Les autodafés sont littéralement des actes de foi, consistant à brûler en place publique des hommes ou des objets impies. Si la pratique est courante sous l’Inquisition, elle l’est aussi à l’époque des totalitarismes. On qualifie aujourd’hui ces évènements de "moments de honte". Pourtant, certaines personnes restent encore persuadées qu’il faille juger l’impact des livres sur la santé morale des lecteurs.

Le 9 février dernier, Jean-François Copé, interrogé par le Grand Jury, RTL, LCI et le Figaro, faisait part de son indignation face à la présence de livres de littérature jeunesse traitant de la question du genre. Au cours de l’émission, le Président de l’UMP a brandi et critiqué un album de Claire Franek et Marc Daniau, Tous à poil, dans lequel une série de personnages se déshabillent pour aller se baigner. Parmi eux figurent le chien, la maîtresse et le président directeur général. L’album a été présenté comme recommandé aux enseignants pour les classes primaires. Il s'agit en fait d'un ouvrage recommandé par une association encourageant la lecture chez les jeunes dans la Drôme et l'Ardèche, repris par l'académie de Grenoble.
Mais d’où vient une telle indignation ? Depuis l’introduction de l’abécédaire de l’égalité, des rumeurs circulent sur l’enseignement de la théorie du genre à l’école. Ces rumeurs exagèrent en grande partie le contenu de l’enseignement dispensé aux élèves. Toutefois, l’attaque menée dépasse maintenant le cadre de l’école pour mettre en cause les médiathèques publiques.

Selon l’AFP, Béatrice Bourges est l’instigatrice de cette attaque. Son association "Le printemps français", ainsi qu’un blog marqué très à droite, le Salon beige, dressent une liste de "bibliothèques idéologiques" proposant selon ses termes des livres "à la gloire du gender", c'est-à-dire de la "théorie du genre". Les bibliothèques de Versailles, Rennes, Nantes, Dole, Toulon, Lamballe, Saint-Etienne, Troyes, Le Chesnay, Massy, Saint-Germain-en-Laye, Andernos-les-Bains, Neuilly-sur-Seine, Mérignac, Tours, Strasbourg, Castelnaudary, Quimperlé, Boulogne-Billancourt, Riom, Chatillon, Clermont-Ferrand, Lyon, Viroflay, et Cherbourg seraient visées par des attaques visant à "interdire de rayon" les livres jeunesses abordant de près ou de loin la question de la sexualité, du genre et de l’intime   .

Les médiathèques semblent gênées par ses attaques. À Neuilly-sur-Seine, les bibliothécaires du département "jeunesse" avouent que si aucun livre n’a encore été retiré des rayons, de nombreux mails en ont fait la demande. Pour une municipalité ancrée à droite   , le sujet est délicat. En effet, une source proche du maire nous confie que "le plus important, c’est la campagne municipale". La réponse aux attaques de Béatrice Bourges, qu’elle consiste ou non en un retrait des livres concernés, n’est, en l’occurrence pas un bon calcul politique en cette période d’élection.

Cependant, le problème demeure. Les professionnels du secteur que sont l’Association des Bibliothèques de France, Bibliothèques sans frontières ainsi que le Salon du livre Jeunesse de Montreuil, font le même constat et dénoncent les attaques qui "se multiplient" depuis plusieurs mois sur le contenu "pernicieux" de la littérature de jeunesse. En voulant discréditer certains livres, les membres du Printemps français oublient peut-être que la littérature pour enfants est encadrée par la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Elle est le fruit de professionnels "attentifs, compétents et sérieux", a souligné la directrice du Salon du livre Jeunesse de Montreuil.

De même, la Ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a tenu à répondre à ces attaques mettant en danger la liberté d’expression, et la richesse culturelle de notre nation. Dans un communiqué publié le 10 décembre, elle en appelle "à Voltaire, à l’esprit des Lumières, pour dénoncer ces atteintes scandaleuses à la démocratie et à la liberté dans notre pays. La lecture est l’un des meilleurs outils de lutte contre les fanatismes, contre l’intolérance." Rappelant, ces principes qui fondent la grandeur et l’ouverture qui caractérisent la France, Filippetti réaffirme son "soutien le plus absolu au personnel des bibliothèques et aux élus locaux qui doivent faire face à ces agressions."

Jusqu’où iront ces attaques ? La directrice du Salon du livre Jeunesse de Montreuil ironise : doit-on retirer le "Petit Poucet" des bibliothèques, qui raconte comment des parents pauvres cherchent à se débarrasser de leurs enfants ; "Boucle d'or", qui évoque le squat d’une maison par une petite fille ; ou bien "Barbe bleue", conte cruel sur la domination masculine ?
Plus inquiétant encore, si ce type de comportement perdure, ces attaques pourraient porter sur l’ensemble de la littérature traitant de la question du genre dans les bibliothèques. Devrons-nous alors retirer des rayons Marcel Proust qui évoque la condition homosexuelle au début du XXe siècle, La Nuit des Rois de Shakespeare, dans lequel Viola est travestie sous le nom de Césario, les écrits de Simone de Beauvoir, de Michel Foucault ? La situation est inquiétante.

Face à ce climat de censure, et de possible autodafé, nous entendons réaffirmer notre engagement pour la diffusion de la culture, de la littérature et des arts. Nous nous opposons fermement aux tentatives totalitaires d’un groupe minoritaire qui entend dicter ce que doivent lire, ou ne pas lire nos enfants. Ces mouvements tirent des conclusions hâtives sur un champ universitaire et pédagogique qu’ils ne connaissent pas. Les études sur le genre, de Simone de Beauvoir à Virginia Woolf, font partie intégrante du patrimoine littéraire de l’humanité. La littérature jeunesse, elle aussi, fait partie de ce patrimoine, qu’il ne faut censurer sous aucun prétexte. Retirer les livres des bibliothèques est un acte dangereux que l’on ne peut accepter