Dans cet entretien, réalisé par Damien Augias avec la participation d'Adrien Pollin, le journaliste Edwy Plenel, ancien directeur de la rédaction du Monde (de 1996 jusqu’à sa démission en 2004) et fondateur de Mediapart (depuis 2008), propose une réflexion sur la relation complexe et démocratiquement décisive entre journalisme et politique, ou, plus précisément, entre les journalistes et le pouvoir. Auteur de deux récents essais à ce sujet, Le droit de savoir   et Dire non   , Edwy Plenel considère notamment, à rebours de nombreux éditorialistes « mondains », que la source et la force du journalisme doivent être puisées, comme le fait selon lui Mediapart, dans l'investigation et dans l'indépendance vis-à-vis de tous les pouvoirs, qu'ils soient politique ou économique.

A l'aune des nouvelles révélations de Mediapart au sujet d'Aquilino Morelle, conseiller de François Hollande, cet entretien de fond est au cœur de l'actualité.

Nonfiction – Dans votre dernier ouvrage, Dire non, vous êtes très critique au sujet de François Hollande, de son gouvernement, de son action, mais aussi de sa pratique par trop personnelle du pouvoir. Pourtant, vous aviez publié avec lui un ouvrage d'entretien en 2006, intitulé Devoirs de vérité. Peut-on parler d'une déception vis-à-vis d'un homme que vous sembliez apprécier ?

Edwy Plenel – Mon problème, ce ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui façonnent, modifient ou transforment les hommes. Je suis fidèle aux historiens de l'école des Annales qui ont combattu cette histoire qui n'est faite que de grands hommes et de grandes dates, c'est-à-dire au fond  cette histoire des vainqueurs, qui oublie le peuple, les potentialités des vaincus et les espérances portées par les défaites.

Ma critique de François Hollande n'a rien de personnel, pas plus que celle de Manuel Valls, pas plus celle qu'hier j'ai adressée à Jacques Chirac et à Nicolas Sarkozy pour la droite ou François Mitterrand pour la gauche. Ma critique vise l'état de notre démocratie que je qualifie de basse intensité, le fait que ces hommes, quand ils sont dans l'opposition, font d'abord semblant d'en avoir pris conscience, puis font l'inverse de ce qu'ils avaient promis une fois arrivés au pouvoir. François Mitterrand fut le meilleur procureur du pouvoir personnel instauré par ces institutions de guerre civile de la Ve République et, finalement, du jour au lendemain, rendant presque schizophrène son propre peuple de gauche, en est devenu l'avocat, le défenseur, tel un roi soleil recevant les grands de ce monde à Versailles, incarnant jusqu'au cabinet noir la dérive vers le pouvoir personnel. De la même manière, les présidences exemplaires promises par la droite se sont traduises par des présidences personnelles, dans l'obsession de durer pour Jacques Chirac ou dans l'hystérisation d'une « hyperprésidence » pour Nicolas Sarkozy.

Dans le cas de François Hollande, il a encore moins d'excuses que les précédents. Car il est de ma génération, celle qui a fait la critique du mitterrandisme, qui a vu l'espoir déçu du jospinisme, qui a conversé, discuté, réfléchi autour de cette démocratie de basse intensité française. C'était le sens de notre livre d'interpellation autant que de dialogue, fait à sa demande en 2006, Devoirs de vérité. C'était son choix, il savait bien qu'en me choisissant il aurait quelqu'un en face de lui qui lui renverrait cette exigence. Quelle est-elle ? Elle est de dire que la question démocratique porte la clé de la question sociale dans notre pays et que, du point de vue de la gauche, ce levier démocratique devient un levier essentiel pour ouvrir le champ des possibles. Je n'ai jamais cru que François Hollande ferait du jour au lendemain des miracles vis-à-vis de l'Europe, des contraintes internationales et du chômage, en revanche, la promesse ou la réflexion qui était la sienne, l'exigence qui l'a porté au pouvoir en 2012, était celle, par le levier démocratique, d'ouvrir le champ des possibles. C'était celle d'un homme qui disait : « Je ne peux rien faire sans vous, j'ai besoin de vous », celle d'un homme qui, dans Devoirs de vérité, réfléchissait à cette solitude du pouvoir, celle – mieux encore – d'un homme qui disait qu'il ne fallait pas céder au « je » et qu'il fallait rester sur le terrain du « nous ». Or cette corruption du « nous » par le « je » est sous nos yeux depuis deux ans.

Voilà donc quel est le sens de mon interpellation dans Dire non : ces hommes-là n'ont pas su dire non, ces hommes-là, une fois au pouvoir, se révèlent finalement présomptueux, ces institutions, avec leurs tentations et leurs facilités, sont plus fortes qu'eux, que leur caractère et que leur volonté. Au bout du compte, ces hommes-là, loin de construire l'avenir, continuent dans cette nécrose spécifiquement française où, alors que nous aurions grandement besoin de les libérer pour faire face à un moment de transition, complexe et trouble, obscur et égaré, les potentialités de notre démocratie se réduisent à vue d’œil, ce qui donne l'abstention, ce qui donne le « tous pourris », ce qui donne la désertion, la déception, la résignation et la fatalité, et ce qui aboutit donc à la dégradation du débat public.

Pour reprendre une formule d'Edgar Morin, ces hommes qui cèdent totalement à la communication, à ses urgences, à ses immédiatetés, continuent à prendre l'urgence pour l'essentiel et en oublient par conséquent l'urgence de l'essentiel. Regardez la pauvreté du paysage du débat public de nos jours, un économisme, digne des plans quinquennaux soviétiques, qui oublie le fait que pour la société, il ne suffit pas de statistiques et de chiffres, d'exigences de résultats économiques et d’appels au sacrifice, pour transformer, réveiller et mobiliser, l’opinion, ses sentiments, ses réflexions, ses forces. Et, accompagnant cet économisme, une politique de reniement, légitimement sanctionnée lors des dernières élections, tant le pouvoir a démobilisé les siens en ne respectant pas les promesses qui avaient été les siennes sur la démocratisation, sur la finance, sur l'Europe. Quelles leçons le pouvoir en a-t-il tiré depuis la sanction des municipales ? La leçon inverse ! Qu'il avait raison mais qu'il avait été mal compris, qu’il savait mais que le peuple se trompait, qu'il fallait juste mieux communiquer, au point de mettre en place un gouvernement qui est la prolongation voire l'accentuation de ce qui a été sanctionné par l'abstention, venue essentiellement des électeurs de gauche.

Je ne mets donc pas en cause les personnes, mais je répète à ces personnes, un peu comme un greffier, ce qu’elles ont promis et à quoi elles ont renoncé, car c'est notre rôle de journaliste d'avoir de la mémoire, de leur rappeler une certaine longue durée de débat à gauche, de réflexion sur la démocratie, d'engagements qui furent les leurs, bref de leur rappeler ce chemin qu'ils ont abandonné...

Dans Le droit de savoir, publié l'an dernier, vous proposiez une défense et illustration de Mediapart, de son positionnement éditorial, de ses méthodes d'enquête, de son modèle économique et de sa vocation démocratique. Peut-on dire qu'après l'enquête sur l'affaire Bettencourt, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, les révélations de Mediapart sur l'affaire Cahuzac en 2013 ont définitivement prouvé l'indépendance d'esprit de votre rédaction et qu'elles vous ont en quelque sorte propulsé comme un véritable « contre-pouvoir » médiatique, quel que soit le pouvoir en place ?

L'indépendance, ça se vérifie tous les jours et c'est une conquête permanente. Et je ne me risquerais jamais à dire que l’indépendance de Mediapart est définitivement acquise. Mediapart a toujours rendez-vous avec son indépendance, même si, mieux que d'autres, plus que d'autres, de façon plus entêtée et plus cohérente, nous nous sommes donnés les moyens de cette obsession de l'indépendance, c'est-à-dire le fait de n'avoir aucun fil à la patte, aucun mécène intéressé, aucun industriel manipulateur, ni publicité qui nous dévorerait ni subvention étatique. Notre seule obsession, c'est de faire ce métier de journaliste en toute indépendance.

Mais le risque le plus intime de l'indépendance, et c'est ce que je crois tenter d'expliquer dans Le droit de savoir, c'est parfois l'indépendance par rapport à soi-même. Etre journaliste, ce n'est pas défendre la liberté d'opinion. Nous avons tous nos convictions, des croyances, des préjugés et des arguments à faire valoir, tout cela nous appartient en propre, peut être légitime ou illégitime, rationnel ou irrationnel, pertinent, vain ou stupide, mais cela appartient à tout le monde. La liberté d'opinion n'est pas le propre du journaliste. Si je défends dans Le droit de savoir un métier, la responsabilité sociale de ce métier, la fonction démocratique du journalisme, je ne le défends pas par rapport à ces vérités d'opinion mais à des vérités de faits. Et ces dernières vérités correspondent à ces faits précis vérifiés, recoupés, sourcés, contextualisés, qui vont nous surprendre, y compris parfois nous-mêmes. Etre indépendant, c'est se donner les moyens de faire surgir des vérités de faits qui vont nous bousculer intimement, bousculer nos propres préjugés, nos propres aveuglements. Je cite dans Le droit de savoir cette fameuse phrase, comme une intuition poétique de Nietzsche, selon laquelle le pire ennemi de la vérité n'est pas le mensonge mais les convictions. On a en effet tous envie que ce qu'on voudrait voir advenir dans le réel rentre dans la boîte préconçue de nos certitudes ou de nos préjugés.

J'en suis moi-même l'exemple… Tout récemment, et les réseaux sociaux ne se sont pas privés pour me le rappeler, lorsque je suis interrogé entre les deux tours des élections municipales, j'ai dit – parce que j'en étais convaincu rationnellement – que, contrairement à l'insistante pression médiatique depuis deux ans, Manuel Valls Premier ministre était un choix illogique et donc impensable pour François Hollande car il a bâti tout son chemin vers la présidence de la République sur l'alliance avec les écologistes comme axe stratégique. Je l'ai dit par conviction et aussi parce que je savais que cette conviction était partagée par d'autres, notamment certains socialistes – et Jean-Marc Ayrault en particulier qui s'est battu pour en convaincre le président de la République. Or je me suis trompé, intervenant à ce moment-là par conviction. J’avais moi-même oublié ce que je dis souvent, à savoir que les journalistes doivent être interdits d'avenir…

C’est une vieille sagesse de l'Ancien Testament, parce que prétendre prédire l'avenir, c’est, pour l’homme, se mettre à la place de Dieu qui seul sait quand adviendra le messie. Or quel est le messie pour nous, dans nos sociétés laïcisées ? C'est l'événement. L'événement inattendu, l’événement surprenant, l'événement improbable, qui oblige à tirer de nouvelles conclusions, comme par exemple cette récente et stupéfiante nomination de Manuel Valls à Matignon, qui incarne au fond l’accentuation et l’officialisation par François Hollande lui-même de la capitulation qu’aura enfantée sa présidence.

Mon propos dans Le droit de savoir n'est donc pas de proposer un plaidoyer pour Mediapart, c'est plutôt un manifeste pour le journalisme, qui cherche à le faire sortir d'un débat franco-français, où il est beaucoup trop pris dans les mailles de l'opinion et de l'éditorial, pour le ramener à ses fondamentaux du point de vue philosophique, qui sont liés au libéralisme politique – que je ne confonds pas avec l'ultralibéralisme économique –, en particulier le droit de savoir, cette idée selon laquelle il n'existe pas de démocratie vivante sans droit fondamental des citoyens à savoir ce qui est d'intérêt public. Les citoyens ne peuvent pas être conscients actifs, lucides, s'il ne sont pas informés de façon complète et pluraliste. C'est la fameuse phrase, que je cite toujours, de Bailly, le premier président du Tiers-Etat, phrase étonnamment moderne dans sa formulation : « La publicité de la vie politique est la sauvegarde du peuple ».

Le droit de savoir est donc l'illustration de cela, interpellant nos corporatismes journalistiques à l'heure du numérique qui permet aux citoyens de reconquérir le droit d'exprimer des opinions, ce droit qui avait été monopolisé par les journalistes en tant qu'intermédiaires obligés. Cette révolution nous remet à notre place, à notre juste place : produire des informations d’intérêt public qui alimentent le débat d’opinion des citoyens.

Votre itinéraire personnel, depuis les enquêtes que vous avez menées au Monde pendant les années Mitterrand sur l'affaire des Irlandais de Vincennes ou du Rainbow Warrior (relatées dans votre livre Le journaliste et le Président), jusqu'aux dernières années au sein de Mediapart, témoigne d'une relation particulière aux institutions et à l'Etat – ou plus exactement d'un refus de ce que l'on appelle communément « la raison d'Etat ». Or, dans Dire non, qui est peut-être, avec Secrets de jeunesse, votre ouvrage le plus personnel, notamment dans un beau chapitre de témoignage et de fidélité, vous placez d'une certaine manière votre refus de la raison d'Etat dans le sillage de l'itinéraire de votre père, Alain Plénel, rétrogradé de l'administration française en raison de ses engagements anti-colonialistes alors qu'il était inspecteur d'académie et vice-recteur en poste en Martinique de 1955 à 1960. Puisez-vous dans ces souvenirs d'injustice lorsque vous mettez tant d'énergie pour lutter contre les scandales qui on trait à la « raison d'Etat » ?

Sans aucun doute, c'est une empreinte, qui est indissociable de ce que j'essaie de faire. J'ai intitulé ce chapitre « La trace », ce qui comporte deux sens : à la fois ce qui reste, et aussi, en reprenant une image qui est propre à mon pays d'enfance, la Martinique, ce sentier par lequel le nègre marron, ce nègre qui s'émancipe, sort du système totalitaire de la plantation. A la fois l’empreinte qui marque à jamais et le chemin qu’on emprunte.

En même temps, cette histoire personnelle de mon père, qui le lie à d'autres hommes présents dans le livre Dire non – des hommes qui ne sont pas des inconnus comme lui, des grands hommes de cette île remarquable qu'est la Martinique (Aimé Césaire, Edouard Glissant ou Frantz Fanon) ou un personnage comme Stéphane Hessel qu'il a croisé –, n'est pas qu'une histoire biographique car elle rejoint l'une de mes convictions profondes, précisément au sujet de que vous nommez la raison d'Etat. Je ne crois pas que notre vie publique – la construction de la société, les relations qui la font vivre, les inventions qu'elle peut créer, les alertes qu'elle peut entendre –, se résume à ce lien avec l'Etat, comme s'il était le point ultime d'achèvement du politique.

Je crois qu'il faut au contraire penser sans ou contre, en dehors et à côté de l'Etat, qu'il faut imaginer notre responsabilité de citoyen et notre présence dans la cité hors de ce face-à-face avec cette sorte de Moloch qui, fort en apparence, se révèle d'ailleurs souvent fragile. Le journalisme dans ses hautes sphères est en effet contaminé par cette fascination pour la politique professionnelle, ramenée à ceux qui font carrière dans l'Etat, d'autant plus qu’en France, cette politique professionnelle a été progressivement gangrénée par des personnels qui ont eux-mêmes, par l'intermédiaire des grandes écoles les préparant au service public, fini par être convaincus qu'ils étaient les gardiens de l’Etat et les propriétaires des fonctions électives.

L'Etat est un levier et l'administration est nécessaire, mais tout ne peut pas se ramener à une abstraction ou une norme indistincte que serait l'Etat. D’autant plus que les administrations qui le font exister, ce sont d'abord des personnels qui ont leur droit d'expression, leur droit d'association, bref tous ces droits conquis afin de créer et de défendre leur propre autonomie au sein de l'Etat. L’Etat, c’est aussi des tensions en son sein, des jeux, des conflits et des contradictions nécessaires de façon à ce qu’il ne soit pas la propriété d’intérêts particuliers, autrement dit qu'il ne soit pas la possession exclusive d'une oligarchie du pouvoir et de l'avoir.

Cette tension, qui m'anime professionnellement comme journaliste en raison de cette obligation du droit de savoir des citoyens, renvoie à un idéal démocratique qui est, au fond, de « faire société », pour suivre la pensée de cet intellectuel si inventif que fut Cornelius Castoriadis – venu, avec Socialisme ou Barbarie, d’une minorité à part du trotskysme, au sein de l'opposition de gauche au stalinisme. Il s’efforçait jusqu’à ces derniers séminaires de retrouver ce qu'il appelait un nouvel « imaginaire démocratique » dans la conscience que les deux siècles écoulés ne sont peut-être encore que la préhistoire de l'âge démocratique. En définitive, confier à l'Etat, à ses règles, à ses lois, à sa verticalité, les équilibres de la démocratie, c'est évidemment tout à fait insuffisant. La démocratie, c'est un conflit, c'est une tension, avec en son cœur l'égalité des droits et des possibles.

Il n'y a pas besoin d'être un ancien trotskyste pour dire cela ! Je cite Mendès France dans Dire non, disant que la démocratie est une révolution permanente, c'est une invention permanente, un mouvement perpétuel. Les conservateurs disent au contraire que les choses sont ainsi, immuables, et qu'elles ne peuvent pas changer car le réel s'imposerait à nous sans discussion. Ce réel là, qui bouche toute espérance, ne correspond pas à la réalité, c’est une construction idéologique au service de l’immobilité des conditions, de l’immuabilité des oppressions.

J'insiste beaucoup sur cette tension car un des thèmes qui me tient le plus à cœur dans Dire non est la relation à notre passé, à notre histoire, ou plus exactement à cette vérité de l'histoire qui appelle à la réconciliation des mémoires, en particulier pour ce qui concerne la colonisation. Et depuis la publication du livre, nous avons eu un exemple monstrueux sous nos yeux à ce sujet, avec cet unanimisme de ces élites d'Etat, de l'Etat profond, autour du Rwanda, et plus précisément du refus d’admettre cette vérité historique établie par les historiens, par les journalistes témoins, par des rapports militaires, par ce qui a découlé de la commission parlementaire, à savoir que la France a une responsabilité dans le génocide rwandais, tout simplement parce qu'elle a été le pays qui a soutenu jusqu'au bout le régime auteur du génocide, parce qu'elle l'a armé, formé, soutenu, contre son adversaire (le FPR), parce qu'elle a déserté au moment du génocide, parce qu'elle est ensuite intervenue pour protéger les auteurs du génocide, parce qu'elle n'a pas entendu les appels des victimes... Reconnaître ce fait d'histoire n'est pas se lamenter, cela ne relève pas d'une repentance culpabilisante, reconnaître ce fait d'histoire permet tout simplement de réconcilier les mémoires. Or, nous avons ce blocage vingt après le génocide, dans un pays qui aura mis cinquante ans à reconnaître la responsabilité dans le génocide juif d'un Etat français né du suicide de la République, à reconnaître également qu'il y a eu une guerre – et non pas seulement des « événements » – en Algérie, dans un pays qui, au fond, est incapable, même pour les cinquante ans de l'indépendance de l'Algérie, de tenir par la voix de sa plus haute autorité ce discours rassembleur qui, en énonçant la vérité de l'histoire, aurait permis de réconcilier toutes les mémoires qui sont présentes dans notre histoire concernant ce pays.

Que cette thérapie soit impossible illustre très concrètement votre question. L'Etat, cette machine d'Etat, ne peut pas faire cela, il s'agit là d'imaginaire et de sensibilité du corps social et politique et c'est donc à nous, la société, de le faire et c'est à l'Etat de se mettre en marche derrière nous. L'Etat, le  cerveau reptilien de l'Etat profond – formule que j'emploie souvent –, cherchera toujours à préserver ses mensonges, ses fautes et ses crimes. C'est une vieille histoire, qui remonte à l'affaire Dreyfus, symbole devenu universel démontrant qu'un peuple peut se mobiliser pour la liberté d'un seul contre le soi-disant honneur de l'armée qui était en fait sa perdition, contre cette fausse grandeur où se dégrade l’honneur d’un peuple dans le soutien aveugle aux fautes de son Etat.

Dans plusieurs chapitres du Droit de savoir, vous critiquez avec force le journalisme politique tel qu'il existe aujourd'hui sous la forme d'un « éditorialisme » en vogue, marqué par le règne de l'opinion plutôt que par l'information brute. Vous opposez à cette manie du commentaire perpétuel et intempestif un journalisme rigoureux qui vise à enquêter et à rechercher ce que vous appelez des « vérités de faits » (en vous référant notamment aux travaux pionniers et courageux d'Albert Londres, en particulier Terre d'ébène au sujet du colonialisme en Afrique). Or, avec le très respecté (et redouté) Canard enchaîné, mais dans un autre registre, Mediapart est sans doute l'un des seuls médias qui propose une forme d'investigation dont se méfient les  pouvoirs en place. Cet isolement n'est-il pas d'une certaine manière une forme de contentement personnel, dans la mesure où cette rareté peut être une manière efficace de vous démarquer des autres formes de journalisme ? Pensez-vous au contraire que ce positionnement journalistique « indépendant mais engagé » devrait se développer davantage au sein du monde médiatique français ?

L'idée de Mediapart n'est pas d'être un petit village gaulois, dans sa fierté, face à tous les autres journalistes qui auraient renoncé – ce que, de plus, nous ne croyons pas. Notre idée est plutôt de faire école, d'aider tout le monde et de constituer un laboratoire utile à tout le monde.

Tout en ayant du respect pour Le Canard enchaîné, j'ai toujours trouvé que l'exception constituée par ce journal posait problème et qu'elle arrangeait, au fond, la presse française. D’ailleurs, je l'ai vécu moi-même lorsque j'ai commencé à défendre au sein d'un journal institutionnel, Le Monde, au début des années 80, une pratique d'enquête qui allait bousculer les pouvoirs, à une époque où Le Monde, de manière générale, rebondissait par le commentaire et par le débat d'opinion sur les scoops du Canard enchaîné. J'ai dit alors qu'il fallait que nous fassions nous-mêmes ce travail, ce que j'ai d'ailleurs fait sous la présidence Mitterrand, durant laquelle Le Canard enchaîné était légèrement entravé par les liens personnels que certains des siens avaient noué avec le nouveau pouvoir socialiste. A l'époque, certains nouveaux notables socialistes s'étonnaient qu'un journal comme Le Monde fasse ce travail plutôt que Le Canard enchaîné, qui pour eux était un journal « fait pour cela », comme ils auraient pu dire qu'il y a des maisons « faites pour cela » – des maisons de tolérance ! –, sous-entendant que si nous voulions nous encanailler à donner des informations de cette nature, c'est-à-dire faire de l'investigation, c'était dans Le Canard enchaîné qu'il fallait le faire. Et nulle part ailleurs. J'ai été très surpris de cette réaction qui montrait un rapport d'hypocrisie, comme s'il fallait une seule exception à la manière d’une soupape, la soupape d'un journalisme qui, partout ailleurs, n’aurait pas défendu le cœur de son métier.

Or, ce cœur de métier renvoie à cette figure d'Albert Londres dont vous avez parlé. Dans Le droit de savoir, je montre par ailleurs que le débat français sur le journalisme manque de comparatisme et se situe notamment dans une sorte de prétention française qui n'a aucun sens par rapport à une soi-disant culture anglo-saxonne qui professionnellement nous serait éloignée. Je rappelle à ce propos ce qu'il en fut de Joseph Pulitzer, qui est d'abord européen avant d'être américain, qui fut un immigrant hongrois de culture allemande lorsqu'il arriva aux États-Unis, et qui a fait ses premiers scoops sur la question de la fraude fiscale ! Son journalisme n’hésitait pas à mobiliser ses lecteurs autour de causes d’intérêt public. Lorsque l'on va à New York, il faut se rappeler que si la Statue de la Liberté est debout, c'est parce que Joseph Pulitzer avait lancé un appel à contribution pour que ses lecteurs cotisent car les bourgeois new-yorkais ne voulaient pas de cette statue faite par les prolétaires supposés rouges parce que communards de Paris. Je rappelle également que Robert Ezra Park, qui a été journaliste puis fondateur de l'école sociologique de Chicago, défendait cette culture de l'enquête journalistique et expliquait qu'un journaliste était un réformateur dix fois plus efficace en produisant des faits qui faisaient bouger les données du débat public plutôt qu'en étant un éditorialiste qui tonne depuis sa chaire de façon docte ou vindicative.

Ce que nous essayons de défendre à Mediapart au cœur de la modernité numérique, ce sont ces valeurs essentielles et traditionnelles du journalisme. Nous disons que Mediapart n'est pas un site mais un journal quotidien en ligne, indépendant et participatif, de qualité, de référence, complet, et qui traite les grands sujets internationaux, nationaux, culturels, économiques et sociaux. Dans notre idée, Mediapart n'est pas un média de niche, c'est un média qui est au cœur des enjeux du débat public.

En comparaison, Le Canard enchaîné est un hebdomadaire et non quotidien, qui a fait le choix – mais je pense qu'un jour ils bougeront – de ne pas être numérique, et qui ne traite pas, comme nous le faisons, des grands nœuds de l'actualité nationale et internationale. Si nous nous revendiquons de la même culture de l'exclusivité, je crois que nous menons une bataille concurrentielle différente, sur le terrain de la presse quotidienne et hebdomadaire nationale et généraliste, sur le même plan que Le Monde, Libération, Le Figaro, Le Point, L'Express ou Le Nouvel Observateur.

Dans les premiers chapitres de Dire non, en vous inspirant de Gramsci, vous parlez des « monstres » qui menacent la démocratie française, notamment de la xénophobie et de la haine de l'autre. La victoire du Front national dans plusieurs communes importantes lors des dernières élections municipales ne vous a sans doute pas surpris. Que pensez-vous de ces anciens fiefs ouvriers (Hénin-Beaumont, Hayange, Béziers...) qui deviennent des bastions de la droite la plus radicale ? Que cela signifie-t-il pour la politique en général et la gauche en particulier ?

La phrase de Gramsci ne désigne pas, dans l'usage que j'en fais, l'extrême droite ou le Front national, elle interpelle tout le monde, et d'abord la droite républicaine et la gauche de gouvernement. C'est une phrase qui est passée dans le langage courant et, notamment chez les doctes économistes et autres qui la citent souvent mais de manière incomplète : « La crise, c'est quand le neuf tarde à naître et quand le vieux tarde à mourir ». C'est une phrase de 1930 écrite par Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison. Mais la citation dans sa totalité est plus complète puisque le philosophe italien ajoute : « Dans cet entre-deux [c'est-à-dire la crise] surgissent les phénomènes morbides les plus variés ». C'est sans doute cet aspect-là le plus important. Ce sont à vrai dire ces « phénomènes morbides les plus variés » que l'on peut interpréter comme « les monstres », tel que je le fais en effet dans Dire non.

Quels sont-ils ? Nous les avons sous les yeux : Renaud Camus, idéologue du « grand remplacement », très tôt soutenu par Alain Finkielkraut, lui-même crispé sur une « identité malheureuse » face aux « nouveaux barbares » qui ont chez lui l'apparence musulmane, élu récemment à l'Académie française au siège de Félicien Marceau (qui avait d'ailleurs provoqué lors de son élection la démission d'un académicien résistant, Pierre Emmanuel, car Félicen Marceau fut un collaborateur très engagé en Belgique et compromis avec le nazisme sous son identité originelle). C'est encore Alain Soral, déversant un antisémitisme obsessionnel tout en se revendiquant l’itinéraire communiste dont il est issu, ou, de manière croisée dans cette galaxie « rouge-brun », Dieudonné, qui oublie les enseignements de Frantz Fanon qui rappelait que son professeur de philosophie en Martinique disait que derrière tout antisémite se cache un négrophobe... Bref, dans tout ce marécage, cette bassesse, dans laquelle on agite la concurrence des victimes, la peur de l'autre, dans laquelle on a tendance à s'enfermer, personne n’est épargnié, comme s’il s’agissait de « poupées gigognes » : les Roms – cristallisant pour certains l'image de la pauvreté la plus répugnante et  la plus excluante –, puis ce racisme le plus archaïque, celui de la Traite négrière, – avec ce symbole de Christiane Taubira traitée de guenon –, et puis, dans la foulée, l’antisémitisme mis en scène dans le bras de fer entre Manuel Valls et Dieudonné, mais également l'homophobie et la haine des homosexuels avec des agressions réelles dans nos quartiers, avec dans le même moment ces manifestations qui rappellent ce noyau dur des idéologies de l'immobilité biologique et de la fatalité naturelle, le retour à l'inégalité principale, qui serait celle entre les hommes et les femmes... Une cascade infernale qu’accompagne, avec constance, la désignation en boucs émissaires de nos compatriotes d’origine, de culture ou de foi musulmane. Obsession qui a d'ailleurs repris au lendemain des élections municipales, avec ces décisions des nouveaux maires Front national de rétablir le porc dans le menu des cantines scolaires, démontrant de nouveau cette persécution anti-musulmane, en sous-entendant d’ailleurs de façon mensongère que le porc avait été interdit ! Cette mesure de marquage vis-à-vis des pratiques ou coutumes alimentaires et religieuses d'une partie de nos compatriotes a tout de même été annoncée comme la première mesure de certaines de ces nouvelles municipalités ! A rebours de toute exigence démocratique ou sociale rassembleuse et pertinente !

Pour moi, c'est tout cela, en vrac, ces « phénomènes morbides les plus variés ». Et il ne sert à rien de leur faire la morale. Je crois faire attention dans Dire non à ne jamais insulter quelqu'un qui vote Front national car, dans ce moment d'égarement et de brouillard, cette personne-là n'est pas la plus blâmable. Ce qui l'est davantage – je dis toujours que « le poisson pourrit par la tête », selon un proverbe qui est aussi bien chinois qu’islandais –, c'est ce qui se passe « en haut », toutes ces dérives qu'accompagne la droite anciennement républicaine et la gauche dite de gouvernement, qui installent la légitimité de ces phénomènes morbides et de ces pensées monstrueuses.

Mon premier livre, il y trente ans exactement, s'appelait L'Effet Le Pen en 1984. A cette époque des premiers succès électoraux du Front national, la classe politique considérait que c'était éphémère, que c'était une réaction au fait que la gauche était au pouvoir, que cela ne durerait pas plus que le poujadisme, vingt-cinq ans plus tôt, et qu'il suffisait d'apporter les bonnes réponses à leurs « bonnes questions ». Depuis trente ans, droite et gauche n’ont fait qu’accumuler des disposition sécuritaires visant l’immigration, sans que cela ne règle aucun des sujets essentiels pour le peuple de France. Bien au contraire !

Mais surtout la droite, extrêmisée par la fuite en avant dans le pouvoir personnel de Nicolas Sarkozy, a dès la création du ministère de l'Identité nationale, puis avec le discours sur les Roms et le débat sur l'identité nationale, levé la barrière qui avait fondé la droite républicaine depuis l'après-guerre. C’est cette droite extrême, la droite sarkozyste qui a lâché ces « monstres » dont je parle, tandis que la gauche revenue aux affaires est incapable de mobiliser les siens pour faire revenir ces monstres à l'endroit qu'ils n'auraient jamais dû quitter, c'est-à-dire nos cauchemars.

Nous sommes face à ce danger d'un débat public qui devient totalement corrompu par une famille intellectuelle que nous connaissons, qui a ses lettres intellectuelles en France, de Joseph de Maistre à Charles Maurras : les idéologies de l’inégalité naturelle. Or, quand ces idées-là venues d'élites perchées au-dessus du peuple, commencent à gangrener la société, des idées potentiellement meurtrières pour l'humanité sont alors lâchées, celles de l'inégalité parmi les hommes et les femmes, parmi les peuples ou les religions. Or c'est le combat contre ces idées-là qui a fait naître les idéaux démocratiques et sociaux, dont ni la gauche ni la droite ne sont propriétaires.

Le sens de mon appel dans Dire non est donc dire qu'il nous faut retrouver l'essence de ce combat-là, en comprenant que la ruse tragique de cette histoire réside dans le fait que plus ces phénomènes morbides occuperont le débat, plus les oligarques, qui sont au cœur de la financiarisation de notre société, de l'explosion des inégalités, de l'aggravation de ces injustices, auront la paix et pourront continuer à vivre dans le confort. Il y a en effet une course de vitesse parce que ce monde court à la catastrophe, cette humanité détruit ses richesses et la nature, et s’autodétruit par là-même dans une fuite en avant égoïste dans l'appropriation et l'appât du gain. Ce monde est fragile et peut chuter, dans la guerre de tous contre tous.

Alors comment éviter cela ? Mon appel en tant que citoyen, c'est que nous prenions conscience de cela, et que nous disions non pour inventer notre oui. J'ai essayé de devancer la critique facile que le titre Dire non appelait, selon laquelle dire non, c’est ne rien proposer. C’est tout l’inverse. Les Tunisiens, lorsqu'ils se sont mis en branle, n'avaient ni parti ni programme mais ils savaient à quoi ils disaient non et, vaille que vaille, ils inventent quelque chose qui tourne la page des dictatures et des intégrismes. Les Ukrainiens, récemment, et l'on verra bien comment cela continue, également, de même que je pourrais parler du peuple polonais à un autre moment, ou encore des peuples colonisés qui se sont soulevés et de tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont dit non à une oppression ou à une injustice. C'est donc dans ce mouvement où l'on dit non que l'on peut inventer le oui. Et il y a derrière cela une autre idée car nous sommes dans un monde totalement complexe, interdépendant et relié, dans lequel il n'existe pas de programme tombé tout cuit d'en haut, ni de sauveur suprêmement incarné qui, à lui tout seul, connaîtrait les solutions. Il n'y a donc qu'une possibilité, c'est d'ouvrir le champ des possibles, d'élargir le jeu de la délibération, pour une invention collective de nouvelles solutions.

Dire non, c'est, en ce sens, ouvrir ce chemin où s'invente un oui