* Cet article constitue le second volet d'une enquête sur l'engagement de Malala Yousafzai pour les droits des femmes au Pakistan.

 Titulaires d’un master d’anglais, Ziauddin Yousafzai, et son associé, Mohammed Naeem Khan, auraient souhaité ouvrir une école à Shahpur, village dont le premier était originaire. Toutefois ils furent devancés par une initiative similaire. Malala, narrant cet épisode, omet de préciser pour quelle raison ils optèrent pour Mingora qui, comparée au reste de la Vallée du Swat, disposait - à cette période, tout au moins - d’une meilleure infrastructure. S’agissait-il d’offrir aux familles de la classe moyenne dont le budget était modeste un enseignement en langue anglaise, sésame de toute promotion sociale d’un pays qui conserve - précieusement - l’empreinte du colonisateur britannique   ? C’est ce qui expliquerait, tout au moins partiellement, les débuts difficiles des deux hommes qui investirent des économies, au demeurant considérables au regard du niveau de vie pakistanais, et empruntèrent de surcroît une importante somme d’argent. L’établissement n’accueillit, à son ouverture dans les années 1990, que trois enfants. Malala n’indique ni leur âge ni leur identité de genre. Mais elle souligne que l’école se voulait mixte.

À l’exception, aujourd’hui encore, de quelques cas isolés, notamment à Islamabad, à Rawalpindi et à Karachi, la mixité (ce que le Pakistan nomme la co-education) était déjà peu répandue. Sans doute Ziauddin Yousafzai et Mohammed Naeem Khan tentaient-ils, dans un contexte qu’ils estimaient favorable (Mingora, ville de 175 000 habitants selon le seul recensement disponible - celui de 1998 -, étant la capitale de la Vallée), une expérience essentielle à une société sclérosée, tandis qu’un courant déjà minoritaire de la société civile pakistanaise souhaitait que garçons et filles apprissent à se côtoyer, à tout le moins en milieu scolaire.

En 2004, le Muttahida Majlis e-Amal (MMA) - Conseil uni de l’action, une coalition comprenant cinq partis d’obédience religieuse, tel le Jamiat Ulema-e-Islam (JUI, Assemblée du clergé islamique) qui détenait un réseau de madrasas où les talibans avaient reçu les préceptes qui motivaient leur combat - accédait au pouvoir dans la North-West Frontier Province (aujourd’hui, Khyber Pakhtunkhwa). Volonté du Président-Général Musharraf de manipuler l’échiquier politique lors d’un scrutin législatif à l’impartialité douteuse ? Réaction de l’électorat qui condamnait l’invasion - ou l’intervention (selon deux courants de pensée antagonistes) - américaine en Afghanistan et l’éviction de l’administration talibane ? En tout état de cause, le nouveau gouvernement de l’Etat encouragea un resserrement des mœurs dans une zone déjà profondément marquée par la politique d’islamisation qu’avait menée Zia ul-Haq. En effet le Président-Général, bénéficiant d’importants fonds de la CIA (Central Intelligence Agency) états-unienne dont il pouvait user à sa guise, avait encouragé l’ouverture de divers réseaux de madrasas qui avaient appuyé la lutte à l’encontre de l’Armée Rouge soviétique en Afghanistan. Ces écoles coraniques d’un genre nouveau constituaient des viviers qui formèrent les moudjahidines que l’Occident célébra un temps, puis les talibans tant décriés suite aux attentats du 11 septembre 2001. De surcroit, elles inaugurèrent au Pakistan une autre forme de lutte : les attentats suicides dont continuent à être chargés des esprits simples souvent issus de milieux pauvres   .

Le MMA s’attacha à la fermeture des échoppes vendant CD et DVD ; les propriétaires qui se pliaient à ce qui était, en fait, une injonction incontournable reçurent un dédommagement financier. Paradoxalement les Pakistanais, quelle que soit leur adhésion politico-religieuse   , sont souvent friands de films hollywoodiens et bollywoodiens   dont un piratage efficace alimente le marché.

Les partisans du nouveau gouvernement qui en recevaient ainsi un blanc-seing s’en prirent aux cinémas et aux salles de jeux. Ils arrachèrent les publicités qui faisaient appel aux femmes ou crayonnèrent les visages et les formes féminines que le vêtement traditionnel (un pantalon bouffant, une chemise souvent très longue, et une dupatta, longue écharpe qui recouvre la poitrine) masquait déjà. Ils contraignirent les boutiques de vêtements à ne plus user de mannequins qui représentaient le corps des femmes.

Les quelques hommes qui portaient encore des vêtements occidentaux furent également visés   ; nombre d’entre eux s’en tirent dès lors à l’habit traditionnel, le shalwar-kamiz (un pantalon bouffant et une chemise longue). Les femmes des zones urbaines en vinrent peu à peu, toutes, à se couvrir les cheveux et une partie du front en usant d’une large dupatta qui recouvrait aussi les épaules et la poitrine, tandis qu’elles se cantonnaient, été comme hiver, aux manches longues qui dissimulaient jusqu’au poignet   . Les femmes qui - dans certaines zones rurales - travaillent aux champs se bornèrent au port du shalwar-kamiz traditionnel ; leurs cheveux étaient couverts mais le front demeura dégagé.

Suite à l’avènement du MMA, la Khushal Public School restreignit son enseignement aux seules filles. Ses deux fondateurs entendaient-ils autoriser la gent féminine à une maîtrise de l’anglais qui était, le plus souvent, un apanage masculin ? Escomptaient-ils de ce qu’un plus grand nombre de filles, parvenues à l’âge adulte, ne se contenteraient plus de l’univers clos du couple et de la famille, recherchant également un emploi rémunéré ? Ziauddin était né d’une famille pachtoune traditionnelle où seuls les garçons se rendaient à l’école. Alors qu’enfant, il buvait du lait ou mangeait des œufs, ses sœurs étaient réduites à la portion congrue, partageant avec leurs consœurs plus âgées les ailes du poulet qui revenait aux hommes. Tels sont les exemples que l’auteure, rappelant les ressources limitées de ses grands-parents, propose. Elle insiste en filigrane sur un système patriarcal qui pousse l’iniquité jusqu’à priver les femmes d’une alimentation pourtant nécessaire à leurs nombreux devoirs et charges.

La difficile situation que traverse le Pakistan autorisait-elle Yousafzai et Naeem Khan qui s’inquiétaient de la viabilité de l’entreprise qu’ils avaient initiée au rôle de réformateur ? Ou devaient-ils avant tout songer à une orientation lucrative ? L’école faisait face aux charges qui étaient les siennes avec difficulté. Au demeurant, elle attirait sans doute peu l’attention : la concurrence - à envisager le pauvre réseau scolaire - était non négligeable. Ce fut donc l’activisme de Ziauddin, épaulé par sa fille, qui propulsa peu à peu la Khushal Public School vers une notoriété certaine.

Nous ne cherchons pas ici à nier l’engagement des deux hommes qui remettaient en cause, à lire l’ouvrage de Malala Yousafzai, des méthodes d’enseignement surannées qui adhéraient, en outre, à un code social rigide. Ce dernier pesait sur les mentalités collectives dominantes des strates sociales les moins privilégiées, excluant tout particulièrement les filles   .

Il faut ici saisir l’occasion d’indiquer au lecteur qu’en République islamique, le champ de l’enseignement et du travail au sein des trop nombreuses ONG et, pour les plus chanceux, d’organisations internationales pallie un marché de l’emploi qui ne parvient plus à répondre ni à la demande d’un important nombre de diplômés ni à leur aspiration d’une promotion sociale qu’ils souhaitent rapide. Conséquence de l’adhésion à la globalisation, les Pakistanais sont à la recherche d’un mieux vivre qui les autoriserait à un mode de vie occidental. Dans de telles circonstances, nul ne peut s’autoriser à cette grandeur d’âme dont enseignants et travailleurs sociaux se flattent lorsqu’ils s’adressent à l’étranger.

L’on note une floraison d’écoles privées. Quant aux ONG, elles seraient au nombre de 2000 au Khyber Pakhtunkhwa selon les estimations qui nous furent données lorsque nous y séjournions (en 2011-2012)   . Ce furent, au demeurant, les fonds occidentaux qui affluèrent vers le Pakistan au lendemain du 11 septembre 2001 et du tremblement de terre de décembre 2005 qui promurent la vocation de travailleurs sociaux soucieux de modifier la condition féminine.

Est-il besoin de l’indiquer ? Un immense fossé sépare le plus souvent ces travailleurs sociaux des populations dont ils veulent influer sur la vie   . Il est, au Pakistan, des expressions très à la mode qui laissent pantois, à contempler les piètres conditions de vie en particulier de villageois qui ne parviennent pas même à ingérer un apport calorique suffisant. Les ONG et certains médias évoquent fréquemment la nécessaire sensibilisation aux nouvelles valeurs (l’anglais évoque la nécessité to raise awareness), la "mobilisation communautaire" (community mobilisation) ou encore la "responsabilisation des femmes" (female empowerment), lesquelles seraient ainsi à même d’influer sur le cours de leur vie. Ziauddin et Malala Yousafzai, tant célébrés désormais en Occident, se sont, en fait, contentés d’user de ce vocabulaire. Leur engagement en faveur de l’accès de la gent féminine à l’enseignement mérite certes d’être salué. Toutefois il ne faut pas omettre de rendre parallèlement hommage aux femmes mais également aux hommes qui continuent, aujourd’hui encore, la combat en République islamique du Pakistan

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