Ce numéro interroge et critique l’homologie entre élections sociales et professionnelles à la lumière de la réforme de la représentativité syndicale du 20 août 2008.

Dans nos démocraties représentatives, le vote constitue la seule forme pensable de sélection et de nomination de ceux et celles amenés à diriger la Cité. Qu’en est-il quand ce type de pratique sociale est utilisé dans un cadre institutionnellement plus restreint que celui de la Nation dans son ensemble et pour d’autres objectifs ? C’est l’objet des articles constituant le dossier intitulé "Vers un droit électoral professionnel" publié dans le numéro de juin 2013 de la revue Droit social. Ce dossier est issu d’un colloque organisé à l’université d’Avignon en 2013 par Franck Petit, professeur de droit spécialisé dans les questions de droit électoral dans l’entreprise, et plus largement dans l’analyse de la notion de représentation dans les relations collectives de travail.

Les dispositifs d’élection existent depuis longtemps dans le monde du travail mais la question a été chargée d’une très forte actualité depuis que la loi du 20 août 2008 (ainsi que celle du 15 octobre 2010 pour les Très petites entreprises – TPE – et celle du 5 juillet 2010 pour les fonctions publiques) a profondément réformé les logiques d’évaluation de la représentativité des syndicats en instituant en son cœur le principe électoral : désormais, la représentativité des organisations syndicales de salariés est liée aux résultats électoraux dans les entreprises, résultats collationnés au niveau des branches pour décider aussi de la représentativité des syndicats puis au niveau national. Par un principe de cascade inversée, en quelque sorte, c’est à tous les niveaux que la représentativité dépend des élections dans les entreprises constituant ainsi une tentative de normalisation des formes de la décision collective dans le milieu du travail

La lecture du dossier de Droit social permet de réfléchir à plusieurs des conséquences de cette mise au centre du système du principe électoral : cela apparaît immédiatement comme une sorte de fausse bonne idée, fondée sur l’évidence et la naturalité du vote comme mode de nomination des représentants. En réalité, en analysant notamment la jurisprudence de la Cour de cassation sur la question, les articles montrent tout l’écart théorique et pratique entre représentation politique et représentation syndicale. L’essor du principe électoral fait du champ politique une sorte de modèle non questionné et de seul horizon possible d’expression de la représentation quelle qu’elle soit. Or, le moins qu’on puisse dire est que cette transitivité du champ politique vers le champ syndical méritait au moins d’être réinterrogée. À l’exception d’un article, le dossier est uniquement rédigé par des juristes (enseignants-chercheurs et conseillers à la Cour de cassation), fidèle en cela à la vocation de Droit social. Les arguments sont donc plutôt techniques, même s’ils renvoient à des réflexions sur la philosophie même de l’acte de vote.

Dans son introduction, Franck Petit montre de quelle manière se propage "l’irradiation progressive des principes généraux du droit électoral", qui sont ceux de liberté, de sincérité, d’égalité ou de liberté des votes et des candidatures. D’une manière plus générale, Georges Borenfreud montre comment le rôle central des élections transforme la conception d’ensemble du système des relations professionnelles : en cherchant à tout prix à produire par le vote des interlocuteurs légitimes, c’est-à-dire reconnus en tant que tels par leurs mandants (c’est-à-dire les salariés d’une entreprise, puis d’une branche, puis l’ensemble des salariés travaillant en France), on remet en cause d’autres modes de légitimation des représentants, comme par exemple la nomination par les confédérations qui était au principe de l’invention du statut de délégué par les signataires des accords de Grenelle en mai-juin 1968. Plus encore, comme le montre Valérie Bernaud, les élections ont moins une fonction de nomination de délégués légitimes que de mesure de l’audience d’une organisation. L’idéal-type de cette transformation du rôle de l’élection est constitué par les élections sur sigle dans les TPE (comme les seuils d’effectif pour que les salariés aient des représentants dans l’entreprise ne sont pas atteints, il a été décidé que les salariés de ces TPE voteraient directement sur les sigles des confédérations et non plus sur des individus ni même sur des listes). Valérie Bernaud a raison d’affirmer qu’il s’agit d’une instrumentalisation du dispositif électoral – instrumentalisation au profit d’une recherche tous azimuts de partenaires pour la négociation, qui apparaît à travers les lois de 2008 et 2010 comme la seule activité possible des organisations syndicales, et ce, aux dépens de leur fonction "tribunitienne" ou d’encadrement des formes de protestation. La contribution de ces techniques à la recherche d’une forme de consensus social est patente et rappelle d’autres évolutions constitutionnelles et électorales (Cours constitutionnelles versus lois majoritaires, réforme du statut de l’opposition parlementaire, fléchage des scrutins municipaux et communautaires, etc.).
   
Plusieurs articles montrent alors en quoi les élections professionnelles ne constituent pourtant pas des élections politiques. Laurence Pécot-Rivolier analyse de manière très technique la spécificité des premières : parmi celles-ci, on peut remarquer le rôle joué par l’employeur, qui apparaît comme l’un des grands absents de ce dossier. De fait, comme l’écrit l’auteur, "la loi lui demande à la fois d’être omniprésent dans le processus électoral, tout en se gardant d’y intervenir." ; il est l’organisateur des élections, mais il ne peut pas y participer. D’une autre manière, Jean-Emmanuel Ray rappelle les spécificités des syndicats et de l’appartenance au monde du salariat dans son article sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication à des fins électorales : il montre d’abord, sans l’écrire vraiment, que les élections ont lieu au sein même de l’entreprise, avec des conséquences liées à une des réalités fortes du monde du travail salarié : la subordination à l’employeur. Car si Jean-Emmanuel Ray insiste sur la difficulté pour les organisations syndicales de contrôler l’investissement sur le web 2.0, on peut rappeler qu’il en est de même, et sans doute d’une manière beaucoup plus forte encore, pour les entreprises : pour elles, le réseau interne comme le web hors l’entreprise constituent des outils de communication, des diffusions de la culture d’entreprise et de management. Dans ces conditions, on voit bien les limites des campagnes électorales, qui ne renvoient pas seulement à l’égalité entre les candidats ou au refus des injures publiques ou de la diffamation. Ainsi que l’écrit l’auteur dans une des formules dont il a le secret, "les opérations électorales ne constituent pas une parenthèse dans les rapports de droit [et donc pas dans les rapports de subordination, pourrait-on ajouter]. Comme en matière de conflit collectif, le droit s’endort parfois mais ne meurt jamais."
   
Malgré leur écriture juridique neutralisant par principe les prises de position, nombre d’auteurs sont ainsi au final particulièrement critiques face à cette homologie sauvage et instrumentale entre élections politiques et élections professionnelles tout en valorisant, à dessein, les acquis déjà importants de l’expertise des juristes (universitaires, avocats et juges) quant à ce qu’ils estiment être une codification et une jurisprudence encore bien particulières. À l’inverse, on pourrait juger ce rapprochement particulièrement heuristique si l’on se plaçait uniquement du point de vue de l’analyste. C’est ce qu’invite à faire l’article de Sophie Béroud et Nathalie Dompnier quand elles analysent en politistes les débats parlementaires ayant mené à la loi du 21 juin 2004 sur le recours au vote électronique pour les élections professionnelles. Elles montrent la force symbolique du "mythe" de la participation électorale, dans le sens où celle-ci constitue l’épreuve unique de légitimation du représentant, et qu’il est donc pensé comme indispensable de rendre possible l’accès à la possibilité du suffrage. S’il s’agit bien de mythes, c’est parce que l’on laisse de côté les logiques sociales de la non-participation électorale. Bien au contraire, les auteures mettent en avant ce paradoxe selon lequel le vote électronique semble faire reculer la participation, tandis que celle-ci est renforcée par le travail syndical classique, fondé sur le face-à-face et la sociabilité. On voit là combien il peut être utile de réfléchir, pour les besoins de l’analyse et ceteris paribus, à l’homologie entre élections professionnelles et élections politiques. Mais pas pour faire de celles-ci un modèle de celles-là, bien au contraire : plutôt pour rappeler qu’au cœur de la citoyenneté sociale il y a le fait syndical, et que celui-ci ne peut se laisser enfermer dans des mesures d’audience – ce que l’élection politique ne peut pas d’ailleurs non plus se contenter de devenir  


*À lire sur nonfiction.fr dans le cadre du dossier "Ce que voter veut dire" :

- Après le vote : quelle opposition au Parlement ? par Clément Desrumaux

- Vers un consensus par absence d'opposition par Thomas Marty