* Cet article constitue le premier volet d'une enquête sur l'engagement de Malala Yousafzai pour les droits des femmes au Pakistan.

 Malala Yousafzai aurait-elle donné un nouvel élan à un antagonisme que l’Occident   , héritier de l’ère coloniale, ressuscita au lendemain de l’intervention   états-unienne en Afghanistan (octobre 2001) : celui qui porte sur le sort des femmes en terres musulmanes, en particulier sur leur difficile accès au savoir, clé de voute de toute sujétion (pour emprunter un cliché sur lequel nous reviendrons) ? Le discours de l’adolescente, dont le nom de famille témoigne de l’appartenance à l’une des branches - les Dalokhel Yousafzai - d’un clan (ou tribu) - les Yousafzai – puissant   au sein duquel les hommes sont traditionnellement détenteurs du savoir, est aujourd’hui l’enjeu d’une polémique qui assombrit la bataille dont Malala semble chercher à se présenter, sinon comme l’unique, du moins comme la principale représentante.

Il y a donc lieu de revenir sur l’attentat dont cette jeune pakistanaise fut la victime puis sur le discours qu’elle a aujourd’hui adopté, proposant aussi une recension du livre qu’elle publia au début du mois d’octobre 2013 avec le soutien d’une journaliste britannique - Christina Lamb - dont les méthodes de travail sont, en République Islamique du Pakistan, sujettes à controverse.

I am Malala. The Girl who stood up for education and was shot by the Taliban fait l’objet d’une vive polémique au Pakistan. À la fin du mois de janvier 2014, la rumeur indiquait que le gouvernement du Khyber Pukhtunkhwa   aurait cherché à en empêcher la présentation publique à la prestigieuse université de Peshawar, capitale de l’État.

De la double identité pachtoune et swatie au sein de la fédération pakistanaise

Le 9 octobre 2012, la capitale de l’ancienne principauté du Swat, Mingora, était le théâtre d’un drame dont le Khyber Pakhtunkhwa, lequel se défit en avril 2010 de son nom colonial de North-West Frontier Province (NWFP, Province de la Frontière du Nord-Ouest), est coutumier. Malala Yousafzai, alors âgée de 15 ans, était la victime d’un attentat tandis qu’elle rentrait de l’école dans un car de ramassage scolaire.

Les familles du Swat qui jouissaient d’une petite aisance et qui continuaient, malgré le péril, d’envoyer leurs filles à l’école ne les autorisaient souvent plus à s’y rendre à pied. Malala et ses compagnes - du lundi au samedi - usaient le matin de rickshaws   qui - économie oblige - transportaient dans un espace étroit cinq à six personnes. Elles prenaient le chemin d’un réseau privé d’établissements dont le père de Malala, Ziauddin Yousafzai, et l’un de ses collègues enseignant et ami Mohammad Naeem Khan, avait jeté les bases au milieu des années 1990  : la Khushal Public School   . Yousafzai et Naeem Khan avaient emprunté le nom de Khushal à la rue Khushal Khan Khattak qui accueillait ces écoles.

Comme l’indique Malala dans le livre qu’elle publie, les identités swatie puis pachtoune précédaient tout sentiment d’appartenance - et de fierté - nationale qui suscitait cependant l’unanimité   . Ainsi le frère cadet de Malala fut-il prénommé Kushal en hommage à ce guerrier et poète (1613-25 février 1689) pachtoun. Quant au prénom de Malala (qui signifie frappée par le malheur), il fait référence à une Jeanne d’Arc pachtoune, Malalai de Maiwand, petite ville de la province afghane de Kandahar où cette jeune fille avait su, le 27 juillet 1880, redonner courage à ses compatriotes afghans qui luttaient contre l’envahisseur britannique.

Malala Yousafzai s’attarde d’ailleurs sur l’attachement des swatis pachtouns à leur double identité. Arrivés de Kandahar au cours du XIe siècle suite à l’invasion initiée par le Sultan Mahmoud de Ghazni, les Yousafzai (Yusufzai ou Yousufzai) s’installèrent dans une Vallée du Swat qui était jusqu’alors sous domination bouddhiste   . Ils constituent, aujourd’hui encore, l’une des plus importantes tribus pachtounes dont les membres conservent des liens étroits au-delà d’une frontière pakistano-afghane que l’on nomme aussi ligne Durand   .

Les ancêtres de Malala, qui étaient originaires de Kaboul, arrivèrent pour leur part dans la Vallée au XVIe siècle.
Le Swat retint le nom de deux walis (ou princes) : celui de Miangul Abdul Wadood qui, élu en 1917, parvint à ramener la paix dans la Vallée, alors que l’inimitié ancestrale qui opposait diverses familles conduisait à des affrontements armés récurrents ; et le nom de son fils, Miangul Abdul Haq Jehanzeb, en faveur duquel Wadood abdiqua en 1949. Jehanzeb s’attacha à développer un réseau scolaire qui était, dans le Swat, absent. Telle est du moins l’analyse de Malala Yousufzai qui rappelle que Miangul Abdul Wadood fut d’abord nommé roi (Badshah) du Swat, obtenant du Raj - l’Empire - britannique le titre de prince en 1926. Un autre courant de pensée swati reproche implicitement à ceux qui s’octroyèrent le titre de Mian (seigneur) leur ascendance gujjar (une caste inférieure, pour schématiser, de nomades venus, dans ce cas précis, de la région de Mohmand). Il ajoute que le Raj britannique conféra à Abdul Wadood le titre de wali suite à une collaboration qu’il condamne à demi-mot. Le Miangul s’attacha, dans la région de Buner qui jouxte le Swat, à une médiation qui visait à autoriser les troupes britanniques à une retraite honorable.

La Vallée du Swat, selon l’argumentaire de Malala Yousafzai qui est aussi celui de tout Swati, se jugeait bien maltraitée par une fédération pakistanaise que l’État princier avait été contraint de rejoindre, au lendemain de l’indépendance du sous-continent indien, tandis qu’il conserva la gestion de ses affaires intérieures jusque 1969   . Il est vrai que le bref historique de Malala dresse un triste tableau des piètres tentatives pakistanaises d’adhésion au modèle démocratique. L’auteure ose aller à l’encontre d’un tabou que l’Occident affectionne : elle rappelle que les Premiers ministres Benazir Bhutto, présidente du Parti du Peuple Pakistanais (PPP), et Nawaz Sharif de la Ligue Musulmane   qui se succédèrent au pouvoir, l’un l’autre, au lendemain de la disparition accidentelle   de Mohammed Zia ul-Haq, ne dérogèrent pas à la règle de l’enrichissement illicite à laquelle cèdent, le plus souvent, hommes et femmes politiques pakistanais.

Malala Yousafzai souligne que le Pakistan, se substituant à l’Empire des Indes, se contenta de nommer un Deputy Commissionner qui assume aujourd’hui encore le rôle de chef de l’exécutif. Elle écrit :

"Il nous sembla que ces bureaucrates vinrent dans notre province simplement afin de s’enrichir, rentrant chez eux ensuite. Ils ne cherchent guère à y promouvoir le développement. Notre peuple est accoutumé à la soumission, puisque le wali ne toléra jamais aucune critique... Lorsque les DCs [Deputy Commissionners] vinrent au Pakistan, ils furent de nouveaux rois dont l’autorité ne fut jamais remise en cause. Souvent les plus âgés se remémoraient avec nostalgie les derniers jours du dernier wali. À cette époque, indiquaient-ils, les montagnes étaient couvertes d’arbres ; il y avait des écoles tous les cinq kilomètres, et le wali les inspectait lorsque des problèmes surgissaient"”   .

Yousafzai fait implicitement référence à la nostalgie de la population du Swat face à une période qui apparait désormais comme idyllique, au regard des désillusions nées de l’adhésion à la République Islamique du Pakistan. Les Swatis (mais également la population pakistanaise dans son ensemble) se sont lassé d’institutions que l’autorité politique peine à réformer. Ils en vinrent, tout récemment, à lui préférer l’application - certes radicale - de la charia (pour schématiser la loi islamique selon la lecture qu’en ont les courants les plus conservateurs qui visent tout particulièrement à restreindre les droits humains, notamment ceux auxquelles les femmes peuvent prétendre).

Le Tehreek-e-Nafaz-e-Shariat-e-Mohammadi (TNSM, Mouvement pour l’application de la loi islamique) dont nous évoquerons l’ascension dans le quatrième volet de cette série d’articles sut se saisir de l’aspiration d’une population qui, dans sa majorité, n’avait guère accès à un enseignement éclairé, et se persuadait que la Sharia telle que nombre de prédicateurs religieux la décrivaient éradiquerait les maux dont la société souffrait.

Il faut ici tenter une digression importante à la compréhension du contexte pakistanais, évoquant tout particulièrement son système judiciaire. Les prisonniers pakistanais   , lorsqu’ils ne disposent pas des deniers susceptibles de les autoriser à une libération rapide, attendent de très longues années que les tribunaux tranchent. Durant un laps de temps qui peut aller jusqu’à sept ou huit années, les moyens de subsistance de leur femme et enfants (lorsqu’ils sont mariés) dépendent du bon vouloir de la famille élargie. En effet, les hommes - grands-pères, pères, frères, fils et cousins - continuent fréquemment de vivre sous le toit familial   , tandis que chacun se doit de contribuer aux dépenses et, surtout, de pallier à l’absence de revenus de l’un ou plusieurs membres du clan.

La crise économique née de l’engagement états-unien en Afghanistan et de la double réplique pakistanaise   a rendu ce qui était alors considéré comme une fatalité, d’autant plus insupportable que le Général Pervez Musharraf - parvenu au pouvoir suite à un coup d’État (le 12 octobre 1999) qui mit un terme à la courte période de tentative démocratique - chercha à montrer sa volonté de transparence en autorisant la création de nombre de chaînes de télévisions. Les Pakistanais, même ceux qui vivent dans les régions les plus reculées, bénéficient d’une telle ouverture et sont davantage à même de juger à leur valeur leurs dirigeants. Quant à la mouvance talibane, elle se présenta un temps comme le défenseur d’un peuple dont les dirigeants ne sont guère les dignes représentants.

Des shuras (cours de justice locales) rendirent, durant le bref règne taliban au Swat, une justice rapide, voire expéditive, qui fut accompagnée d’un discours prônant le retour à la Purete originelle de l’Islam

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