Márquez était né dans un petit bourg au nord de la Colombie : à Aracataca. Ses Mémoires narrés dans Vivre pour la raconter reconfigurent ce lieu comme un « pays sans frontières »   où affluent nombre d’émigrants (Indiens, Canariens, Africains, Espagnols, Créoles, Arabes, Syriens, etc.) que les romans décrivent dans le menu détail et avec drôlerie. Tout commence là, dans ces terres caraïbes, chez des grands-parents aux caractères bien trempés ; tout commence là aussi en littérature, mais par une transposition poétique de la mémoire : à « Macondo »   . Tel est le village imaginaire dont le fabuleux conteur inscrit déjà le nom dans une nouvelle de 1955   et dont il peaufine l’image dans nombre de ses textes   avant qu’il devienne ce lieu mythique de l’épique Cent Ans de solitude en 1967 ; ainsi Alberto Manguel et Gianni Guadalupi le répertorient-ils dans leur Dictionnaire des lieux imaginaires   . C’est l’immense et soudain succès, le fruit mûri d’une (re)conquête mémoriale.

Il commença sa carrière comme journaliste, une profession qu’il affectionna en tenant des chroniques souvent humoristiques, tout en couvrant des événements politiques. Gabriel García Márquez était aussi un homme engagé (pour la révolution armée, contre le terrorisme). Le métier de journaliste ne le quitta pas tout à fait, et il écrivit notamment des chroniques hebdomadaires de cinéma très attendues. Il abandonna ses études de droit pour la littérature et réalisa son rêve grâce à Faulkner – « le plus fidèle de mes démons tutélaires »   : être écrivain. Et l’être – être un écrivain modeste, mais avec de grands modèles – pour le romancier latino-américain, c’était ouvrir Macondo au monde en même temps que s’ouvrir au monde ; ainsi se déroule l’histoire du village – ou de la maison (La casa, titre d’un premier roman longtemps médité qui devint Cien años de soledad), car c’était la même chose pour lui, comme nous l’apprennent ses mémoires – comme une histoire cyclique, hors du temps, où les personnages, inspirés de la vraie vie, sombrent souvent dans l’abîme de la nostalgie.

Jacques Gilard disait du Prix Nobel de littérature (1982) qu’il universalise les valeurs humaines de sa région d’origine, la côte Atlantique de la Colombie et plus largement la culture afro-hispanique et le cosmopolitisme du monde caraïbe ; il disait que García Márquez revendique et proclame sa propre manière d’être face à la Colombie andine, face à Bogota et face aux aliénations politiques et culturelles venues d’ailleurs. À la lecture des premiers écrits, il insistait en outre sur le thème récurrent de la mort ; on pourrait aussi, avec lui et d’autres, insister sur celui de la mémoire et de ce temps qui occupe tellement de place dans l’œuvre avec la tristesse et la solitude : « On n’est de nulle part tant qu’on n’a pas un mort dessous la terre »   .

Incubée dès les premières années de l’enfance, la fièvre de la littérature servait aussi de lutte contre les ravages du temps. Conter, c’était bien perpétuer ; c’était raconter, comme l’écrivain le tenait de son grand-père, le colonel Nicolás Ricardo Márquez Mejía (un des vétérans des guerres civiles, lié au parti libéral), admirateur de Simón Bolivár, auquel García Márquez consacrera en 1989 un portrait : Le Général dans son labyrinthe.

Le monde romanesque de García Márquez était un monde peuplé, coloré, où tout prolifère. Le monde des sierras, des haciendas, des hamacs, des militaires, des colonels, des généraux, des négriers, des femmes languides, des mulâtres et mulâtresses, est aussi le monde luxuriant des marigots, des manguiers, des mangliers, des calebassiers, des amandiers poussiéreux, des bananeraies, des bananes vertes, des cannaies, des sucreries, du manioc, des boules de tabac et des boules de coca, de la mélasse et du cacao, des tamariniers, de la goyave, des palmiers, des rosiers et des champs de coquelicots, le monde des perroquets à la chair bleue, des chiens et des charognards, des vaches, des poules, des combats de coqs, le monde des préjugés ataviques aussi.

Évoquer l’œuvre marquézienne, c’est aussi évoquer le thème de l’amour et de ses démons (c’est le titre de De l’amour et autres démons qui fait contrepoint à L’Amour au temps du choléra ; c’est aussi le sujet de préoccupation du narrateur de 90 ans de Mémoires de mes putains tristes), des amours transgressives (incestueuses, adultères), contrariées (sources d’inspiration, par exemple, de son premier livre Des feuilles dans la bourrasque), clandestines, ardentes et effrénées ; l’amour attentant à l’honneur qui vaut à Santiago Nasar, cet « épervier du jupon »   d’être assassiné de sept coups de couteau.

Tout compte fait, l’œuvre de Gabriel García Márquez a quelque chose de l’autofiction en ce qu’elle mêle à des données biographiques une imagination audacieuse charriant des souvenirs reconstruits même à l’aide de rêves dont les nouvelles et les romans sont friands. Albert Bensoussan la lit ainsi : « Au lieu de se fourvoyer dans l’esthétique vaine d’un quelconque 'réalisme magique', on pourrait plus légitimement invoquer le surréalisme, tant l’art du romancier colombien sait puiser au trésor d’images et de fantasmes de son subconscient. Ce surréalisme se rattache moins à quelque école dûment située et datée qu’à une attitude plus générale et, semble-t-il, propre au continent latino-américain qui, incapable de coller à un réel toujours changeant, fuyant et proliférant, sait se hausser – la lévitation est une attitude fréquente chez les personnages marquéziens – au-dessus des turbulences tropicales pour atteindre à la quintessence de l’imaginaire. D’où une relation privilégiée avec l’univers des mythes et des archétypes »   .

Gabriel García Márquez, c’était l’époque des récits, des patriarches et des matriarches, celle d’un âge qui n’en finit pas pour le bonheur de ses lecteurs : « Déjà cent ans, comme le temps passe » !

En complément, on pourra lire le dossier consacré à Gabriel García Marquez dans le numéro 178 (novembre 1981) du Magazine littéraire   . Indispensable est la lecture de Gerald Martin, Gabriel García Márquez : une vie (Grasset, 2009).